Adam SMITH (1776)

 

 

 

 

 

RECHERCHES SUR
LA NATURE ET LES CAUSES
DE LA RICHESSE
DES NATIONS

 

LIVRE I

 

Des causes qui ont perfectionné les facultés productives du travail,
et de l'ordre suivant lequel ses produits se distribuent naturellement
dans les différentes classes du peuple

 

Traduction française de Germain Garnier, 1881
à partir de l’édition revue par Adolphe Blanqui en 1843.

 

 

 

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca

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Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

 

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

 

 

 


 

 

 

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

 

 

 

Adam SMITH (1776)

 

RECHERCHES SUR LA NATURE ET LES CAUSES DE LA RICHESSE DES NATIONS

 

Tome I : Des causes qui ont perfectionné les facultés productives du travail, et de l'ordre suivant lequel ses produits se distribuent naturellement dans les différentes classes du peuple

 

Traduction française de Germain Garnier, 1881

à partir de l’édition revue par Adolphe Blanqui en 1843.

 

 

 

Une édition électronique réalisée à partir du livre d’Adam Smith (1776), RECHERCHES SUR LA NATURE ET LES CAUSES DE LA RICHESSE DES NATIONS.

 

Traduction fran­çaise de Germain Garnier, 1881, à partir de l’édition revue par Adolphe Blanqui en 1843.

 

 

 

Polices de caractères utilisée :

 

Pour le texte: Times, 12 points.

Pour les citations : Times 10 points.

Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

 

 

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh.

 

Mise en page sur papier format

LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

 

Édition complétée le 25 avril 2002 à Chicoutimi, Québec.

 

 


 

Table des matières

 

 

 

 

 

LIVRE PREMIER

 

Des causes qui ont perfectionné les facultés productives du travail, et de l'ordre suivant lequel ses produits se distribuent naturellement dans les différentes classes du peuple

 

 

Chapitre I.          De la division du travail

Chapitre II.        Du principe qui donne lieu à la division du travail

Chapitre III.       Que la division du travail est limitée par l'étendue du marché

Chapitre IV.       De l'origine et de l'usage de la Monnaie

Chapitre V.        Du prix réel et du prix nominal des marchandises ou de leur prix en travail et de leur prix en argent

Chapitre VI.       Des parties constituantes du prix des marchandises

Chapitre VII.     Du prix naturel des marchandises, et de leur prix de marché

Chapitre VIII.    Des salaires du travail

Chapitre IX.       Des profits du capital

Chapitre X.        Des salaires et des profits dans les divers emplois du travail et du capital

 

Section 1.     Des inégalités qui procèdent de la nature même des emplois

Section 2.     Inégalités causées par la police de l'Europe

 

Chapitre XI.       De la rente de la terre

 

Section 1.     Du produit qui fournit toujours de quoi payer une Rente

Section 2.     Du produit qui tantôt fournit et tantôt ne fournit pas de quoi payer une Rente

Section 3.     Des variations dans la proportion entre les valeurs respectives de l'es­pè­ce de produit qui fournit toujours une Rente, et l'espèce de pro­duit qui quelquefois en rapporte une et quelquefois n'en rapporte point

 

Digression sur les variations de la valeur de l'Argent pendant le cours des quatre der­niers siècles, et sur les effets des progrès dans la richesse nationale, sur les différentes sortes de produits bruts et le prix réel des ouvrages des manufactures

 

I.       Des variations de la valeur de l’Argent pendant le cours des quatre derniers siècles

 

1re Période, de 1350 à 1570

2e Période, de 1570 à 1640

3e Période, de 1640 à 1700

 

II.     Des Variations de la proportion entre les Valeurs respectives de l'Or et de l'Argent

III.    Des motifs qui ont fait soupçonner que la Valeur de l'Argent continuait tou­jours à baisser

IV.    Des effets différents des progrès de la richesse nationale sur trois sortes diffé­rentes de produit brut

V.     Conclusion de la digression sur les Variations dans la Valeur de l'Argent

VI.    Des effets et des progrès de la Richesse nationale sur le prix réel des ouvrages de manufacture

 

Conclusion

 

 

prix_du_blé">Table des prix du blé de l'abbé Fleetwood, de 1202 à 1601, et de 1595 à 1764

prix_du_setier">Tableau du prix du setier de blé, à Paris, de 1202 à 1785

 

 

 

LIVRE II

 

De la nature des fonds ou capitaux de leur accumulation et de leur emploi

 

 

Introduction

 

Chapitre I.          Des diverses branches dans lesquelles se divisent les capitaux

Chapitre II.        De l'argent considéré comme une branche particulière du capital géné­ral de la société, ou de la dépense qu'exige l'entretien du capital natio­nal

Chapitre III.       Du travail productif et du travail non productif. - De l'accumulation du capital

Chapitre IV.       Des fonds prêtés à intérêt

Chapitre V.        Des différents emplois des capitaux

 

 

LIVRE III

 

De la marche différente et des progrès de l'opulence chez différentes nations

 

 

Chapitre I.          Du Cours naturel des progrès de l'opulence

Chapitre II.        Comment l'Agriculture fut découragée en Europe après la chute de l'Empire romain

Chapitre III.       Comment les villes se formèrent et s'agrandirent après la chute de l'Em­pire romain

Chapitre IV.       Comment le commerce des villes a contribué à l'amélioration des campagnes

 

 

 

LIVRE IV

 

DES SYSTÈMES D'ÉCONOMIE POLITIQUE

 

Introduction

 

Chapitre I.          Du principe sur lequel se fonde le système mercantile

 

Chapitre II.        Des entraves à l'importation seulement des marchandises qui sont de nature à être produites par l'industrie

 

Chapitre III.       Des entraves extraordinaires apportées à l'importation des pays avec lesquels on suppose la balance du commerce défavorable. - Cours du change. - Banque de dépôt

 

Section 1.      Où l'absurdité de ces règlements est démontrée d'après les principes du Système mercantile

 

                           Digression sur les Banques de dépôt et en particulier sur celle d’Amsterdam

 

Section 2.      Où l'absurdité des règlements de commerce est démontrée d'après d'autres principes

 

Chapitre IV.       Des drawbacks (restitution de droits)

 

Chapitre V.        Des primes et de la législation des grains

 

Digression sur le commerce des blés et sur les lois y relatives

 

1.      commerce intérieur

2.      commerce d'importation

3.      commerce d'exportation

4.      commerce de transport

 

Appendice au chapitre V

 

Chapitre VI.       Des traités de commerce. - Importation de l'or. - Droit sur la fabrication des monnaies

 

Chapitre VII.     Des Colonies

 

Section 1.      Des motifs qui ont fait établir de nouvelles colonies

Section 2.      Causes de la prospérité des colonies nouvelles

Section 3.      Des avantages qu'a retirés l'Europe de la découverte de l'Amérique et de celle d'un passage aux Indes par le cap de Bonne-Espérance

 

Chapitre VIII.    Conclusion du système mercantile

 

Chapitre IX.       Des systèmes agricoles ou de ces systèmes d'économie politique qui représentent le produit de la terre soit comme la seule, soit comme la principale source du revenu et de la richesse nationale

 

 

LIVRE V

 

Du revenu du souverain ou de la république

 

Chapitre I.          Des dépenses à la charge du Souverain et de la République

 

Section 1.      Des dépenses qu'exige la Défense nationale

Section 2.      Des dépenses qu'exige l'administration de la Justice

Section 3.      Des dépenses qu'exigent les travaux et établissements publics

 

Article 1.   Des travaux et établissements propres à faciliter le commerce de la société

 

§ 1.   De ceux qui sont nécessaires pour faciliter le commerce en général

§ 2.   Des travaux et établissements publics qui sont nécessaires pour faciliter quelque branche particulière du commerce

 

Article 2.   Des dépenses qu'exigent les institutions pour l'Éducation de la jeunesse

Article 3.   Des dépenses qu'exigent les institutions pour l'instruction des personnes de tout âge

 

Section 4.      Des dépenses nécessaires pour soutenir la dignité du Souverain

 

Conclusion du chapitre premier

 

Chapitre II.        Des sources du Revenu général de la société ou du Revenu de l'État

 

Section 1.      Des fonds ou sources du revenu qui peuvent appartenir particuliè­re­ment au Souverain ou à la République

 

Section 2.      Des Impôts

 

Article 1.   Impôts sur les Rentes de terres et Loyers de maisons

 

§ 1.   Impôts sur les Rentes de terres

§ 2.   Des impôts qui sont proportionnés au produit de la terre, et non au revenu du propriétaire

§ 3.   Impôts sur les Loyers de maisons

 

Article 2.   Impôts sur le Profit ou sur le revenu provenant des Capitaux

 

Suite de l'article 2. - Impôts qui portent particulièrement sur les Profits de certains emplois

 

Supplément aux Articles 1 et 2. - Impôts sur la valeur capitale des Terres, Maisons et Fonds mobiliers Article 3. - Impôts sur les Salaires du travail

 

Article 4.   Impôts qu'on a l'intention de faire porter indistinctement sur toutes les différentes espèces de Revenus

 

§ 1.   Impôts de Capitation

§ 2.   Impôts sur les objets de Consommation

 

Chapitre III.       Des dettes publiques

 


 

 

 

 

 

 

ADAM SMITH

 

La Richesse des nations

 

« L'Économie politique, considérée comme une branche des connaissances du législateur et de l'homme d'État, se propose deux objets distincts : le premier, de procurer au peuple un revenu ou une subsistance abondante, ou, pour mieux dire, de le mettre en état de se procurer lui-même ce revenu et cette subsistance abondante ; - le second, de fournir à l'État ou à la communauté un revenu suffisant pour le service public; elle se propose d'enrichir à la fois le peuple et le souverain. »

 

Adam Smith

 

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note sur la présente édition

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Nous reprenons ici le texte de la dernière édition complète de la Richesse des nations, celle de l'édition de 1881 de la traduction de G. Garnier. L'édition de 1881 se présente donc presque comme un palimpseste, dont l'intérêt principal, aujourd'hui, est d'offrir une vision assez saisissante de la perception de la Richesse des nations qu'en offraient les économistes de l'époque.

 

Cette édition ne vise pas à être une édition critique, et nous renvoyons les cher­cheurs intéressés à l'édition de Glasgow ou à celle d'E. Cannan, aisément accessibles.

 

Enfin, bien que la traduction que nous rééditons ait été l'objet de soins attentifs de la part de Germain Garnier et de révisions de la part d'Adolphe Blanqui et de Joseph Garnier, elle reste bien évidemment perfectible.

 

Il est de notre devoir d'indiquer à ce propos une difficulté importante, qui dépasse le problème de la traduction stricto sensu. Il s'agit de l'emploi par Smith de deux ter­mes, qui sont en même temps deux concepts, pour désigner ce qui après lui sera regroupé sous un même terme, celui de capital. Les traducteurs emploient l'expression « capi­tal ou fond » pour traduire soit « stock », soit « capital ». Le premier terme est évi­­demment intraduisible en français, et s'oppose à la notion de flux, le terme « stock » désignant la richesse qui, au cours d'une période de temps donnée, ne circule pas.

 

Le capital, est un fond avancé qui rapporte un profit. La tradition économique postérieure à Smith tend à confondre (à tort ou à raison) tout stock avec le capital. Cela explique que joseph Garnier traduise finalement, dans les titres du Livre Il et de ses chapitres 1, Il, IV le mot « stock » par « capital ».

 

De la même façon, il arrive que les mots coin, money, soient traduits indifférem­ment par argent, monnaie ou monnaie frappée.

 

Ces problèmes de traduction sont classiques. Nous pensons cependant que la traduction de Germain Garnier, grâce à laquelle des générations d'économistes français en prirent connaissance (et le citèrent), doit toujours être mise à la disposition du public.

 


 

 

 

 

 

 

 

Recherches

sur la nature et les causes

de la richesse des nations

 

 

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Introduction

et plan de l'ouvrage

 

par Adam Smith (1776)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le travail annuel d'une nation est le fonds primitif qui fournit à sa consommation annuelle toutes les choses nécessaires et commodes à la vie; et ces choses sont toujours ou le produit immédiat de ce travail, ou achetées des autres nations avec ce produit.

 

Ainsi, selon que ce produit, ou ce qui est acheté avec ce produit, se trouvera être dans une proportion plus ou moins grande avec le nombre des consommateurs, la nation sera plus ou moins bien pourvue de toutes les choses nécessaires ou commodes dont elle éprouvera le besoin.

 

Or, dans toute nation, deux circonstances différentes déterminent cette proportion. Premièrement, l'habileté, la dextérité et l'intelligence qu'on y apporte généralement dans l'application du travail; deuxièmement, la proportion qui s'y trouve entre le nombre de ceux qui sont occupés à un travail utile et le nombre de ceux qui ne le sont pas. Ainsi, quels que puissent être le sol, le climat et l'étendue du territoire d'une na­tion, nécessairement l'abondance ou la disette de son approvisionnement annuel, relati­ve­ment à sa situation particulière, dépendra de ces deux circonstances.

 

 

 

L'abondance ou l'insuffisance de cet approvisionnement dépend plus de la pre­mière de ces deux circonstances que de la seconde. Chez les nations sauvages qui vivent de la chasse et de la pêche, tout individu en état de travailler est plus ou moins occupé à un travail utile, et tâche de pourvoir, du mieux qu'il peut, à ses besoins et à ceux des individus de sa famille ou de sa tribu qui sont trop jeunes, trop vieux ou trop infirmes pour aller à la chasse ou à la pêche. Ces nations sont cependant dans un état de pauvreté suffisant pour les réduire souvent, ou du moins pour qu'elles se croient réduites, à la nécessité tantôt de détruire elles-mêmes leurs enfants, leurs vieillards et leurs malades, tantôt de les abandonner aux horreurs de la faim ou à la dent des bêtes féroces. Au contraire, chez les nations civilisées et en progrès, quoiqu'il y ait un grand nombre de gens tout à fait oisifs et beaucoup d'entre eux qui consomment un produit de travail décuple et souvent centuple de ce que consomme la plus grande partie des travailleurs, cependant la somme du produit du travail de la société est si grande, que tout le monde y est souvent pourvu avec abondance, et que l'ouvrier, même de la classe la plus basse et la plus pauvre, s'il est sobre et laborieux, peut jouir, en choses propres aux besoins et aux aisances de la vie, d'une part bien plus grande que celle qu'aucun sauvage pourrait jamais se procurer.

 

Les causes qui perfectionnent ainsi le pouvoir productif du travail et l'ordre suivant lequel ses produits se distribuent naturellement entre les diverses classes de personnes dont se compose la société, feront la matière du premier livre de ces Recherches.

 

Quel que soit, dans une nation, l'état actuel de son habileté, de sa dextérité et de son intelligence dans l'application du travail, tant que cet état reste le même, l'abon­dance ou la disette de sa provision annuelle dépendra nécessairement de la proportion entre le nombre des individus employés à un travail utile, et le nombre de ceux qui ne le sont pas. Le nombre des travailleurs utiles et productifs est partout, com­me on le verra par la suite, en proportion de la quantité du Capital employé à les mettre en oeuvre, et de la manière particulière dont ce capital est employé. Le second livre traite donc de la nature du capital et de la manière dont il s'accumule graduellement, ainsi que des différentes quantités de travail qu'il met en activité, selon les différentes manières dont il est employé.

 

Des nations qui ont porté assez loin l'habileté, la dextérité et l'intelligence dans l'application du travail, ont suivi des méthodes fort différentes dans la manière de le diriger ou de lui donner une impulsion générale, et ces méthodes n'ont pas toutes été également favorables à l'augmentation de la masse de ses produits. La politique de quelques nations a donné un encouragement extraordinaire à l'industrie des campa­gnes; celle de quelques autres, à l'industrie des villes. Il n'en est presque aucune qui ait traité tous les genres d'industrie avec égalité et avec impartialité. Depuis la chute de l'empire romain, la politique de l'Europe a été plus favorable aux arts, aux manu­factures et au commerce, qui sont l'industrie des villes, qu'à l'agriculture, qui est celle des campagnes. Les circonstances qui semblent avoir introduit et établi cette politique sont exposées dans le troisième livre.

 

Quoique ces différentes méthodes aient peut-être dû leur première origine aux préjugés et à l'intérêt privé de quelques classes particulières, qui ne calculaient ni ne prévoyaient les conséquences qui pourraient en résulter pour le bien-être général de la société, cependant elles ont donné lieu à différentes théories d'Économie politique, dont les unes exagèrent l'importance de l'industrie qui s'exerce dans les villes, et les autres celle de l'industrie des campagnes. Ces théories ont eu une influence consi­dé­rable, non seulement sur les opinions des hommes instruits, mais même sur la con­duite publique des princes et des États. J'ai tâché, dans le quatrième livre, d'exposer ces différentes théories aussi clairement qu'il m'a été possible, ainsi que les divers effets qu'elles ont produits en différents siècles et chez différents peuples.

 

Ces quatre premiers livres traitent donc de ce qui constitue le Revenu de la masse du peuple, ou de la nature de ces Fonds qui, dans les différents âges et chez les différents peuples, ont fourni à leur consommation annuelle.

 

Le cinquième et dernier livre traite du revenu du Souverain ou de la République. J'ai tâché de montrer dans ce livre : - 1° quelles sont les dépenses nécessaires du souverain ou de la république, lesquelles de ces dépenses doivent être supportées par une contribution générale de toute la société, et lesquelles doivent l'être par une certaine portion seulement ou par quelques membres particuliers de la société ; - 2° quelles sont les différentes méthodes de faire contribuer la société entière à l'acquit des dépenses qui doivent être supportées par la généralité du peuple, et quels sont les principaux avantages et inconvénients de chacune de ces méthodes ; - 3' enfin, quelles sont les causes qui ont porté presque tous les gouvernements modernes à engager ou à hypothéquer quelque partie de ce revenu, c'est-à-dire à contracter des Dettes, et quels ont été les effets de ces dettes sur la véritable richesse de la société, sur le produit annuel de ses Terres et de son travail.


 

 

 

 

 

Livre premier

 

 

Des causes qui ont perfectionné les fa­cultés productives du travail, et de l'or­dre suivant lequel ses produits se dis­tribuent naturellement dans les diffé­rentes classes du peuple

 

 

 

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Chapitre I

 

De la division du travail

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Les plus grandes améliorations dans la puissance productive du travail, et la plus grande partie de l'habileté, de l'adresse, de l'intelligence avec laquelle il est dirigé ou appliqué, sont dues, à ce qu'il semble, à la Division du travail.

 

On se fera plus aisément une idée des effets de la division du travail sur l'industrie générale de la société, si l'on observe comment ces effets opèrent dans quelques manufactures particulières. On suppose communément que cette division est portée le plus loin possible dans quelques-unes des manufactures où se fabriquent des objets de peu de valeur. Ce n'est pas peut-être que réellement elle y soit portée plus loin que dans des fabriques plus importantes; mais c'est que, dans les premières, qui sont destinées à de petits objets demandés par un petit nombre de personnes, la totalité des ouvriers qui y sont employés est nécessairement peu nombreuse, et que ceux qui sont occupés à chaque différente branche de l'ouvrage peuvent souvent être réunis dans un atelier et placés à la fois sous les yeux de l'observateur. Au contraire, dans ces gran­des manufactures destinées à fournir les objets de consommation de la masse du peuple, chaque branche de l'ouvrage emploie un si grand nombre d'ouvriers, qu'il est impossible de les réunir tous dans le même atelier. On ne peut guère voir à la fois que les ouvriers employés à une seule branche de l'ouvrage. Ainsi, quoique dans ces ma­nu­factures l'ouvrage soit peut-être en réalité divisé en un plus grand nombre de parties que dans celles de la première espèce, cependant la division y est moins sensible et, par cette raison, elle y a été moins bien observée.

 

Prenons un exemple dans une manufacture de la plus petite importance, mais où la division du travail s'est fait souvent remarquer : une manufacture d'épingles.

 

Un homme qui ne serait pas façonné à ce genre d'ouvrage, dont la division du travail a fait un métier particulier, ni accoutumé à se servir des instruments qui y sont en usage, dont l'invention est probablement due encore à la division du travail, cet ouvrier, quelque adroit qu'il fût, pourrait peut-être à peine faire une épingle dans toute sa journée, et certainement il n'en ferait pas une vingtaine. Mais de la manière dont cette industrie est maintenant conduite, non seulement l'ouvrage entier forme un métier particulier, mais même cet ouvrage est divisé en un grand nombre de branches, dont la plupart constituent autant de métiers particuliers. Un ouvrier tire le fil à la bobine, un autre le dresse, un troisième coupe la dressée, un quatrième empointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l'objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne parti­culière ; blanchir les épingles en est une autre ; c'est même un métier distinct et sépa­ré que de piquer les papiers et d'y bouter les épingles; enfin, l'important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d'autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. J'ai vu une petite manufacture de ce genre qui n'employait que dix ouvriers, et où, par conséquent, quelques-uns d'eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Mais, quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée, cependant, quand ils se mettaient en train, ils ve­naient à bout de faire entre eux environ douze livres d'épingles par jour; or, chaque livre contient au delà de quatre mille épingles de taille moyenne. Ainsi, ces dix ouvriers pouvaient faire entre eux plus de quarante-huit milliers d'épingles dans une journée; donc, chaque ouvrier, faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme donnant dans sa journée quatre mille huit cents épingles. Mais s'ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s'ils n'avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d'eux assurément n'eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa journée, c'est-à-dire pas, à coup sûr, la deux-cent-quarantième partie, et pas peut-être la quatre-mille-huit-centième partie de ce qu'ils sont maintenant en état de faire, en conséquence d'une division et d'une combinaison convenables de leurs différentes opérations.

 

Dans tout autre art et manufacture, les effets de la division du travail sont les mêmes que ceux que nous venons d'observer dans la fabrique d'une épingle, quoique dans un grand nombre le travail ne puisse pas être aussi subdivisé ni réduit à des opé­ra­tions d'une aussi grande simplicité. Toutefois, dans chaque art, la division du tra­vail, aussi loin qu'elle peut y être portée, amène un accroissement proportionnel dans la puissance productive du travail. C'est cet avantage qui paraît avoir donné naissance à la séparation des divers emplois et métiers.

 

Aussi, cette séparation est en général poussée plus loin dans les pays qui jouissent du plus haut degré de perfectionnement ; ce qui, dans une société encore un peu grossière, est l'ouvrage d'un seul homme, devient, dans une société plus avancée, la besogne de plusieurs. Dans toute société avancée, un fermier en général n'est que fermier, un fabricant n'est que fabricant. Le travail nécessaire pour produire complè­tement un objet manufacturé est aussi presque toujours divisé entre un grand nombre de mains. Que de métiers différents sont employés dans chaque branche des ouvrages manufacturés, de toile ou de laine, depuis l'ouvrier qui travaille à faire croître le lin et la laine, jusqu'à celui qui est employé à blanchir et à tisser la toile ou à teindre et à lustrer le drap!

 

Il est vrai que la nature de l'agriculture ne comporte pas une aussi grande sub­division de travail que les manufactures, ni une séparation aussi complète des travaux. Il est impossible qu'il y ait, entre l'ouvrage du nourrisseur de bestiaux et du fermier, une démarcation aussi bien établie qu'il y en a communément entre le métier du charpentier et celui du forgeron. Le tisserand et le fileur sont presque toujours deux personnes différentes ; mais le laboureur, le semeur et le moissonneur sont souvent une seule et même personne. Comme les temps propres à ces différents genres de tra­vaux dépendent des différentes saisons de l'année, il est impossible qu'un homme puisse trouver constamment à s'employer à chacun d'eux. C'est peut-être l'impossi­bilité de faire une séparation aussi entière et aussi complète des différentes branches du travail appliqué à l'agriculture, qui est cause que, dans cet art, la puissance pro­ductive du travail ne fait pas des progrès aussi rapides que dans les manufactures. A la vérité, les peuples les plus opulents l'emportent, en général, sur leurs voisins aus­si bien en agriculture que dans les autres industries; mais cependant leur supériorité se fait communément beaucoup plus sentir dans ces dernières. Leurs terres sont, en général, mieux cultivées et, y ayant consacré plus de travail et de dépense, ils en reti­rent un produit plus grand, eu égard à l'étendue et à la fertilité naturelle du sol. Mais la supériorité de ce produit n'excède guère la proportion de la supériorité de travail et de dépense. En agriculture, le travail du pays riche n'est pas toujours beau­coup plus productif que celui du pays pauvre, ou du moins cette différence n'est jamais aussi forte qu'elle l'est ordinairement dans les manufactures. Ainsi, le blé d'un pays riche, à égal degré de bonté, ne sera pas toujours, au marché, à meilleur compte que celui d'un pays pauvre. Le blé de Pologne, à bonté égale, est à aussi bon marché que celui de France, malgré la supériorité de ce dernier pays en opulence et en industrie. Le blé de France, dans les provinces à blé, est tout aussi bon, la plupart des années, et presque au même prix que le blé d'Angleterre, quoique peut-être la France soit inférieure à l'Angleterre du côté de l'opulence et de l'industrie. Toutefois, les terres d'Angleterre sont mieux cultivées que celles de France, et celles-ci sont, à ce qu'on dit, beaucoup mieux cultivées que celles de Pologne. Mais quoique les pays pauvres, malgré l'infé­riorité de leur culture, puissent, en quelque sorte, rivaliser avec les pays riches pour la bonté et le bon marché du blé, cependant ils ne peuvent prétendre à la même concur­rence en fait de manufactures, du moins si ces manufactures sont en rapport avec le sol, le climat et la situation du pays riche. Les soieries de France sont plus belles et à meilleur compte que celles d'Angleterre, parce que les manufactures de soie ne conviennent pas au climat d'Angleterre aussi bien qu'à celui de France, du moins sous le régime des forts droits dont on a chargé chez nous l'importation des soies écrues. Mais la quincaillerie d'Angleterre et ses gros lainages sont sans comparaison bien supérieurs à ceux de France, et beaucoup moins chers à qualité égale. En Pologne, dit-on, à peine y a-t-il des manufactures, si ce n'est quelques fabriques où se font les plus grossiers ustensiles de ménage, et dont aucun pays ne saurait se passer.

 

Cette grande augmentation dans la quantité d'ouvrage qu'un même nombre de bras est en état de fournir, en conséquence de la division du travail, est due à trois circons­tances différentes : - premièrement, à un accroissement d'habileté chez chaque ouvrier individuellement; - deuxièmement, à l'épargne du temps qui se perd ordinairement quand on passe d'une espèce d'ouvrage à une autre; - et troisièmement enfin, à l'inven­tion d'un grand nombre de machines qui facilitent et abrègent le travail, et qui permet­tent à un homme de remplir la tâche de plusieurs.

 

Premièrement, l'accroissement de l'habileté dans l'ouvrier augmente la quantité d'ou­vrage qu'il peut accomplir, et la division du travail, en réduisant la tâche de cha­que homme à quelque opération très simple et en faisant de cette opération la seule occupation de sa vie, lui fait acquérir nécessairement une très grande dextérité. Un forgeron ordinaire qui, bien qu'habitué à manier le marteau, n'a cependant jamais été habitué à faire des clous, s'il est obligé par hasard de s'essayer à en faire, viendra très difficilement à bout d'en faire deux ou trois cents dans sa journée; encore seront-ils fort mauvais. Un forgeron qui aura été accoutumé à en faire, mais qui n'en aura pas fait-son unique métier, aura peine, avec la plus grande diligence, à en fournir dans un jour plus de huit cents ou d'un millier. Or, j'ai vu des jeunes gens au-dessous de vingt ans, n'ayant jamais exercé d'autre métier que celui de faire des clous, qui, lorsqu'ils étaient en train, pouvaient fournir chacun plus de deux mille trois cents clous par jour. Toutefois, la façon d'un clou n'est pas une des opérations les plus simples. La même personne fait aller les soufflets, attise ou dispose le feu quand il en est besoin, chauffe le fer et forge chaque partie du clou. En forgeant la tête, il faut qu'elle change d'outils. Les différentes opérations dans lesquelles se subdivise la façon d'une épingle ou d'un bouton de métal sont toutes beaucoup plus simples, et la dextérité d'une personne qui n'a pas eu dans sa vie d'autres occupations que celles-là, est ordinairement beaucoup plus grande. La rapidité avec laquelle quelques-unes de ces opérations s'exécutent dans les fabriques passe tout ce qu'on pourrait imaginer; et ceux qui n'en ont pas été témoins ne sauraient croire que la main de l'homme fût capable d'acquérir autant d'agilité.

 

En second lieu, l'avantage qu'on gagne à épargner le temps qui se perd commu­nément en passant d'une sorte d'ouvrage à une autre, est beaucoup plus grand que nous ne pourrions le penser au premier coup d’œil. Il est impossible de passer très vite d'une espèce de travail à une autre qui exige un changement de place et des outils diffé­rents. Un tisserand de la campagne, qui exploite une petite ferme, perd une grande partie de son temps à aller de son métier à son champ, et de son champ à son métier. Quand les deux métiers peuvent être établis dans le même atelier, la perte du temps est sans doute beaucoup moindre; néanmoins elle ne laisse pas d'être consi­dérable. Ordinairement, un homme perd un peu de temps en passant d'une besogne à une autre. Quand il commence à se mettre à ce nouveau travail, il est rare qu'il soit d'abord bien en train; il n'a pas, comme on dit, le cœur à l'ouvrage, et pendant quel­ques moments il niaise plutôt qu'il ne travaille de bon cœur. Cette habitude de flâner et de travailler sans application et avec nonchalance est naturelle à l'ouvrier de la campagne, ou plutôt il la contracte nécessairement, étant obligé de changer d'ouvrage et d'outils à chaque demi-heure, et de mettre la main chaque jour de sa vie à vingt besognes différentes; elle le rend presque toujours paresseux et incapable d'un travail sérieux et appliqué, même dans les occasions où il est le plus pressé d'ouvrage. Ainsi, indépendamment de ce qui lui manque en dextérité, cette seule raison diminuera con­si­dérablement la quantité d'ouvrage qu'il sera en état d'accomplir.

 

En troisième et dernier lieu, tout le monde sent combien l'emploi de machines propres à un ouvrage abrège et facilite le travail. Il est inutile d'en chercher des exem­ples. Je ferai remarquer seulement qu'il semble que c'est à la division du travail qu'est originairement due l'invention de toutes ces machines propres à abréger et à faciliter le travail. Quand l'attention d'un homme est toute dirigée vers un objet, il est bien plus propre à découvrir les méthodes les plus promptes et les plus aisées pour l'atteindre, que lorsque cette attention embrasse une grande variété de choses. Or, en conséquen­ce de la division du travail, l'attention de chaque homme est naturellement fixée tout entière sur un objet très simple. On doit donc naturellement attendre que quelqu'un de ceux qui sont employés à une branche séparée d'un ouvrage, trouvera bientôt la méthode la plus courte et la plus facile de remplir sa tâche particulière, si la nature de cette tâche permet de l'espérer. Une grande partie des machines employées dans ces manufactures où le travail est le plus subdivisé, ont été originairement inventées par de simples ouvriers qui, naturellement, appliquaient toutes leurs pensées à trouver les moyens les plus courts et les plus aisés de remplir la tâche particulière qui faisait leur seule occupation. Il n'y a personne d'accoutumé à visiter les manufactures, à qui on n'ait fait voir une machine ingénieuse imaginée par quelque pauvre ouvrier pour abréger et faciliter sa besogne. Dans les premières machines à feu, il y avait un petit garçon continuellement occupé à ouvrir et à fermer alternativement la communication entre la chaudière et le cylindre, suivant que le piston montait ou descendait. L'un de ces petits garçons, qui avait envie de jouer avec ses camarades, observa qu'en mettant un cordon au manche de la soupape qui ouvrait cette communication, et en attachant ce cordon à une autre partie de la machine, cette soupape s'ouvrirait et se fermerait sans lui, et qu'il aurait la liberté de jouer tout à son aise. Ainsi, une des découvertes qui a le plus contribué à perfectionner ces sortes de machines depuis leur invention, est due à un enfant qui ne cherchait qu'à s'épargner de la peine.

 

Cependant il s'en faut de beaucoup que toutes les découvertes tendant à perfec­tionner les machines et les outils aient été faites par les hommes destinés à s'en servir personnellement. Un grand nombre est dû à l'industrie des constructeurs de machines, de­puis que cette industrie est devenue l'objet d'une profession particulière, et quelques-unes à l'habileté de ceux qu'on nomme savants ou théoriciens, dont la pro­fes­sion est de ne rien faire, mais de tout observer, et qui, par cette raison, se trouvent souvent en état de combiner les forces des choses les plus éloignées et les plus dis­semblables. Dans une société avancée, les fonctions philosophiques ou spéculatives deviennent, comme tout autre emploi, la principale ou la seule occupation d'une classe particulière de citoyens. Cette occupation, comme tout autre, est aussi sub­divisée en un grand nombre de branches différentes, dont chacune occupe une classe particulière de savants, et cette subdivision du travail, dans les sciences comme en toute autre chose, tend à accroître l'habileté et à épargner du temps. Chaque individu acquiert beaucoup plus d'expérience et d'aptitude dans la branche particulière qu'il a adoptée; il y a au total plus de travail accompli, et la somme des connaissances en est considérablement augmentée.

 

Cette grande multiplication dans les produits de tous les différents arts et métiers, résultant de la division du travail, est ce qui, dans une société bien gouvernée, donne lieu à cette opulence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du peuple. Chaque ouvrier se trouve avoir une grande quantité de son travail dont il peut disposer, outre ce qu'il en applique à ses propres besoins; et comme les autres ouvriers sont aussi dans le même cas, il est à même d'échanger une grande quantité des marchandises fabriquées par lui contre une grande quantité des leurs, ou, ce qui est la même chose, contre le prix de ces marchandises. Il peut fournir abondamment ces autres ouvriers de ce dont ils ont besoin, et il trouve également à s'accommoder auprès d'eux, en sorte qu'il se répand, parmi les différentes classes de la société, une abondance universelle.

 

Observez, dans un pays civilisé et florissant, ce qu'est le mobilier d'un simple journalier ou du dernier des manœuvres, et vous verrez que le nombre des gens dont l'industrie a concouru pour une part quelconque à lui fournir ce mobilier, est au-delà de tout calcul possible. La veste de laine, par exemple, qui couvre ce journalier, toute grossière qu'elle paraît, est le produit du travail réuni d'une innombrable multitude d'ou­vriers. Le berger, celui qui a trié la laine, celui qui l'a peignée ou cardée, le teinturier, le fileur, le tisserand, le foulonnier, celui qui adoucit, chardonne et unit le drap, tous ont mis une portion de leur industrie à l'achèvement de cette oeuvre grossière. Combien, d'ailleurs, n'y a-t-il pas eu de marchands et de voituriers employés à transporter la matière à ces divers ouvriers, qui souvent demeurent dans des endroits distants les uns des autres! Que de commerce et de navigation mis en mouvement! Que de constructeurs de vaisseaux, de matelots, d'ouvriers en voiles et en cordages, mis en oeuvre pour opérer le transport des différentes drogues du teinturier, rapportées souvent des extrémités du monde! Quelle variété de travail aussi pour produire les outils du moindre de ces ouvriers! Sans parler des machines les plus compliquées, comme le vaisseau du commerçant, le moulin du foulonnier ou même le métier du tisserand, considérons seulement quelle multitude de travaux exige une des machines les plus simples, les ciseaux avec lesquels le berger a coupé la laine. Il faut que le mineur, le constructeur du fourneau où le minerai a été fondu, le bûcheron qui a coupé le bois de la charpente, le charbonnier qui a cuit le charbon consommé à la fonte, le briquetier, le maçon, les ouvriers qui ont construit le fourneau, la cons­truc­tion du moulin de la forge, le forgeron, le coutelier, aient tous contribué, par la réunion de leur industrie, à la production de cet outil. Si nous voulions examiner de même chacune des autres parties de l'habillement de ce même journalier, ou chacun des meubles de son ménage, la grosse chemise de toile qu'il porte sur la peau, les souliers qui chaussent ses pieds, le lit sur lequel il repose et toutes les différentes parties dont ce meuble est composé; le gril sur lequel il fait cuire ses aliments, le charbon dont il se sert, arraché des entrailles de la terre et apporté peut-être par de longs trajets sur terre et sur mer, tous ses autres ustensiles de cuisine, ses meubles de table, ses couteaux et ses fourchettes, les assiettes de terre ou d'étain sur lesquelles il sert et coupe ses aliments, les différentes mains qui ont été employées à préparer son pain et sa bière, le châssis de verre qui lui procure à la fois de la chaleur et de la lumière, en l'abritant du vent et de la pluie; l'art et les connaissances qu'exige la pré­paration de cette heureuse et magnifique invention, sans laquelle nos climats du nord offriraient à peine des habitations supportables; si nous songions aux nombreux outils qui ont été nécessaires aux ouvriers employés à produire ces diverses commodités; si nous examinions en détail toutes ces choses, si nous considérions la variété et la quantité de travaux que suppose chacune d'elles, nous sentirions que, sans l'aide et le concours de plusieurs milliers de personnes, le plus petit particulier, dans un pays civilisé, ne pourrait être vêtu et meublé même selon ce que nous regardons assez mal à propos comme la manière la plus simple et la plus commune. Il est bien vrai que son mobilier paraîtra extrêmement simple et commun, si on le compare avec le luxe extravagant d'un grand seigneur; cependant, entre le mobilier d'un prince d'Europe et celui d'un paysan laborieux et rangé, il n'y a peut-être pas autant de différence qu'entre les meubles de ce dernier et ceux de tel roi d'Afrique qui règne sur dix mille sauvages nus, et qui dispose en maître absolu de leur liberté et de leur vie.


 

 

 

 

 

 

 

Chapitre II

 

Du principe qui donne lieu

à la division du travail

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Cette division du travail, de laquelle découlent tant d'avantages, ne doit pas être regardée dans son origine comme l'effet d'une sagesse humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le résultat ; elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d'un certain penchant naturel à tous les hom­mes qui ne se proposent pas des vues d'utilité aussi étendues : c'est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une autre.

 

Il n'est pas de notre sujet d'examiner si ce penchant est un de ces premiers prin­cipes de, la nature humaine dont on ne peut pas rendre compte, ou bien, comme cela paraît plus probable, s'il est une conséquence nécessaire de l'usage de la raison et de la parole. Il est commun à tous les hommes, et on ne l'aperçoit dans aucune autre es­pèce d'animaux, pour lesquels ce genre de contrat est aussi inconnu que tous les autres. Deux lévriers qui courent le même lièvre ont quelquefois l'air d'agir de con­cert. Chacun d'eux renvoie le gibier vers son compagnon ou bien tâche de le saisir au passage quand il le lui renvoie. Ce n'est toutefois l'effet d'aucune convention entre ces animaux, mais seulement celui du concours accidentel de leurs passions vers un même objet. On n'a jamais vu de chien faire de propos délibéré l'échange d'un os avec un autre chien. On n'a jamais vu d'animal chercher à faire entendre à un autre par sa voix ou ses gestes : Ceci est à moi, cela est à toi; je te donnerai l'un pour l'autre. Quand un animal veut obtenir quelque chose d'un autre animal ou d'un homme, il n'a pas d'autre moyen que de chercher à gagner la faveur de celui dont il a besoin. Le petit caresse sa mère, et le chien qui assiste au dîner de son maître s'efforce par mille manières d'attirer son attention pour en obtenir à manger. L'homme en agit quel­que­fois de même avec ses semblables, et quand il n'a pas d'autre voie pour les engager à faire ce qu'il souhaite, il tâche de gagner leurs bonnes grâces par des flatteries et des attentions serviles. Il n'a cependant pas toujours le temps de mettre ce moyen en œuvre. Dans une société civilisée, il a besoin à tout moment de l'assistance et du concours d'une multitude d'hommes, tandis que toute sa vie suffirait à peine pour lui gagner l'amitié de quelques personnes. Dans presque toutes les espèces d'animaux, chaque individu, quand il est parvenu à sa pleine croissance, est tout à fait indé­pendant et, tant qu'il reste dans son état naturel, il peut se passer de l'aide de toute autre créature vivante. Mais l'homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s'il s'adresse à leur intérêt personnel et s'il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu'il souhaite d'eux. C'est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque; le sens de sa proposition est ceci : Donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-mêmes; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont nécessaires s'ob­tiennent de cette façon. Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage. Il n'y a qu'un mendiant qui puisse se résoudre à dépendre de la bien­veillance d'autrui; encore ce mendiant n'en dépend-il pas en tout; c'est bien la bonne volonté des personnes charitables qui lui fournit le fonds entier de sa subsistance; mais quoique ce soit là en dernière analyse le principe d'où il tire de quoi satisfaire aux besoins de sa vie, cependant ce n'est pas celui-là qui peut y pourvoir a mesure qu'ils se font sentir. La plus grande partie de ces besoins du moment se trouvent satisfaits, comme ceux des autres hommes, par traité, par échange et par achat. Avec l'argent que l'un lui donne, il achète du pain. Les vieux habits qu'il reçoit d'un autre, il les troque contre d'autres vieux habits qui l'accommodent mieux, ou bien contre un logement, contre des aliments, ou enfin contre de l'argent qui lui servira à se procurer un logement, des aliments ou des habits quand il en aura besoin.

 

Comme c'est ainsi par traité, par troc et par achat que nous obtenons des autres la plupart de ces bons offices qui nous sont mutuellement nécessaires, c'est cette même disposition à trafiquer qui a dans l'origine donné lieu à la division du travail. Par exemple, dans une tribu de chasseurs ou de bergers, un individu fait des arcs et des flèches avec plus de célérité et d'adresse qu'un autre. Il troquera fréquemment ces objets avec ses compagnons contre du bétail ou du gibier, et il ne tarde pas à s'aper­cevoir que, par ce moyen, il pourra se procurer plus de bétail et de gibier que s'il allait lui-même à la chasse. Par calcul d'intérêt donc, il fait sa principale occupation des arcs et des flèches, et le voilà devenu une espèce d'armurier. Un autre excelle à bâtir et à couvrir les petites huttes ou cabanes mobiles ; ses voisins prennent l'habitude de l'employer à cette besogne, et de lui donner en récompense du bétail ou du gibier, de sorte qu'à la fin il trouve qu'il est de son intérêt de s'adonner exclusivement à cette besogne et de se faire en quelque sorte charpentier et constructeur. Un troisième devient de la même manière forgeron ou chaudronnier; un quatrième est le tanneur ou le corroyeur des peaux ou cuirs qui forment le principal revêtement des sauvages. Ainsi, la certitude de pouvoir troquer tout le produit de son travail qui excède sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail des autres qui peut lui être nécessaire, encourage chaque homme à s'adonner à une occupation parti­culière, et à cultiver et perfectionner tout ce qu'il peut avoir de talent et d'intelligence pour cette espèce de travail.

 

Dans la réalité, la différence des talents naturels entre les individus est bien moin­dre que nous ne le croyons, et les aptitudes si différentes qui semblent distinguer les hommes de diverses professions quand ils sont parvenus à la maturité de l'âge, n'est pas tant la cause de l'effet de la division du travail, en beaucoup de circonstances. La différence entre les hommes adonnés aux professions les plus opposées, entre un philosophe, par exemple, et un portefaix, semble provenir beaucoup moins de la nature que de l'habitude et de l'éducation. Quand ils étaient l'un et l'autre au com­men­cement de leur carrière, dans les six ou huit premières années de leur vie, il y avait peut-être entre eux une telle ressemblance que leurs parents ou camarades n'y auraient pas remarqué de différence sensible. Vers cet âge ou bientôt après, ils ont commencé à être employés à des occupations fort différentes. Dès lors a commencé entre eux cette disparité qui s'est augmentée insensiblement, au point qu'aujourd'hui la vanité du philosophe consentirait à peine à reconnaître un seul point de ressemblance. Mais, sans la disposition des hommes à trafiquer et à échanger, chacun aurait été obligé de se procurer lui-même toutes les nécessités et commodités de la vie. Chacun aurait eu la même tâche à remplir et le même ouvrage à faire, et il n'y aurait pas eu lieu à cette grande différence d'occupations, qui seule peut donner naissance à une grande diffé­rence de talents.

 

Comme c'est ce penchant à troquer qui donne lieu à cette diversité de talents, si remarquable entre hommes de différentes professions, c'est aussi ce même penchant qui rend cette diversité utile. Beaucoup de races d'animaux, qu'on reconnaît pour être de la même espèce, ont reçu de la nature des caractères distinctifs et des aptitudes différentes beaucoup plus sensibles que celles qu'on pourrait observer entre les hom­mes, antérieurement à l'effet des habitudes et de l'éducation. Par nature, un philosophe n'est pas de moitié aussi différent d'un portefaix, en aptitude et en intelligence, qu'un mâtin l'est d'un lévrier, un lévrier d'un épagneul, et celui-ci d'un chien de berger. Toutefois, ces différentes races d'animaux, quoique de même espèce, ne sont presque d'aucune utilité les uns pour les autres. Le mâtin ne peut pas ajouter aux avantages de sa force en s'aidant de la légèreté du lévrier, ou de la sagacité de l'épagneul, ou de la docilité du chien de berger. Les effets de ces différentes aptitudes ou degrés d'intelli­gence, faute d'une faculté ou d'un penchant au commerce et à l'échange, ne peuvent être mis en commun, et ne contribuent pas le moins du monde à l'avantage ou à la commodité commune de l'espèce. Chaque animal est toujours obligé de s'entretenir et de se défendre lui-même à part et indépendamment des autres, et il ne peut retirer la moindre utilité de cette variété d'aptitudes que la nature a reparties entre ses pareils. Parmi les hommes, au contraire, les talents les plus disparates sont utiles les uns aux autres ; les différents produits de leur industrie respective, au moyen de ce penchant universel à troquer et à commercer, se trouvent mis, pour ainsi dire, en une masse commune où chaque homme peut aller acheter, suivant ses besoins, une portion quelconque du produit de l'industrie des autres.


 

 

 

 

 

 

Chapitre III

 

Que la division du travail

est limitée par l'étendue

du marché

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Puisque c'est la faculté d'échanger qui donne lieu à la division du travail, l'accrois­se­ment de cette division doit, par conséquent, toujours être limité par l'étendue de la faculté d'échanger, ou, en d'autres termes, par l'étendue du marché. Si le marché est très petit, personne ne sera encouragé à s'adonner entièrement à une seule occupation, faute de pouvoir trouver à échanger tout le surplus du produit de son travail qui excédera sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail d'autrui qu'il voudrait se procurer.

 

Il y a certains genres d'industrie, même de l'espèce la plus basse, qui ne peuvent s'établir ailleurs que dans une grande ville. Un portefaix, par exemple, ne pourrait pas trouver ailleurs d'emploi ni de subsistance. Un village est une sphère trop étroite pour lui; même une ville ordinaire est a peine assez vaste pour lui fournir constamment de l'occupation. Dans ces maisons isolées et ces petits hameaux qui se trouvent épars dans un pays très peu habité, comme les montagnes d'Écosse, il faut que chaque fermier soit le boucher, le boulanger et le brasseur de son ménage. Dans ces contrées, il ne faut pas s'attendre à trouver deux forgerons, deux charpentiers, ou deux maçons qui ne soient pas au moins à vingt milles l'un de l'autre. Les familles éparses qui se trouvent à huit ou dix milles du plus proche de ces ouvriers sont obligées d'apprendre à faire elles-mêmes une quantité de menus ouvrages pour lesquels on aurait recours à l'ouvrier dans des pays plus peuplés. Les ouvriers de la campagne sont presque partout dans la nécessité de s'adonner à toutes les différentes branches d'industrie qui ont quelque rapport entre elles par l'emploi des mêmes matériaux. Un charpentier de village confectionne tous les ouvrages en bois, et un serrurier de village tous les ouvrages en fer. Le premier n'est pas seulement charpentier, il est encore menuisier, ébé­niste; il est sculpteur en bois, en même temps qu'il fait des charrues et des voitures. Les métiers du second sont encore bien plus variés. Il n'y a pas de place pour un cloutier dans ces endroits reculés de l'intérieur des montagnes d'Écosse. A raison d'un millier de clous par jour, et en comptant trois cents jours de travail par année, cet ouvrier pourrait en fournir par an trois cents milliers. Or, dans une pareille localité, il lui serait impossible de trouver le débit d'un seul millier, c'est-à-dire du travail d'une seule journée, dans le cours d'un an.

 

Comme la facilité des transports par eau ouvre un marché plus étendu à chaque espèce d'industrie que ne peut le faire le seul transport par terre, c'est aussi sur les côtes de la mer et le long des rivières navigables que l'industrie de tout genre com­mence à se subdiviser et à faire des progrès; et ce n'est ordinairement que longtemps après que ces progrès s'étendent jusqu'aux parties intérieures du pays. Un chariot à larges roues, conduit par deux hommes et attelé de huit chevaux, mettra environ six semaines de temps à porter et rapporter de Londres à Édimbourg près de quatre tonneaux pesant de marchandises. Dans le même temps à peu près, un navire de six à huit hommes d'équipage, faisant voile du port de Londres à celui de Leith, porte et rapporte ordinairement le poids de deux cents tonneaux. Ainsi, à l'aide de la naviga­tion, six ou huit hommes pourront conduire et ramener dans le même temps, entre Londres et Édimbourg, la même quantité de marchandises que cinquante chariots à larges roues conduits par cent hommes et traînés par quatre cents chevaux. Par conséquent, deux cents tonneaux de marchandises transportées par terre de Londres à Édimbourg, au meilleur compte possible, auront à supporter la charge de l'entretien de cent hommes pendant trois semaines et, de plus, non seulement de l'entretien, mais encore, ce qui est à peu près aussi cher, l'entretien et la diminution de valeur de quatre cents chevaux et de cinquante grands chariots ; tandis que la même quantité de mar­chandises, transportées par eau, ne se trouvera seulement chargée que de l'entretien de six à huit hommes et de la diminution de capital d'un bâtiment du port de deux cents tonneaux, en y ajoutant simplement la valeur du risque un peu plus grand, ou bien la différence de l'assurance entre le transport par eau et celui par terre. S'il n'y avait donc entre ces deux places d'autre communication que celle de terre, on ne pourrait trans­por­ter de l'une à l'autre que des objets d'un prix considérable relativement à leur poids, et elles ne comporteraient ainsi qu'une très petite partie du commerce qui subsiste présentement entre elles; par conséquent, elles ne se donneraient qu'une très faible partie de l'encouragement qu'elles fournissent réciproquement à leur industrie. A cette condition, il n'y aurait que peu ou point de commerce entre les parties éloignées du monde. Quelle sorte de marchandise pourrait supporter les frais d'un voyage par terre, de Londres à Calcutta ? Ou, en supposant qu'il y en eût d'assez pré­cieuses pour valoir une telle dépense, quelle sûreté y aurait-il à la voiturer à travers les territoires de tant de peuples barbares ? Cependant, ces deux villes entretiennent aujourd'hui entre elles un commerce très considérable; et par le marché qu'elles s'ouvrent l'une à l'autre, elles donnent un très grand encouragement à leur industrie respective.

 

Puisque le transport par eau offre de si grands avantages, il est donc naturel que les premiers progrès de l'art et de l'industrie se soient montrés partout où cette facilité ouvre le monde entier pour marché, au produit de chaque espèce de travail, et ces progrès ne s'étendent que beaucoup plus tard dans les parties intérieures du pays. L'intérieur des terres peut n'avoir pendant longtemps d'autre marché pour la grande partie de ses marchandises, que le pays qui l'environne et qui le sépare des côtes de la mer ou des rivières navigables. Ainsi, l'étendue de son marché doit, pendant long­temps, être en proportion de ce pays et, par conséquent, il ne peut faire de progrès que postérieurement à ceux du pays environnant. Dans nos colonies de l'Amérique septen­trionale, les plantations ont suivi constamment les côtes de la mer ou les bords des rivières navigables, et elles se sont rarement étendues à une distance considérable des unes ou des autres.

 

D'après les témoignages les plus authentiques de l'histoire, il paraît que les nations qui ont été les premières civilisées sont celles qui ont habité autour des côtes de la Méditerranée. Cette mer, sans comparaison la plus grande de toutes les mers inté­rieures du globe, n'ayant point de marées et, par conséquent, point d'autres vagues que celles causées par les vents, était extrêmement favorable à l'enfance de la navigation, tant par la tranquillité de ses eaux que par la multitude de ses îles et par la proximité des rivages qui la bordent, alors que les hommes, ignorant l'usage de la boussole, craignaient de perdre de vue les côtes et que, dans l'état d'imperfection où était l'art de la construction des vaisseaux, ils n'osaient s'abandonner aux flots impétueux de l'Océan. Traverser les colonnes d'Hercule, c'est-à-dire naviguer au-delà du détroit de Gibraltar, fut longtemps regardé, dans l'Antiquité, comme l'entreprise la plus péril­leuse et la plus surprenante. Les Phéniciens et les Carthaginois, les plus habiles navi­ga­teurs et les plus savants constructeurs de vaisseaux dans ces anciens temps, ne tentèrent même ce passage que fort tard, et ils furent longtemps les seuls peuples qui l'osèrent.

 

L'Égypte semble avoir été le premier de tous les pays, sur les côtes de la Médi­terranée, dans lequel l'agriculture ou les métiers aient été cultivés et avancés à un degré un peu considérable. La haute Égypte ne s'étend qu'à quelques milles de distan­ce du Nil, et dans la basse Égypte, ce grand fleuve se partage en plusieurs différents canaux qui, à l'aide de très peu d'art, ont fourni des moyens de communication et de transport, non seulement entre toutes les grandes villes, mais encore entre les villages considérables, et même entre plusieurs établissements agricoles, à peu près de la même manière que font aujourd'hui en Hollande le Rhin et la Meuse. L'étendue et la facilité de cette navigation intérieure furent probablement une des causes principales qui ont amené l'Égypte de si bonne heure à l'état d'opulence.

 

Il paraît aussi que les progrès de l'agriculture et des métiers datent de la plus haute Antiquité dans le Bengale et dans quelques-unes des provinces orientales de la Chine, quoique nous ne puissions cependant avoir sur cette partie du monde aucun témoi­gnage bien authentique pour juger de l'étendue de cette antiquité. Au Bengale, le Gange et quelques autres grands fleuves se partagent en plusieurs canaux, comme le Nil en Égypte. Dans les provinces orientales de la Chine, il y a aussi plusieurs grands fleuves qui forment par leurs différentes branches une multitude de canaux et qui, communiquant les uns avec les autres, favorisent une navigation intérieure bien plus étendue que celle du Nil ou du Gange, ou peut-être que toutes deux à la fois. Il est à remarquer que ni les anciens Égyptiens, ni les Indiens, ni les Chinois, n'ont encouragé le commerce étranger, mais que tous semblent avoir tiré leur grande opulence de leur navigation intérieure.

 

Toute l'Afrique intérieure, et toute cette partie de l'Asie qui est située à une assez grande distance au nord du Pont-Euxin et de la mer Caspienne, l'ancienne Scythie, la Tartarie et la Sibérie moderne, semblent, dans tous les temps, avoir été dans cet état de barbarie et de pauvreté dans lequel nous les voyons à présent. La mer de Tartarie est la mer Glaciale, qui n'est pas navigable; et quoique ce pays soit arrosé par quelques-uns des plus grands fleuves du monde, cependant ils sont à une trop grande distance l'un de l'autre pour que la majeure partie du pays puisse en profiter pour les communications et le commerce. Il n'y a en Afrique aucun de ces grands golfes, comme les mers Baltique et Adriatique en Europe, les mers Noire et Méditerranée en Asie et en Europe, et les golfes Arabique, Persique, ceux de l'Inde, du Bengale et de Siam, en Asie, pour porter le commerce maritime dans les parties intérieures de ce vaste continent; et les grands fleuves de l'Afrique se trouvent trop éloignés les uns des autres, pour donner lieu à aucune navigation intérieure un peu importante. D'ailleurs, le commerce qu'une nation peut établir par le moyen d'un fleuve qui ne se partage pas en un grand nombre de branches ou de canaux et qui, avant de se jeter dans la mer, traverse un territoire étranger, ne peut jamais être un commerce considérable, parce que le peuple qui possède ce territoire étranger est toujours maître d'arrêter la commu­ni­cation entre cette autre nation et la mer. La navigation du Danube est d'une très faible utilité aux différents États qu'il traverse, tels que la Bavière, l'Autriche et la Hongrie, en comparaison de ce qu'elle pourrait être si quelqu'un de ces États possédait la totalité du cours de ce fleuve jusqu'à son embouchure dans la mer Noire.


 

 

 

 

 

 

 

Chapitre IV

 

de l'origine et de l'usage

de la monnaie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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La division du travail une fois généralement établie, chaque homme ne produit plus par son travail que de quoi satisfaire une très petite partie de ses besoins. La plus grande partie ne peut être satisfaite que par l'échange du surplus de ce produit qui excède sa consommation, contre un pareil surplus du travail des autres. Ainsi, chaque homme subsiste d'échanges et devient une espèce de marchand, et la société elle-même est proprement une société commerçante.

 

Mais dans les commencements de l'établissement de la division du travail, cette faculté d'échanger dut éprouver de fréquents embarras dans ses opérations. Un homme, je suppose, a plus d'une certaine denrée qu'il ne lui en faut, tandis qu'un autre en manque. En conséquence, le premier serait bien aise d'échanger une partie de ce superflu, et le dernier ne demanderait pas mieux que de l'acheter. Mais si par malheur celui-ci ne possède rien dont l'autre ait besoin, il ne pourra pas se faire d'échange entre eux. Le boucher a dans sa boutique plus de viande qu'il n'en peut consommer, le brasseur et le boulanger en achèteraient volontiers une partie, mais ils n'ont pas autre chose à offrir en échange que les différentes denrées de leur négoce, et le boucher est déjà pourvu de tout le pain et de toute la bière dont il a besoin pour le moment. Dans ce cas-là, il ne peut y avoir lieu entre eux à un échange. Il ne peut être leur vendeur, et ils ne peuvent être ses chalands ; et tous sont dans l'impossibilité de se rendre mutuellement service. Pour éviter les inconvénients de cette situation, tout homme prévoyant, dans chacune des périodes de la société qui suivirent le premier établis­sement de la division du travail, dut naturellement tâcher de s'arranger pour avoir par devers lui, dans tous les temps, outre le produit particulier de sa propre industrie, une certaine quantité de quelque marchandise qui fût, selon lui, de nature à convenir à tant de monde, que peu de gens fussent disposés à la refuser en échange du produit de leur industrie.

 

Il est vraisemblable qu'on songea, pour cette nécessité, à différentes denrées qui furent successivement employées. Dans les âges barbares, on dit que le bétail fut l'instrument ordinaire du commerce; et quoique, ce dût être un des moins commodes, cependant, dans les anciens temps, nous trouvons souvent les choses évaluées par le nombre de bestiaux donnés en échange pour les obtenir. L'armure de Diomède, dit Homère, ne coûtait que neuf bœufs; mais celle de Glaucus en valait cent. On dit qu'en Abyssinie le sel est l'instrument ordinaire du commerce et des échanges; dans quel­ques contrées de la côte de l'Inde, c'est une espèce de coquillage; à Terre-Neuve, c'est de la morue sèche; en Virginie, du tabac; dans quelques-unes de nos colonies des Indes occidentales, on emploie le sucre à cet usage, et dans quelques autres pays, des peaux ou du cuir préparé; enfin, il y a encore aujourd'hui un village en Écosse, où il n'est pas rare, à ce qu'on m'a dit, de voir un ouvrier porter au cabaret ou chez le boulanger des clous au lieu de monnaie.

 

Cependant, des raisons irrésistibles semblent, dans tous les pays, avoir déterminé les hommes à adopter les métaux pour cet usage, par préférence à toute autre denrée. Les métaux non seulement ont l'avantage de pouvoir se garder avec aussi peu de déchet que quelque autre denrée que ce soit, aucune n'étant moins périssable qu'eux, mais encore ils peuvent se diviser sans perte en autant de parties qu'on veut, et ces parties, à l'aide de la fusion, peuvent être de nouveau réunies en masse; qualité que ne possède aucune autre denrée aussi durable qu'eux, et qui, plus que toute autre qualité, en fait les instruments les plus propres au commerce et à la circulation. Un homme, par exemple, qui voulait acheter du sel et qui n'avait que du bétail à donner en échange, était obligé d'en acheter pour toute la valeur d'un bœuf ou d'un mouton à la fois. Il était rare qu'il pût en acheter moins, parce que ce qu'il avait à donner en échange pouvait très rarement se diviser sans perte; et s'il avait eu envie d'en acheter davantage, il était, par les mêmes raisons, forcé d'en acheter une quantité double ou triple, c'est-à-dire pour la valeur de deux ou trois bœufs ou bien de deux ou trois moutons. Si, au contraire, au lieu de bœufs ou de moutons, il avait eu des métaux à donner en échange, il lui aurait été facile de proportionner la quantité du métal à la quantité précise de denrées dont il avait besoin pour le moment.

 

Différentes nations ont adopté pour cet usage différents métaux. Le fer fut l'ins­tru­ment ordinaire du commerce chez les Spartiates, le cuivre chez les premiers Romains, l'or et l'argent chez les peuples riches et commerçants.

 

Il paraît que, dans l'origine, ces métaux furent employés à cet usage, en barres informes, sans marque ni empreinte. Aussi Pline [1] nous rapporte, d'après l'autorité de Timée, ancien historien, que les Romains, jusqu'au temps de Servius Tullius, n'avaient pas de monnaie frappée, mais qu'ils faisaient usage de barres de cuivre sans em­preinte, pour acheter tout ce dont ils avaient besoin. Ces barres faisaient donc alors fonction de monnaie.

 

L'usage des métaux dans cet état informe entraînait avec soi deux grands incon­vénients : d'abord, l'embarras de les peser, et ensuite celui de les essayer. Dans les métaux précieux, où une petite différence dans la quantité fait une grande différence dans la valeur, le pesage exact exige des poids et des balances fabriqués avec grand soin. C'est, en particulier, une opération assez délicate que de peser de l'or. A la vérité, pour les métaux grossiers, où une petite erreur serait de peu d'importance, il n'est pas besoin d'une aussi grande attention. Cependant, nous trouverions excessi­ve­ment incommode qu'un pauvre homme fût obligé de peser un liard chaque fois qu'il a besoin d'acheter ou de vendre pour un liard de marchandise. Mais l'opération de l'essai est encore bien plus longue et bien plus difficile; et à moins de fondre une portion du métal au creuset avec des dissolvants convenables, on ne peut tirer de l'essai que des conclusions fort incertaines. Pourtant, avant l'institution des pièces monnayées, à moins d'en passer par cette longue et difficile opération, on se trouvait à tout moment exposé aux fraudes et aux plus grandes friponneries, et on pouvait recevoir en échange de ses marchandises, au lieu d'une livre pesant d'argent fin ou de cuivre pur, une composition falsifiée avec les matières les plus grossières et les plus viles, portant à l'extérieur l'apparence de ces métaux. C'est pour prévenir de tels abus, pour faciliter les échanges et encourager tous les genres de commerce et d'industrie, que les pays qui ont fait quelques progrès considérables vers l'opulence ont trouvé nécessaire de marquer d'une empreinte publique certaines quantités des métaux particuliers dont ils avaient coutume de se servir pour l'achat des denrées. De là l'origine de la monnaie frappée et des établissements publics destinés à la fabrication des monnaies; institution qui est précisément de la même nature que les offices des auneurs et marqueurs publics des draps et des toiles. Tous ces offices ont également pour objet d'attester, par le moyen de l'empreinte publique, la qualité uniforme ainsi que la quantité de ces diverses marchandises quand elles sont mises au marché.

 

Il paraît que les premières empreintes publiques qui furent frappées sur les métaux courants n'eurent, la plupart du temps, d'autre objet que de rectifier ce qui était à la fois le plus difficile à connaître et ce dont il était le plus important de s'assurer, savoir la bonté ou le degré de pureté du métal. Elles devaient ressembler à cette marque sterling qu'on imprime aujourd'hui sur la vaisselle et les lingots d'argent, ou à cette empreinte espagnole qui se trouve quelquefois sur les lingots d'or; ces empreintes, n'étant frappées que sur un côté de la pièce et n'en couvrant pas toute la surface, certifient bien le degré de fin, mais non le poids du métal. Abraham pèse à Éphron les quatre cents sicles d'argent qu'il était convenu de lui payer pour le champ de Macpelah. Quoiqu'ils passassent pour la monnaie courante du marchand, ils étaient reçus néanmoins au poids et non par compte, comme le sont aujourd'hui les lingots d'or et d'argent. On dit que les revenus de nos anciens rois saxons étaient payés, non en monnaie, mais en nature, c'est-à-dire en vivres et provisions de toute espèce. Guillaume le Conquérant introduisit la coutume de les payer en monnaie; mais pendant longtemps cette monnaie fut reçue, à l'Échiquier, au poids et non par compte.

 

La difficulté et l'embarras de peser ces métaux avec exactitude donna lieu à l'insti­tution du coin, dont l'empreinte, couvrant entièrement les deux côtés de la pièce et quelquefois aussi la tranche, est censée certifier, non seulement le titre, mais encore le poids du métal. Alors ces pièces furent reçues par compte, comme aujourd'hui, sans qu'on prît la peine de les peser.

 

Originairement, les dénominations de ces pièces exprimaient, à ce qu'il me semble, leur poids ou la quantité du métal qu'elles contenaient. Au temps de Servius Tullius, qui le premier fit battre monnaie à Rome, l'as romain ou la livre contenait le poids d'une livre romaine de bon cuivre. Elle était divisée, comme notre livre de Troy, en douze onces, dont chacune contenait une once véritable de bon cuivre. La livre sterling d'Angleterre, au temps d'Édouard 1er, contenait une livre (poids de la Tour) d'argent d'un titre connu. La livre de la Tour paraît avoir été quelque chose de plus que la livre romaine, et quelque chose de moins que la livre de Troy. Ce ne fut qu'à la dix-huitième année du règne de Henri VIII que cette dernière fut introduite à la Mon­naie d'Angleterre. La livre de France, au temps de Charlemagne, contenait une livre, poids de Troyes, d'argent d'un titre déterminé. La foire de Troyes en Champagne était alors fréquentée par toutes les nations de l'Europe-, et les poids et mesures d'un marché si célèbre étaient connus et évalués par tout le monde. La monnaie d'Écosse, appelée livre depuis le temps d'Alexandre 1er jusqu'à celui de Robert Bruce, contenait une livre d'argent du même poids et du même titre que la livre sterling d'Angleterre., Le penny ou denier d'Angleterre, celui de France et celui d'Écosse, contenaient tous de même, dans l'origine, un denier réel pesant d'argent, c'est-à-dire la vingtième partie d'une once, et la deux cent quarantième partie d'une livre. Le schelling ou sou semble aussi d'abord avoir été la dénomination d'un poids. « Quand le froment est à 12 schellings le quarter, dit un ancien statut de Henri III, alors le pain d'un farthing doit peser 11 schellings 4 pence. » Toutefois, il paraît que le schelling ne garda pas, soit avec le penny d'un côté, soit avec la livre de l'autre, une proportion aussi constante et aussi uniforme que celle que conservèrent entre eux le penny et la livre. Sous la pre­mière race des rois de France, le schelling ou sou français paraît en différentes occa­sions avoir contenu cinq, douze, vingt et quarante deniers. Chez les anciens Saxons, on voit le schelling, dans un temps, ne contenir que cinq pence ou deniers, et il n'est pas hors de vraisemblance qu'il aura été aussi variable chez eux que chez leurs voisins les anciens Francs. Chez les Français, depuis Charlemagne, et chez les Anglais, depuis Guillaume le Conquérant, la proportion entre la livre, le schelling et le denier ou penny, paraît avoir été uniformément la même qu'à présent, quoique la valeur de chacun ait beaucoup varie; car je crois que, dans tous les pays du monde, la cupidité et l'injustice des princes et des gouvernements, abusant de la confiance des sujets, ont diminué par degrés la quantité réelle de métal qui avait été d'abord contenue dans les monnaies. L'as romain, dans les derniers temps de la république, était réduit à un vingt-quatrième de sa valeur primitive, et au lieu de peser une livre, il vint à ne plus peser qu'une demi-once. La livre et le penny anglais ne contiennent plus aujourd'hui qu'un tiers environ de leur valeur originaire; la livre et le penny d'Écosse, qu'un trente-sixième environ, et la livre et le penny ou denier français, qu'à peu près un soixante-sixième. Au moyen de ces opérations, les princes et les gouvernements qui y ont eu recours se sont, en apparence, mis en état de payer leurs dettes et de remplir leurs engagements avec une quantité d'argent moindre que celle qu'il en aurait fallu sans cela; mais ce n'a été qu'en apparence, car leurs créanciers ont été, dans la réalité, frustrés d'une partie de ce qui leur était dû. Le même privilège se trouva accordé à tous les autres débiteurs dans l'État, et ceux-ci se trouvèrent en état de payer, avec la même somme nominale de cette monnaie nouvelle et dégradée, tout ce qui leur avait été prêté en ancienne monnaie. De telles opérations ont donc toujours été favorables aux débiteurs et ruineuses pour les créanciers, et elles ont quelquefois produit dans les fortunes des particuliers des révolutions plus funestes et plus générales que n'aurait pu faire une très grande calamité publique.

 

C'est de cette manière que la monnaie est devenue chez tous les peuples civilisés l'instrument universel du commerce, et que les marchandises de toute espèce se vendent et s'achètent, ou bien s'échangent l'une contre l'autre, par son intervention.

 

Il s'agit maintenant d'examiner quelles sont les règles que les hommes observent naturellement, en échangeant les marchandises l'une contre l'autre, ou contre de l'argent. Ces règles déterminent ce qu'on peut appeler la Valeur relative ou échan­geable des marchandises.

 

Il faut observer que le mot valeur a deux significations différentes; quelquefois il signifie l'utilité d'un objet particulier, et quelquefois il signifie la faculté que donne la possession de cet objet d'en acheter d'autres marchandises. On peut appeler l'une, Valeur en usage, et l'autre, Valeur en échange. - Des choses qui ont la plus grande valeur en usage n'ont souvent que peu ou point de valeur en échange; et au contraire, celles qui ont la plus grande valeur en échange n'ont souvent que peu ou point de valeur en usage. Il n'y a rien de plus utile que l'eau, mais elle ne peut presque rien acheter; à peine y a-t-il moyen de rien avoir en échange. Un diamant, au contraire, n'a presque aucune valeur quant à l'usage, mais on trouvera fréquemment à l'échanger contre une très grande quantité d'autres marchandises.

 

Pour éclaircir les principes qui déterminent la valeur échangeable des marchan­dises, je tâcherai d'établir :

 

Premièrement, quelle est la véritable mesure de cette valeur échangeable, ou en quoi consiste le prix réel des marchandises;

 

Secondement, quelles sont les différentes parties intégrantes qui composent ce prix réel ;

 

Troisièmement enfin, quelles sont les différentes circonstances qui tantôt élèvent quelqu'une ou la totalité de ces différentes parties du prix au-dessus de leur taux naturel ou ordinaire, et tantôt les abaissent au-dessous de ce taux, ou bien quelles sont les causes qui empêchent que le prix de marché, c'est-à-dire le prix actuel des mar­chandises, ne coïncide exactement avec ce qu'on peut appeler leur prix naturel.

 

Je tâcherai de traiter ces trois points avec toute l'étendue et la clarté possibles dans les trois chapitres suivants, pour lesquels je demande bien instamment la patience et l'attention du lecteur : sa patience pour me suivre dans des détails qui, en quelques endroits, lui paraîtront peut-être ennuyeux; et son attention, pour comprendre ce qui semblera peut-être encore quelque peu obscur, malgré tous les efforts que je ferai pour être intelligible. Je courrai volontiers le risque d'être trop long, pour chercher à me rendre clair; et après que j'aurai pris toute la peine dont je suis capable pour répan­dre de la clarté sur un sujet qui, par sa nature, est aussi abstrait, je ne serai pas encore sûr qu'il n'y reste quelque obscurité.


 

 

 

 

 

 

 

Chapitre V

 

du prix réel et du prix nominal

des marchandises,

ou de leur prix en travail

et de leur prix en argent

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Un homme est riche ou pauvre, suivant les moyens qu'il a de se procurer les choses nécessaires, commodes ou agréables de la vie. Mais la division une fois établie dans toutes les branches du travail, il n'y a qu'une partie extrêmement petite de toutes ces choses qu'un homme puisse obtenir directement par son travail; c'est du travail d'autrui qu'il lui faut attendre la plus grande partie de toutes ces jouissances; ainsi, il sera riche ou pauvre, selon la quantité de travail qu'il pourra commander ou qu'il sera en état d'acheter.

 

Ainsi, la valeur d'une denrée quelconque pour celui qui la possède et qui n'entend pas en user ou la consommer lui-même, mais qui a intention de l'échanger pour autre chose, est égale à la quantité de travail que cette denrée le met en état d'acheter ou de commander.

 

Le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute mar­chandise.

 

Le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c'est le travail et la peine qu'il doit s'imposer pour l'obtenir. Ce que chaque chose vaut réellement pour celui qui l'a acquise et qui cherche à en disposer ou à l'échanger pour quelque autre objet, c'est la peine et l'embarras que la possession de cette chose peut lui épargner et qu'elle lui permet d'imposer à d'autres personnes. Ce qu'on achète avec de l'argent ou des marchandises est acheté par du travail, aussi bien que ce que nous acquérons à la sueur de notre front. Cet argent et ces marchandises nous épargnent, dans le fait, cette fatigue. Elles contiennent la valeur d'une certaine quantité de travail, que nous échangeons pour ce qui est supposé alors contenir la valeur d'une quantité égale de travail. Le travail a été le premier prix, la monnaie payée pour l'achat primitif de toutes choses. Ce n'est point avec de l'or ou de l'argent, c'est avec du travail que toutes les richesses du monde ont été achetées originairement; et leur valeur pour ceux qui les possèdent et qui cherchent à les échanger contre de nouvelles productions, est précisément égale à la quantité de tra­vail qu'elles les mettent en état d'acheter ou de commander.

 

Richesse, c'est pouvoir, a dit Hobbes; mais celui qui acquiert une grande fortune ou qui l'a reçue par héritage, n'acquiert par là nécessairement aucun pouvoir politique, soit civil, soit militaire. Peut-être sa fortune pourra-t-elle lui fournir les moyens d'acquérir l'un ou l'autre de ces pouvoirs, mais la simple possession de cette fortune ne les lui transmet pas nécessairement. Le genre de pouvoir que cette possession lui transmet immédiatement et directement, c'est le pouvoir d'acheter; c'est un droit de commandement sur tout le travail d'autrui, ou sur tout le produit de ce travail existant alors au marché. Sa fortune est plus ou moins grande exactement en proportion de l'étendue de ce pouvoir, en proportion de la quantité du travail d'autrui qu'elle le met en état de commander, ou, ce qui est la même chose, du produit du travail d'autrui qu'elle le met en état d'acheter. La valeur échangeable d'une chose quelconque doit nécessairement toujours être précisément égale à la quantité de cette sorte de pouvoir qu'elle transmet à celui qui la possède.

 

Mais, quoique le travail soit la mesure réelle de la valeur échangeable de toutes les marchandises, ce n'est pourtant pas celle qui sert communément à apprécier cette valeur. Il est souvent difficile de fixer la proportion entre deux différentes quantités de travail. Cette proportion ne se détermine pas toujours seulement par le temps qu'on a mis à deux différentes sortes d'ouvrages. Il faut aussi tenir compte des différents degrés de fatigue qu'on a endurés et de l'habileté qu'il a fallu déployer. Il peut y avoir plus de travail dans une heure d'ouvrage pénible que dans deux heures de besogne aisée, ou dans une heure d'application à un métier qui a coûté dix années de travail à apprendre, que dans un mois d'application d'un genre ordinaire et à laquelle tout le monde est propre. Or, il n'est pas aisé de trouver une mesure exacte applicable au travail ou au talent. Dans le fait, on tient pourtant compte de l'une et de l'autre quand on échange ensemble les productions de deux différents genres de travail. Toutefois, ce compte-là n'est réglé sur aucune balance exacte; c'est en marchandant et en débattant les prix de marché qu'il s'établit, d'après cette grosse équité qui, sans être fort exacte, l'est bien assez pour le train des affaires communes de la vie.

 

D'ailleurs, chaque marchandise est plus fréquemment échangée et, par consé­quent, comparée, avec d'autres marchandises qu'avec du travail. Il est donc plus natu­rel d'estimer sa valeur échangeable par la quantité de quelque autre denrée que par celle du travail qu'elle peut acheter. Aussi, la majeure partie du peuple entend bien mieux ce qu'on veut dire par telle quantité d'une certaine denrée, que par telle quantité de travail. La première est un objet simple et palpable; l'autre est une notion abstraite, qu'on peut bien rendre assez intelligible, mais qui n'est d'ailleurs ni aussi commune ni aussi évidente.

 

Mais quand les échanges ne se font plus immédiatement, et que l'argent est deve­nu l'instrument général du commerce, chaque marchandise particulière est plus souvent échangée contre de l'argent que contre toute autre marchandise. Le boucher ne porte guère son bœuf ou son mouton au boulanger ou au marchand de bière pour l'échanger contre du pain ou de la bière; mais il le porte au marché, où il l'échange contre de l'argent, et ensuite il échange cet argent contre du pain et de la bière. La quantité d'argent que sa viande lui rapporte détermine aussi la quantité de pain et de bière qu'il pourra ensuite acheter avec cet argent. Il est donc plus clair et plus simple pour lui d'estimer la valeur de sa viande par la quantité d'argent, qui est la mar­chandise contre laquelle il l'échange immédiatement, que par la quantité de pain et de bière, qui sont des marchandises contre lesquelles il ne peut l'échanger que par L'intermédiaire d'une autre marchandise; il est plus naturel pour lui de dire que sa viande vaut trois ou quatre pence la livre, que de dire qu'elle vaut trois ou quatre livres de pain, ou trois ou quatre pots de petite bière. - De là vient qu'on estime plus souvent la valeur échangeable de chaque marchandise par la quantité d'Argent, que par la quantité de travail ou de toute autre marchandise qu'on pourrait avoir en échange.

 

Cependant l'Or et l'Argent, comme toute autre marchandise, varient dans leur valeur ; ils sont tantôt plus chers et tantôt à meilleur marché; ils sont quelquefois plus faciles à acheter, quelquefois plus difficiles. La quantité de travail que peut acheter ou commander une certaine quantité de ces métaux, ou bien la quantité d'autres marchan­dises qu'elle peut obtenir en échange, dépend toujours de la fécondité ou de la stérilité des mines exploitées dans le temps où se font ces échanges. Dans le seizième siècle, la découverte des mines fécondes de l'Amérique réduisit la valeur de l'or et de l'argent, en Europe, à un tiers environ de ce qu'elle avait été auparavant. Ces métaux, coûtant alors moins de travail pour être apportés de la mine au marché, ne purent plus acheter ou commander, quand ils y furent venus, qu'une moindre quantité de travail, et cette révolution dans leur valeur, quoique peut-être la plus forte, n'est pourtant pas la seule dont l'histoire nous ait laissé des témoignages. Or, de même qu'une mesure de quantité, telle que le pied naturel, la coudée ou la poignée, qui varie elle-même de gran­deur dans chaque individu, ne saurait jamais être une mesure exacte de la quan­tité des autres choses, de même une marchandise qui varie elle-même à tout moment dans sa propre valeur, ne saurait être non plus une mesure exacte de la valeur des autres marchandises.

 

Des quantités égales de travail doivent être, dans tous les temps et dans tous les lieux, d'une valeur égale pour le travailleur. Dans son état habituel de santé, de force et d'activité, et d'après le degré ordinaire d'habileté ou de dextérité qu'il peut avoir, il faut toujours qu'il sacrifie la même portion de son repos, de sa liberté, de son bonheur. Quelle que soit la quantité de denrées qu'il reçoive en récompense de son travail, le prix qu'il paye est toujours le même. Ce prix, à la vérité, peut acheter tantôt une plus grande, tantôt une moindre quantité de ces denrées; mais c'est la valeur de celles-ci qui varie, et non celle du travail qui les achète. En tous temps et en tous lieux, ce qui est difficile à obtenir ou ce qui coûte beaucoup de travail à acquérir est cher, et ce qu'on peut se procurer aisément ou avec peu de travail est à bon marché.

 

Ainsi, le travail, ne variant jamais dans sa valeur propre, est la seule mesure réelle et définitive qui puisse servir, dans tous les temps et dans tous les lieux, à apprécier et à comparer la valeur de toutes les marchandises. Il est leur prix réel; l'argent n'est que leur prix nominal.

 

Mais, quoique les quantités égales de travail soient toujours d'une valeur égale pour celui qui travaille, cependant, pour celui qui emploie l'ouvrier, elles paraissent tantôt d'une plus grande, tantôt d'une moindre valeur. Le dernier achète ces quantités de travail, tantôt avec une plus grande, tantôt avec une plus petite quantité de mar­chan­dises; et pour lui le prix du travail paraît varier comme celui de toute autre chose. Il lui semble cher dans un cas, et à bon marché dans l'autre. Dans la réalité pourtant, ce sont les marchandises qui sont à bon marché dans un cas, et chères dans l'autre.

 

Ainsi, dans cette acception vulgaire, on peut dire du travail, comme des autres marchandises, qu'il a un prix réel et un prix nominal. On peut dire que son prix réel consiste dans la quantité de choses nécessaires et commodes qu'on donne pour le payer, et son prix nominal dans la quantité d'argent. L'ouvrier est riche ou pauvre, il est bien ou mal récompensé, en proportion du prix réel, et non du prix nominal, de son travail.

 

La distinction entre le prix réel et le prix nominal des marchandises et du travail n'est pas une affaire de pure spéculation, mais elle peut être quelquefois d'un usage important dans la pratique. Le même prix réel est toujours de même valeur; mais au moyen des variations dans la valeur de l'or et de l'argent, le même prix nominal exprime souvent des valeurs fort différentes. Ainsi, quand une propriété foncière est aliénée sous la réserve d'une rente perpétuelle, si l'on veut que cette rente conserve toujours la même valeur, il est important, pour la famille au profit de laquelle la rente est réservée, que cette rente ne soit pas stipulée en une somme d'argent fixe. Sa valeur, dans ce cas, serait sujette à éprouver deux espèces de variations : première­ment, celles qui proviennent des différentes quantités d'or et d'argent qui sont conte­nues, en différents temps, dans les monnaies de même dénomination; seconde­ment, celles qui proviennent des différences dans la valeur des quantités égales d'or et d'argent à différentes époques.

 

Les princes et les gouvernements se sont souvent imaginé qu'il était de leur intérêt du moment de diminuer la quantité de métal pur contenu dans leurs monnaies; mais on ne voit guère qu'ils se soient jamais imaginé avoir quelque intérêt à l'augmenter. En conséquence, je crois que, chez toutes les nations, la quantité de métal pur conte­nue dans les monnaies a été à peu près continuellement en diminuant, et presque jamais en augmentant. Ainsi, les variations de cette espèce tendent presque toujours à diminuer la valeur d'une rente en argent.

 

La découverte des mines de l'Amérique a diminué la valeur de l'or et de l'argent en Europe. On suppose communément, je crois, sans preuve bien certaine, que cette diminution continue toujours graduellement et qu'elle doit durer encore pendant long­temps. D'après cette supposition donc, les variations de ce genre sont plus propres à diminuer qu'à augmenter la valeur d'une rente en argent, quand même on la stipulerait payable, non en une quantité de pièces de monnaie de telle dénomination, comme en tant de livres sterling, par exemple, mais en une certaine quantité d'onces d'argent pur ou à un titre déterminé.

 

Les rentes qu'on s'est réservées en blé ont conservé leur valeur beaucoup mieux que celles stipulées payables en argent, même dans le cas où la dénomination de la monnaie n'a pas souffert d'altération. Par le statut de la dix-huitième année d'Élisa­beth, il a été réglé qu'un tiers des rentes de tous les baux des collèges serait réservé en blé, payable soit en nature, soit au prix courant du marché public le plus voisin. Suivant le docteur Blackstone, l'argent qui provient de la portion payable en blé, quoique dans l'origine il n'ait été qu'un tiers du total de la rente, est ordinairement à peu près le double de ce que rapportent les deux autres tiers. A ce compte, il faut donc que les anciennes rentes des collèges, stipulées en argent, soient descendues environ au quart de leur ancienne valeur, ou ne vaillent guère plus d'un quart du blé qu'elles valaient originairement. Or, depuis le règne de Philippe et Marie, la dénomination de la monnaie anglaise n'a subi que peu ou point d'altération, et le même nombre de livres, schellings et pence a toujours contenu à peu près la même quantité d'argent fin. Cette diminution dans la valeur des rentes des collèges, stipulées en argent, provient donc en totalité de la diminution dans la valeur de l'argent.

 

Quand l'abaissement de la valeur de l'argent coïncide avec la diminution de la quan­tité contenue dans des monnaies de même dénomination, la perte est alors beau­coup plus grande. En Écosse, où la monnaie a subi bien plus de changements qu'en Angleterre, et en France où elle en a subi beaucoup plus qu'en Écosse, il y a d'anciennes rentes qui ont été dans l'origine d'une valeur considérable, et qui se sont trouvées réduites presque à rien.

 

Dans des temps très éloignés l'un de l'autre, on trouvera que des quantités égales de travail se rapportent de bien plus près dans leur valeur à des quantités égales de blé, qui est la subsistance de l'ouvrier, qu'elles ne le font à des quantités égales d'or et d'argent, ou peut-être de toute autre marchandise. Ainsi, des quantités égales de blé, à des époques très distantes l'une de l'autre, approcheront beaucoup plus entre elles de la même valeur réelle, ou bien elles mettront beaucoup plus celui qui les possédera en état d'acheter ou de commander une même quantité de travail, que ne le feraient des quantités égales de presque toute autre marchandise que ce puisse être. je dis qu'elles le feront beaucoup plus que des quantités égales de toute autre marchandise; car mê­me des quantités égales de blé ne le feront pas exactement. La subsistance de l'ouvrier, ou le prix réel du travail, diffère beaucoup en diverses circonstances, com­me je tâcherai de le faire voir par la suite. Il est plus libéralement payé dans une société qui marche vers l'opulence, que dans une société qui reste stationnaire; il est plus libéralement payé dans une société stationnaire, que dans une société rétrograde. Une denrée quelconque, en quelque temps que ce soit, achètera une plus grande ou une moindre quantité de travail, en proportion de la quantité de subsistances qu'elle pourra acheter à cette époque. Par conséquent, une rente réservée en blé ne sera sujette qu'aux variations dans la quantité de travail que telle quantité de blé peut acheter ; mais une rente stipulée en toute autre denrée sera sujette non seulement aux variations dans la quantité de travail que telle quantité de blé peut acheter, mais encore aux variations qui surviendront dans la quantité de blé que telle quantité de cette denrée stipulée pourra acheter.

 

Il est bon d'observer que, quoique la valeur réelle d'une rente en blé varie beau­coup moins que celle d'une rente en argent, d'un siècle à un autre, elle varie pourtant beaucoup plus d'une année à l'autre. Le prix du travail en argent, comme je tâcherai de le faire voir plus loin, ne suit pas, d'une année à l'autre, toutes les fluctuations du prix du blé en argent, mais il paraît se régler partout sur le prix moyen ou ordinaire de ce premier besoin de la vie, et non pas sur son prix temporaire ou accidentel. Le prix moyen ou ordinaire du blé se règle, comme je tâcherai pareillement de le démontrer plus loin, sur la valeur de l'argent, sur la richesse ou la stérilité des mines qui fournis­sent le marché de ce métal, ou bien sur la quantité de travail qu'il faut employer et, par conséquent, de blé qu'il faut consommer pour qu'une certaine quantité d'argent soit transportée de la mine jusqu'au marché. Mais la valeur de l'argent, quoiqu'elle varie quelquefois extrêmement d'un siècle à un autre, ne varie cependant guère d'une année à l'autre, et même continue très souvent à rester la même ou à peu près la même pendant un demi-siècle ou un siècle entier. Ainsi, le prix moyen ou ordinaire du blé en argent peut continuer aussi, pendant toute cette longue période, à rester le même ou à peu près le même, et avec lui pareillement le prix du travail, pourvu toutefois que la société, à d'autres égards, continue à rester dans la même situation ou à peu près. Pendant le même temps, le prix temporaire ou accidentel du blé pourra souvent dou­bler d'une année à l'autre : par exemple, de vingt-cinq schellings le quarter, s'élever à cinquante. Mais lorsque le blé est à ce dernier prix, non seulement la valeur nominale, mais aussi la valeur réelle d'une rente en blé est au premier prix, ou bien elle pourra acheter une quantité double, soit de travail, soit de toute autre marchandise, le prix du travail en argent, et avec lui le prix de la plupart des choses, demeurant toujours le même au milieu de toutes ces fluctuations.

 

Il paraît donc évident que le travail est la seule mesure universelle, aussi bien que la seule exacte, des valeurs, le seul étalon qui puisse nous servir à comparer les valeurs de différentes marchandises à toutes les époques et dans tous les lieux.

 

On sait que nous ne pouvons pas apprécier les valeurs réelles de différentes mar­chandises, d'un siècle à un autre, d'après les quantités d'argent qu'on a données pour elles. Nous ne pouvons pas les apprécier non plus d'une année à l'autre, d'après les quantités de blé qu'elles ont coûté. Mais, d'après les quantités de travail, nous pou­vons apprécier ces valeurs avec la plus grande exactitude, soit d'un siècle à un autre, soit d'une année à l'autre. D'un siècle à l'autre, le blé est une meilleure mesure que l'argent, parce que, d'un siècle à l'autre, des quantités égales de blé seront bien plus près de commander la même quantité de travail, que ne le seraient des quantités égales d'argent. D'une année à l'autre, au contraire, l'argent est une meilleure mesure que le blé, parce que des quantités égales d'argent seront bien plus près de comman­der la même quantité de travail.

 

Mais, quoique la distinction entre le prix réel et le prix nominal puisse être utile dans des constitutions de rentes perpétuelles, ou même dans des baux à très longs termes, elle ne l'est nullement pour les achats et les ventes, qui sont les contrats les plus communs et les plus ordinaires de la vie.

 

Au même temps et au même lieu, le prix réel et le prix nominal d'une marchan­dise quelconque sont dans une exacte proportion l'un avec l'autre. Selon qu'une denrée quelconque vous rapportera plus ou moins d'argent au marché de Londres, par exemple, elle vous mettra aussi en état d'acheter ou de commander plus ou moins de travail au même temps et au même lieu.

 

Ainsi, quand il y a identité de temps et de lieu, l'argent est la mesure exacte de la valeur échangeable de toutes les marchandises; mais il ne l'est que dans ce cas seulement.

 

Quoique, à des endroits éloignés l'un de l'autre, il n'y ait pas de proportion régu­lière entre le prix réel des marchandises et leur prix en argent, cependant, le marchand qui les transporte de l'un de ces endroits à l'autre n'a pas autre chose à considérer que leur prix en argent, ou bien la différence entre la quantité d'argent pur qu'il donne pour les acheter, et celle qu'il pourra retirer en les vendant. Il se peut qu'une demi-once d'argent à Canton, en Chine, achète une plus grande quantité, soit de travail, soit de choses utiles ou commodes, que ne le ferait une once à Londres. Toutefois, une marchandise qui se vend une demi-once d'argent à Canton peut y être réellement plus chère, être d'une importance plus réelle pour la personne qui la possède en ce lieu, qu'une marchandise qui se vend à Londres une once ne l'est pour la personne qui la possède à Londres. Néanmoins, si un commerçant de Londres peut acheter à Canton, pour une demi-once d'argent, une marchandise qu'il revendra ensuite une once à Londres, il gagne à ce marché cent pour cent, tout comme si l'once d'argent avait exactement la même valeur à Londres et à Canton. Il ne s'embarrasse pas de savoir si une demi-once d'argent à Canton aurait mis à sa disposition plus de travail et une plus grande quantité de choses propres aux besoins et aux commodités de la vie, qu'une once ne pourrait le faire à Londres. A Londres, pour une once d'argent, il aura à sa disposition une quantité de toutes ces choses double de celle qu'il pourrait y avoir pour une demi-once, et c'est là précisément ce qui lui importe.

 

Comme c'est le prix nominal, ou le prix en argent des marchandises, qui déter­mine finalement, pour tous les acheteurs et les vendeurs, s'ils font une bonne ou mauvaise affaire, et qui règle par là presque tout le train des choses ordinaires de la vie dans lesquelles il est question de prix, il n'est pas étonnant qu'on ait fait beaucoup plus d'attention à ce prix qu'au prix réel.

 

Mais, dans un ouvrage de la nature de celui-ci, il peut quelquefois être utile de comparer les différentes valeurs réelles d'une marchandise particulière, à différentes époques et en différents lieux, ou d'évaluer les différents degrés de puissance sur le travail d'autrui qu'elle a pu donner en différentes circonstances à celui qui la possé­dait. Dans ce cas, ce n'est pas tant les différentes quantités d'argent pour lesquelles elle a été communément vendue qu'il s'agit de comparer, que les différentes quantités de travail qu'auraient achetées ces différentes quantités d'argent; mais il est bien difficile de pouvoir jamais connaître avec quelque degré d'exactitude les prix courants du travail dans des temps et des lieux éloignés. Ceux du blé, quoiqu'ils n'aient été régulièrement enregistrés que dans peu d'endroits, sont en général beaucoup plus connus, et on en trouve fréquemment des indications dans les historiens et dans les autres écrivains. Il faut donc, en général, nous contenter de ces prix, non pas comme étant toujours exactement dans les mêmes proportions que les prix courants du travail, mais comme étant l'approximation la meilleure que l'on puisse obtenir com­mu­nément pour trouver à peu près ces proportions. J'aurai occasion par la suite de faire quelques comparaisons et rapprochements de ce genre.

 

 

 

 

Les nations commerçantes, à mesure que leur industrie a fait des progrès, ont trouvé utile de frapper en monnaie plusieurs métaux différents : de l'or pour les gros payements, de l'argent pour les achats de valeur moyenne, et du cuivre ou quelque autre métal grossier pour ceux de la plus petite importance. Cependant, elles ont toujours regardé un de ces métaux comme étant plus particulièrement la mesure des valeurs qu'aucun des deux autres, et il paraît qu'en général elles ont donné cette préférence au métal qui leur avait le premier servi d'instrument de commerce. Ayant commencé une fois à prendre ce métal pour mesure, comme il fallait bien le faire quand elles n'avaient pas d'autre monnaie, elles ont généralement continué cet usage, lors même qu'il n'y avait plus de nécessité.

 

On dit que les Romains n'ont eu que de la monnaie de cuivre jusques environ cinq ans avant la première guerre punique [2], époque à laquelle ils commencèrent à frapper leurs premières monnaies en argent. Aussi, le cuivre paraît toujours avoir continué à servir de mesure de valeur dans cette république. On voit à Rome tous les comptes exprimés et tous les biens évalués en as ou en sesterces. L'as fut toujours la dénomi­nation d'une monnaie de cuivre; le mot de sesterce veut dire deux as et demi. Ainsi, quoique le sesterce fût toujours une monnaie d'argent, cependant cette monnaie était évaluée sur la monnaie de cuivre. A Rome, on disait d'un homme qui avait beaucoup de dettes qu'il avait une grande quantité de cuivre appartenant à autrui.

 

Il paraît que les peuples du Nord qui s'établirent sur les ruines de l'Empire romain ont eu de la monnaie d'argent dès le commencement de leur établissement, et que plusieurs siècles se sont écoulés avant qu'ils connussent de monnaies ni d'or ni de cuivre. Il y avait en Angleterre de la monnaie d'argent dès le temps des Saxons, mais on n'y frappa guère de monnaie d'or avant Édouard III, ni aucune monnaie de cuivre avant l'avènement de Jacques 1er au trône de la Grande-Bretagne. C'est aussi pour cela qu'en Angleterre et, je crois, chez toutes les autres nations modernes de l'Europe, on a, en général, tenu tous les comptes et évalué tous les biens et marchandises en argent; et quand nous voulons exprimer le montant de la fortune de quelqu'un, nous ne comptons guère par le nombre de guinées que nous la supposons valoir, mais par le nombre de livres.

 

Je pense que, dans tous les pays, les offres légales de payement ne purent être faites, dans l'origine, que dans la monnaie seulement du métal adopté particulièrement pour signe ou mesure des valeurs. En Angleterre, l'or ne fut pas regardé comme monnaie légale, même longtemps après qu'on y eut frappé des monnaies d'or. Aucune loi ou proclamation publique n'y fixait la proportion entre l'or et l'argent; on laissait au marché à la déterminer. Si un débiteur faisait des offres en or, le créancier avait le droit de les refuser tout à fait, ou bien de les accepter d'après une évaluation de l'or faite à l'amiable entre lui et son débiteur. Le cuivre ne peut être aujourd'hui une monnaie légale, excepté pour le change des plus petites pièces d'argent. Dans cet état de choses, la distinction entre le métal qui était réputé signe légal des valeurs et celui qui n'était pas réputé tel, était quelque chose de plus qu'une distinction nominale.

 

Dans la suite des temps, et lorsque le peuple se fut familiarisé par degrés avec l'usage des monnaies de différents métaux et que, par conséquent, il connut mieux le rapport existant entre leur valeur respective, la plupart des nations, je pense, ont jugé convenable de fixer authentiquement le rapport de cette valeur, et de déclarer par un acte public de la loi, qu'une guinée, par exemple, de tel poids et à tel titre, s'échange­rait contre 21 schellings, ou bien serait une offre valable pour une dette de cette som­me. Dans cet état de choses, et tant que dure le rapport établi de cette manière, la dis­tinc­tion entre le métal qui est l'étalon et le métal qui ne l'est pas n'est plus guère qu'une distinction nominale.

 

Toutefois, en cas de quelque changement dans le rapport établi par la loi, cette distinction redevient, ou au moins semble redevenir quelque chose de plus qu'une distinction nominale. Ainsi, par exemple, si la valeur légale d'une guinée était ou réduite à 20 schellings, ou élevée à 22, comme tous les comptes et presque toutes les obligations pour dettes sont réglés et exprimés en monnaie d'argent, la majeure partie des payements pourrait bien se faire avec les mêmes quantités de monnaie d'argent qu'auparavant ; mais ils exigeraient, en monnaie d'or, des quantités fort différentes, de plus grandes dans un cas, et de moindres dans un autre. L'argent paraîtrait plus inva­riable que l'or dans sa valeur. L'argent semblerait mesurer la valeur de l'or, et l'or ne pas mesurer celle de l'argent. La valeur de l'or aurait l'air de dépendre de la quan­tité d'argent pour laquelle il serait échangeable, tandis que la valeur de l'argent paraîtrait indépendante de la quantité d'or pour laquelle il pourrait être échangé. Cette diffé­rence ne serait pourtant autre chose qu'un effet de la coutume de régler les comptes et d'exprimer le montant des grandes et petites sommes en monnaie d'argent plutôt qu'en monnaie d'or. Un bon de 25 ou de 50 guinées, de M. Drummond, malgré un change­ment de ce genre, serait toujours payable, comme auparavant, en 25 ou 50 guinées. Après le changement que nous supposons, ce bon serait toujours payable avec la même quantité d'or qu'auparavant, mais il demanderait en argent des quantités fort différentes. Dans le payement d'un pareil billet, ce serait l'or qui paraîtrait plus inva­riable que l'argent dans sa valeur; ce serait l'or qui semblerait mesurer la valeur de l'argent, tandis que l'argent ne semblerait pas mesurer celle de l'or. Si la coutume de régler les comptes de cette manière et d'exprimer le montant des promesses et autres obligations pour dettes, devenait jamais générale, aussitôt l'or, et non l'argent, serait regardé comme le métal formant particulièrement le signe ou la mesure des valeurs.

 

Dans la réalité, tant que dure le rapport légalement établi entre la valeur respective des différents métaux monnayés, la valeur du plus précieux de ces métaux règle la valeur de la totalité de la monnaie. Douze pence de cuivre contiennent une demi-livre, avoir du poids, d'un cuivre qui n'est pas de meilleure qualité, et qui, avant d'être mon­nayé, vaut tout au plus 7 pence en argent. Mais comme, par les règlements, ces 12 pence doivent s'échanger contre 1 schelling, ils sont regardés au marché comme va­lant 1 schelling, et on peut en tout temps les échanger pour 1 schelling. Avant même la dernière refonte de la monnaie d'or de la Grande-Bretagne, l'or, ou au moins cette portion qui en circulait dans Londres et les environs, avait en général moins perdu du poids légal que la plus grande partie de l'argent. Cependant, 21 schellings usés et effacés étaient regardés comme l'équivalent d'une guinée, qui peut-être était aussi, à la vérité, usée et effacée, mais presque jamais autant. Les derniers règlements ont porté la monnaie d'or aussi près du poids légal qu'il est possible de porter la monnaie courante d'une nation; et l'ordre donné de ne recevoir l'or qu'au poids dans les caisses publiques, est fait pour le maintenir dans cet état aussi longtemps qu'on tiendra la main à ce règlement; tandis que la monnaie d'argent reste toujours usée et continue à se dégrader, comme elle faisait avant la refonte de la monnaie d'or. Et malgré cela, au marché, 21 schellings de cet argent dégradé sont toujours regardés comme valant une guinée de cette excellente monnaie d'or.

 

La refonte de la monnaie d'or a bien évidemment élevé la valeur de la monnaie d'argent qui s'échange avec elle.

 

A la Monnaie d'Angleterre, dans une livre pesant d'or, on taille 44 guinées et 112, qui, à 21 schellings la guinée, font 46 livres 14 schellings 6 deniers. Une once de cette monnaie d'or vaut donc 3 livres 17 schellings 10 deniers et 112 en argent. En Angleterre, on ne paye aucun droit ni seigneuriage sur la fabrication de la monnaie, et quiconque porte à la Monnaie une livre ou une once pesant d'or en lingot au titre de la loi, en retire une livre ou une once pesant d'or monnayé, sans aucune déduction. Ainsi, 3 livres 17 schellings 10 deniers et 1,12 l'once passent pour le prix de l'or à la Monnaie d'Angleterre, ou bien c'est la quantité de métal monnayé que donne la Monnaie pour de l'or en lingot au titre de la loi.

 

Avant la refonte de la monnaie d'or, le prix de l'or en lingot au titre de la loi, pendant plusieurs années, a été, au marché, au-dessus de 3 liv. 18 schellings, quel­que­fois à 3 livres 19 schellings, et très souvent à 4 livres l'once; somme qui probable­ment, dans l'état usé et dégradé où était la monnaie d'or, contenait rarement plus d'une once d'or au titre. Depuis la refonte de la monnaie d'or, les lingots d'or au titre se vendent, au marché, rarement au-delà de 3 livres 17 schellings 7 deniers l'once. Avant la refonte de la monnaie d'or, le prix de marché a toujours été plus ou moins au-des­sus du prix de l'or à la Monnaie; depuis cette refonte, le prix de marché a été constam­ment au-dessous de celui de la Monnaie. Or, ce prix de marché est le même, soit qu'il se paye en monnaie d'or, soit qu'il se paye en monnaie d'argent. Ainsi, la dernière refonte de la monnaie d'or a élevé non seulement la valeur de la monnaie d'or, mais aussi celle de la monnaie d'argent, relativement à celle de l'or en lingot, et probable­ment aussi relativement à toutes les autres marchandises, quoique la hausse dans la valeur de l'or et de l'argent, relativement à celles-ci, ne puisse pas être aussi distincte ni aussi sensible, le prix de la plupart des marchandises étant soumis à l'influence d'une infinité d'autres causes.

 

A la Monnaie d'Angleterre, une livre pesant d'argent en lingot au titre de la loi, est frappée en 62 schellings, qui contiennent pareillement une livre pesant d'argent au titre. Ainsi 5 schellings 2 deniers l'once passent pour être le prix de l'argent à la Monnaie d'Angleterre, ou bien la quantité d'argent monnayé que donne la Monnaie pour de l'argent en lingot au titre. Avant la refonte de la monnaie d'or, le prix de mar­ché pour l'argent au titre en lingot, a été, en différentes circonstances, 5 schellings 4 deniers, 5 schellings 5 deniers, 5 schellings 6 deniers, 5 schellings 7 deniers, et très souvent 5 schellings 8 deniers l'once. Cependant, 5 schellings 7 deniers semblent avoir été le prix le plus commun. Depuis la refonte de la monnaie d'or, le prix de mar­ché de l'argent au titre, en lingot, est tombé, en différentes rencontres, à 5 schellings 3 deniers, 5 schellings 4 deniers, et 5 schellings 5 deniers l'once, et il n'a guère jamais dépassé ce dernier prix. Quoique, au marché, l'argent en lingot ait baissé considéra­ble­ment depuis la refonte de la monnaie d'or, cependant il n'a jamais baissé jusques au prix qu'on en donne à la Monnaie.

 

Dans la proportion établie à la Monnaie d'Angleterre entre les différents métaux, si le cuivre est à un prix fort au-dessus de sa vraie valeur, l'argent, d'un autre côté, se trouve y être évalué à un taux quelque peu au-dessous de la sienne. Dans le marché général de l'Europe, dans les Monnaies de France et dans celles de Hollande, 1 once d'or fin se change contre environ 14 onces d'argent fin. Dans les Monnaies anglaises, elle se change contre environ 15 onces, c'est-à-dire pour plus d'argent qu'elle ne vaut selon la commune évaluation de l'Europe. Mais de même que la hausse du cuivre, dans les Monnaies anglaises, n'élève pas le prix du cuivre en barre, de même le bas prix de l'argent dans ces Monnaies n'a pas fait baisser le prix de l'argent en lingot. L'argent en lingot n'en conserve pas moins sa vraie proportion avec l'or, par la même raison que le cuivre en barre conserve toujours sa vraie proportion avec l'argent.

 

Lors de la refonte de la monnaie d'argent sous le règne de Guillaume III, le prix de l'argent en lingot continua toujours à être quelque peu au-dessus du prix de cet argent à la Monnaie. M. Locke attribue ce haut prix à la permission d'exporter l'argent en lingot et à la défense d'exporter l'argent monnayé. Cette permission d'exporter, dit-il, rendit les demandes d'argent en lingot plus abondantes que les demandes d'argent monnayé. Mais la quantité de gens qui ont besoin de monnaie d'argent pour l'usage commun des ventes et des achats au-dedans est sûrement beaucoup plus considérable que celle des gens qui ont besoin de lingots d'argent, soit pour les exporter, soit pour tout autre usage. Il subsiste à présent une pareille permission d'exporter l'or en lingot, et une pareille prohibition d'exporter l'or monnayé; cependant le prix de l'or en lingot n'en est pas moins tombé au-dessous du prix qu'on en donne à la Monnaie. Mais alors, tout comme aujourd'hui, l'argent, dans les Monnaies anglaises, était évalué au-dessous de sa vraie proportion avec l'or; et la monnaie d'or, que dans ce temps aussi on sup­posa n'avoir pas besoin d'être réformée, réglait alors, aussi bien qu'à présent, la valeur réelle de la monnaie de toute espèce. Comme la refonte de la monnaie d'argent ne fit pas baisser alors le prix de l'argent en lingot au taux auquel il est reçu à la Mon­naie, il n'est pas fort probable qu'une semblable refonte puisse le faire aujourd'hui.

 

Si la monnaie d'argent était rapprochée du poids légal autant que l'est la monnaie d'or, il est probable qu'une guinée s'échangerait, selon la proportion actuelle, contre une plus grande quantité d'argent monnayé qu'elle n'en pourrait acheter en lingot. La monnaie d'argent contenant en entier son poids légal, il y aurait, dans ce cas, profit à la fondre, afin de vendre d'abord le lingot pour de la monnaie d'or, et ensuite échanger cette monnaie d'or contre de la monnaie d'argent qu'on remettrait encore de même au creuset. Il semble que la seule méthode de prévenir cet inconvénient serait de faire quelque changement au rapport actuellement établi entre ces deux métaux.

 

 

L'inconvénient serait peut-être moindre si l'argent était évalué, dans nos Mon­naies, autant au-dessus de sa juste proportion avec l'or, qu'il se trouve maintenant éva­lué au-dessous, pourvu qu'en même temps il fût statué que l'argent ne pourrait servir de monnaie légale pour plus que pour le change d'une guinée, de la même manière que le cuivre ne peut servir de monnaie légale pour plus que pour le change d'un schel­ling. Dans ce cas, aucun créancier ne pourrait être la dupe de la haute évaluation de l'argent monnayé, comme à présent aucun créancier ne peut l'être de la haute évaluation de la monnaie de cuivre. Il n'y aurait que les banquiers qui souffriraient de ce règlement. Quand vient à fondre sur eux une presse imprévue de demandes de payements, ils tâchent de gagner du temps en payant en pièces de 6 pence, et un tel règlement leur ôterait ce moyen d'éluder un payement exigible. Ils seraient, par conséquent, obligés de tenir en tout temps dans leur caisse une plus grande quantité de fonds qu'à présent; et quoique ce fût sans doute un inconvénient considérable pour eux, ce serait en même temps une sûreté considérable pour leurs créanciers.

 

Trois livres 17 schellings 10 deniers et demi, qui sont le prix de l'or à la Monnaie, ne contiennent certainement pas, même dans notre excellente monnaie d'or d'aujour­d'hui, plus d'une once d'or au titre, et on pourrait penser en conséquence qu'ils ne devraient pas acheter une plus grande quantité d'or au même titre, en lingot. Mais l'or monnayé est plus commode que l'or en lingot; et quoique le monnayage soit franc de tous droits en Angleterre, cependant l'or qu'on porte en lingot à la Monnaie ne peut guère rentrer entre les mains du propriétaire, sous forme de monnaie, qu'après un délai de plusieurs semaines. Aujourd'hui même que la Monnaie a tant d'occupation, il faudrait que le propriétaire attendît plusieurs mois pour le retirer. Ce délai est équi­valent à un léger droit, et il donne à l'or monnayé un peu plus de valeur qu'à l'or en lingot, à quantité égale. Si l'argent était évalué dans les monnaies anglaises selon sa juste proportion avec l'or, il est probable que le prix de l'argent en lingot tomberait au-dessous du prix pour lequel il est reçu à la Monnaie, même sans qu'il y eût aucune réforme dans la monnaie d'argent actuelle, tout usée et effacée qu'elle est, se réglant sur la valeur de l'excellente monnaie d'or avec laquelle on peut l'échanger.

 

Un léger droit de seigneuriage ou un impôt sur le monnayage, tant de l'or que de l'argent, augmenterait probablement encore davantage la valeur de ces métaux mon­nayés sur la valeur de quantités égales en lingot. Dans ce cas, le monnayage élèverait la valeur du métal monnayé en proportion de l'étendue de ce léger droit, par la même raison que la façon augmente la valeur de la vaisselle à proportion du prix de cette façon. La supériorité du métal monnayé sur le lingot empêcherait qu'on ne fondît la monnaie et en découragerait l'exportation. Si quelque nécessité publique en rendait l'exportation nécessaire, la majeure partie de cette monnaie rentrerait bientôt d'elle-même. Au-dehors, on ne pourrait la vendre que pour la valeur de son poids comme lingot; au-dedans, elle vaudrait quelque chose de plus. Il y aurait donc du profit à la faire rentrer. En France, il y a sur la fabrication de la monnaie un seigneuriage d'envi­ron huit pour cent, et on dit aussi que lorsque la monnaie de France est exportée, elle rentre d'elle-même.

 

Les variations accidentelles qui surviennent au marché dans le prix de l'or et de l'argent en lingot, proviennent des mêmes causes que celles qui font varier le prix de toutes les autres marchandises. Les pertes fréquentes qui se font de ces métaux par divers accidents sur terre et sur mer, la dépense continuelle qu'on en fait pour dorer en couleur et en or moulu, pour les galons et les broderies, le déchet que produisent l'user et le frottement, tant dans la monnaie que dans les ouvrages d'orfèvrerie, tout cela exige, pour réparer ce déchet et ces pertes, une importation continuelle dans tous les pays qui ne possèdent pas de mines en propre. Nous devons présumer que les marchands qui font cette importation cherchent, comme tous les autres marchands, à proportionner chacune de leurs importations aux demandes du moment, autant qu'il leur est possible d'en juger; cependant, malgré toute leur attention, ils sont quelque­fois au-delà, quelquefois en deçà de la demande. Quand leur importation excède la demande actuelle, plutôt que de courir le risque et la peine de réexporter, ils aiment mieux quelquefois céder une partie de leurs lingots un peu au-dessous du prix moyen ou ordinaire. Quand, d'un autre côté, ils ont importé au-dessous des demandes, ils retirent quelque chose au-delà de ce prix moyen. Mais lorsqu'au milieu de ces fluctuations accidentelles, le prix du marché pour les lingots d'or ou d'argent continue d'une manière durable et constante à baisser plus ou moins au-dessous du prix pour lequel ils sont reçus à la Monnaie, ou à s'élever plus ou moins au-dessus, nous pou­vons être certains qu'une infériorité ou supériorité de prix aussi durable et aussi constante est l'effet de quelque changement dans l'état des monnaies, qui rend, pour le moment, une certaine quantité précise de métal brut qu'il devait contenir. La cons­tance et la durée de l'effet supposent une constance et une durée proportionnées dans la cause.

 

La Monnaie d'un pays quelconque peut être regardée, dans un temps et un lieu déterminés, comme une mesure plus ou moins exacte des Valeurs, selon que la mon­naie courante est plus ou moins exactement conforme au poids et au titre qu'elle annonce, ou bien qu'elle contient plus ou moins exactement la quantité précise d'or fin ou d'argent fin qu'elle doit contenir. Si, par exemple, en Angleterre, quarante-quatre guinées et demie contenaient exactement une livre pesant d'or au titre, ou onze onces d'or et une once d'alliage, la monnaie d'Angleterre serait, dans un temps et un lieu donnés quelconques, une mesure aussi exacte de la valeur actuelle des marchandises que la nature des choses puisse le comporter. Mais si, au moyen du frai, quarante-quatre guinées et demie contiennent, en général, moins d'une livre pesant d'or au titre, le déchet étant toutefois moins fort sur certaines pièces que sur d'autres, alors la mesure de valeur devient sujette à la même espèce d'incertitude à laquelle sont communément exposés tous les autres poids et mesures. Comme il arrive rarement que ceux-ci soient exactement conformes à leur étalon, le marchand ajuste du mieux qu'il peut le prix de ses marchandises, non sur ce que ces poids et mesures devraient être, mais sur ce que, d'après son expérience, il voit qu'ils sont réellement, par évaluation moyenne. En conséquence d'un pareil défaut d'exactitude dans la monnaie, le prix des marchandises se règle de la même manière; non sur la quantité d'or ou d'argent fin que la monnaie devrait contenir, mais sur ce que, par aperçu, l'expérience fait voir qu'elle en contient pour le moment.

 

Il faut observer que, par le prix en argent des marchandises, j'entends toujours la quantité d'or ou d'argent fin pour laquelle on les vend, sans m'arrêter à la dénomi­na­tion de la monnaie. Par exemple, je regarde 6 schellings 8 deniers, du temps d'Edouard 1er, comme le même prix en argent qu'une livre sterling d'aujourd'hui, parce que, autant que nous en pouvons juger, ils contenaient environ la même quan­tité d'argent fin.


 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre VI

 

Des parties constituantes
du prix des marchandises

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Dans ce premier état informe de la société, qui précède l'accumulation des capi­taux et l'appropriation du sol, la seule circonstance qui puisse fournir quelque règle pour les échanges, c'est, à ce qu'il semble, la qualité de travail nécessaire pour ac­qué­rir les différents objets d'échange. Par exemple, chez un peuple de chasseurs, s'il en coûte habituellement deux fois plus de peine pour tuer un castor que pour tuer un daim, naturellement un castor s'échangera contre deux daims ou vaudra deux daims. Il est naturel que ce qui est ordinairement le produit de deux jours ou de deux heures de travail, vaille le double de ce qui est ordinairement le produit d'un jour ou d'une heure de travail.

 

Si une espèce de travail était plus rude que l'autre, on tiendrait naturellement comp­te de cette augmentation de fatigue, et le produit d'une heure de ce travail plus rude pourrait souvent s'échanger contre le produit de deux heures de l'autre espèce de travail. De même, si une espèce de travail exige un degré peu ordinaire d'habileté ou d'adresse, l'estime que les hommes ont pour ces talents ajoutera naturellement à leur produit une valeur supérieure à ce qui serait dû pour le temps employé au travail. Il est rare que de pareils talents s'acquièrent autrement que par une longue application, et la valeur supérieure qu'on attribue à leur produit n'est souvent qu'une compensation raisonnable du temps et de la peine qu'on a mis à les acquérir.

 

Dans l'état avancé de la société, on tient communément compte, dans les salaires du travail, de ce qui est dû à la supériorité d'adresse ou de fatigue, et il est vrai­semblable qu'on en a agi à peu près de même dans la première enfance des sociétés.

 

Dans cet état de choses, le produit du travail appartient tout entier au travailleur, et la quantité de travail communément employée à acquérir ou à produire un objet échangeable est la seule circonstance qui puisse régler la quantité de travail que cet objet devra communément acheter, commander ou obtenir en échange.

 

Aussitôt qu'il y aura des capitaux accumulés dans les mains de quelques particu­liers, certains d'entre eux emploieront naturellement ces capitaux à mettre en oeuvre des gens industrieux, auxquels ils fourniront des matériaux et des substances, afin de faire un Profit sur la vente de leurs produits, ou sur ce que le travail de ces ouvriers ajoute de valeur aux matériaux. Quand l'ouvrage fini est échangé, ou contre de l'ar­gent, ou contre du travail, ou contre d'autres marchandises, il faut bien qu'en outre de ce qui pourrait suffire à payer le prix des matériaux et les salaires des ouvriers, il y ait encore quelque chose de donné pour les Profits de l'entrepreneur de l'ouvrage, qui hasarde ses capitaux dans cette affaire. Ainsi, la valeur que les ouvriers ajoutent à la matière se résout alors en deux parties, dont l'une paye leurs salaires, et l'autre les profits que fait l'entrepreneur sur la somme des fonds qui lui ont servi à avancer ces salaires et la matière à travailler. Il n'aurait pas d'intérêt à employer ces ouvriers, s'il n'attendait pas de la vente de leur ouvrage quelque chose de plus que le remplacement de son capital, et il n'aurait pas d'intérêt à employer un grand capital plutôt qu'un petit, si ses profits n'étaient pas en rapport avec l'étendue du capital employé.

 

Les Profits, dira-t-on peut-être, ne sont autre chose qu'un nom différent donné aux salaires d'une espèce particulière de travail, le travail d'inspection et de direction. Ils sont cependant d'une nature absolument différente des salaires; ils se règlent sur des principes entièrement différents, et ne sont nullement en rapport avec la quantité et la nature de ce prétendu travail d'inspection et de direction. Ils se règlent en entier sur la valeur du capital employé, et ils sont plus ou moins forts, à proportion de l'étendue de ce capital. Supposons, par exemple, que dans une certaine localité où les profits des fonds employés dans les manufactures sont communément de dix pour cent par an, il y ait deux manufactures différentes, chacune desquelles emploie vingt ouvriers à raison de 15 livres par an chacun, soit une dépense de 300 livres par an pour chaque atelier; supposons encore que la matière première de peu de valeur, employée annuel­lement dans l'une, coûte seulement 700 livres, tandis que dans l'autre on emploie des matières plus précieuses qui coûtent 7 000 livres; le capital employé annuellement dans l'une sera, dans ce cas, de 1000 livres seulement, tandis que celui employé dans l'autre s'élèvera à 7 000 livres. Or, au taux de 10 pour cent, l'entrepreneur de l'une comptera sur un profit annuel d'environ 100 livres seulement, tandis que l'entre­pre­neur de l'autre s'attendra à un bénéfice d'environ 730 livres. Mais, malgré cette diffé­rence énorme dans leurs profits, il se peut que leur travail d'inspection et de direction soit tout à fait le même ou à peu près l'équivalent. Dans beaucoup de grandes fabri­ques, souvent presque tout le travail de ce genre est confié à un premier commis. Ses appointements expriment réellement la valeur de ce travail d'inspection et de direc­tion. Quoique, en fixant ce salaire, on ait communément quelque égard, non seule­ment à son travail et à son degré d'intelligence, mais encore au degré de confian­ce que son emploi exige, cependant ses appointements ne sont jamais en proportion réglée avec le capital dont il surveille la régie ; et le propriétaire de ce capital, bien qu'il se trouve par là débarrassé de presque tout le travail, n'en compte pas moins que ses profits seront en proportion réglée avec son capital. Ainsi, dans le prix des marchan­dises, les profits des fonds ou capitaux sont une part constituante dans la valeur, entièrement indifférente des salaires du travail, et réglée sur des principes tout à fait différents.

 

Dans cet état de choses, le produit du travail n'appartient pas toujours tout entier à l'ouvrier. Il faut, le plus souvent, que celui-ci le partage avec le propriétaire du capital qui le fait travailler. Ce n'est plus alors la quantité de travail communément dépensée pour acquérir ou pour produire une marchandise, qui est la seule circonstance sur laquelle on doive régler la quantité de travail que cette marchandise pourra communé­ment acheter, commander ou obtenir en échange. Il est clair qu'il sera encore dû une quantité additionnelle pour le profit du capital qui a avancé les salaires de ce travail et qui en a fourni les matériaux.

 

Dès l'instant que le sol d'un pays est devenu propriété privée, les propriétaires, comme tous les autres hommes, aiment à recueillir où ils n'ont pas semé, et ils deman­dent une Rente, même pour le produit naturel de la terre. Il s'établit un prix addi­tionnel sur le bois des forêts, sur l'herbe des champs et sur tous les fruits naturels de la terre, qui, lorsqu'elle était possédée en commun, ne coûtaient à l'ouvrier que la peine de les cueillir, et lui coûtent maintenant davantage. Il faut qu'il paye pour avoir la permission de les recueillir, et il faut qu'il cède au propriétaire du sol une portion de ce qu'il recueille ou de ce qu'il produit par son travail. Cette portion ou, ce qui revient au même, le prix de cette portion constitue la Rente de la terre (rent of land) et dans le prix de la plupart des marchandises, elle forme une troisième partie constituante.

 

Il faut observer que la valeur réelle de toutes les différentes parties constituantes du prix se mesure par la quantité du travail que chacune d'elles peut acheter ou commander. Le travail mesure la valeur, non seulement de cette partie du prix qui se résout en travail, mais encore de celle qui se résout en rente, et de celle qui se résout en profit.

 

Dans toute société, le prix de chaque marchandise se résout définitivement en quelqu'une de ces trois parties ou en toutes trois, et dans les sociétés civilisées, ces parties entrent toutes trois, plus ou moins, dans le prix de la plupart des marchandises, comme parties constituantes de ce prix.

 

Dans le prix du blé, par exemple, une partie paye la rente du propriétaire, une autre paye les salaires ou l'entretien des ouvriers, ainsi que des bêtes de labour et de charroi employées à produire le blé, et la troisième paye le profit du fermier.

 

Ces trois parties semblent constituer immédiatement ou en définitive la totalité du prix du blé. On pourrait peut-être penser qu'il faut y ajouter une quatrième partie, nécessaire pour remplacer le capital du fermier ou pour compenser le dépérissement de ses chevaux de labour et autres instruments d'agriculture. Mais il faut considérer que le prix de tout instrument de labourage, tel qu'un cheval de charrue, est lui-même formé de ces mêmes trois parties : la rente de la terre sur laquelle il a été élevé, le travail de ceux qui l'ont nourri et soigné, et les profits d'un fermier qui a fait les avances, tant de cette rente que des salaires de ce travail. Ainsi, quoique le prix du blé doive payer aussi bien le prix du cheval que son entretien, la totalité du prix de ce blé se résout toujours, soit immédiatement, soit en dernière analyse, dans ces mêmes trois parties, rente, travail et profit.

 

Dans le prix de la farine, il faut ajouter au prix du blé les profits du meunier et les salaires de ses ouvriers ; dans le prix du pain, les profits du boulanger et les salaires de ses garçons, et dans les prix de l'un et de l'autre, le travail de transporter le blé de la maison du fermier à celle du meunier, et de celle du meunier à celle du boulanger, ainsi que les profits de ceux qui avancent les salaires de ce travail.

 

Le prix du lin se résout dans les mêmes trois parties constituantes que celui du blé. Dans le prix de la toile, il faut comprendre le salaire de ceux qui sérancent le lin, de ceux qui le filent, du tisserand, du blanchisseur, etc., et à tout cela ajouter les profits de ceux qui mettent en oeuvre ces différents ouvriers.

 

A mesure qu'une marchandise particulière vient à être plus manufacturée, cette partie du prix qui se résout en salaires et en profits devient plus grande à proportion de la partie qui se résout en rente. A chaque transformation nouvelle d'un produit, non seu­le­ment le nombre des profits augmente, mais chaque profit subséquent est plus grand que le précédent, parce que le capital d'où il procède est nécessairement tou­jours plus grand. Le capital qui met en œuvre les tisserands, par exemple, est néces­sai­rement plus grand que celui qui fait travailler les fileurs, parce que non seulement il remplace ce dernier capital avec ses profits, mais il paye encore, en outre, les salaires des tisserands; et, comme nous l'avons vu, il faut toujours que les profits soient en certaine proportion avec le capital.

 

Néanmoins, dans les sociétés les plus avancées, il y a toujours quelques mar­chandises, mais en petit nombre, dont le prix se résout en deux parties seulement, les salaires du travail et le profit du capital ; et d'autres, en beaucoup plus petit nombre encore, dont le prix consiste uniquement en salaires de travail. Dans le prix du pois­son de mer, par exemple, une partie paye le travail des pêcheurs, et l'autre les profits du capital placé dans la pêcherie. Il est rare que la rente fasse partie de ce prix, quoi­que cela arrive quelquefois, comme je le ferai voir par la suite. Il en est autrement, au moins dans la plus grande partie de l'Europe, quant aux pêches de rivière. Une pêche­rie de saumon paye une rente, et cette rente, quoiqu'on ne puisse pas trop l'appeler rente de terre, fait une des parties du prix du saumon, tout aussi bien que les salaires et les profits. Dans quelques endroits de l'Écosse, il y a de pauvres gens qui font métier de chercher le long des bords de la mer ces petites pierres tachetées, connues vulgairement sous le nom de cailloux d'Écosse. Le prix que leur paye le lapidaire est en entier le salaire de leur travail ; il n'y entre ni rente ni profit.

 

Mais la totalité du prix de chaque marchandise doit toujours, en dernière analyse, se résoudre en quelqu'une de ces parties ou en toutes trois, attendu que, quelque partie de ce prix qui reste après le payement de la rente de la terre et le prix de tout le travail employé à la faire croître, à la manufacturer et à la conduire au marché, il faut de tou­te nécessité que cette partie soit le profit de quelqu'un.

 

De même que le prix ou la valeur échangeable de chaque marchandise prise sépa­ré­ment, se résout en l'une ou l'autre de ces parties constituantes ou en toutes trois, de même le prix de toutes les marchandises qui composent la somme totale du produit annuel de chaque pays, prises collectivement et en masse, se résout nécessairement en ces mêmes trois parties, et doit se distribuer entre les différents habitants du pays, soit comme salaire de leur travail, soit comme profit de leurs capitaux, soit comme rente de leurs terres. La masse totale de ce que chaque société recueille ou produit annuel­le­ment par son travail, ou, ce qui revient au même, le prix entier de cette masse, est primitivement distribué de cette manière entre les différents membres de la société.

 

Salaire, profit et rente sont les trois sources primitives de tout revenu, aussi bien que de toute valeur échangeable. Tout autre revenu dérive, en dernière analyse, de l'une ou de l'autre de ces trois sources.

 

Quiconque subsiste d'un revenu qui lui appartient en propre, doit tirer ce revenu ou de son travail, ou d'un capital qui est à lui, ou d'une terre qu'il possède. Le revenu qui procède du travail se nomme salaire. Celui qu'une personne retire d'un capital qu'elle dirige ou qu'elle emploie, est appelé profit. Celui qu'en retire une personne qui n'emploie pas elle-même ce capital, mais qui le prête à une autre, se nomme intérêt. C'est une compensation que l'emprunteur paye au prêteur, pour le profit que l'usage de l'argent lui donne occasion de faire. Naturellement, une partie de ce profit appar­tient à l'emprunteur, qui court les risques de l'emploi et qui en a la peine, et une partie au prêteur, qui facilite au premier les moyens de faire ce profit. L'intérêt de l'argent est toujours un revenu secondaire qui, s'il ne se rend pas sur le profit que procure l'usage de l'argent, doit être payé par quelque autre source de revenu, à moins que l'emprunteur ne soit un dissipateur qui contracte une seconde dette pour payer l'intérêt de la première. Le revenu qui procède entièrement de la terre est appelé rente (rent), et appartient au propriétaire. Le revenu du fermier provient en partie de son travail, et en partie de son capital. La terre n'est pour lui que l'instrument qui le met à portée de gagner les salaires de ce travail et de faire profiter ce capital. Tous les impôts et tous les revenus qui en proviennent, les appointements, pensions et annuités de toutes sortes, sont, en dernière analyse, dérivés de l'une ou de l'autre de ces trois sources primitives de revenu, et sont pavés, soit immédiatement, soit médiatement, ou avec des salaires de travail, ou avec des profits de capitaux, ou avec des rentes de terre.

 

Quand ces trois différentes sortes de revenus appartiennent à différentes person­nes, on les distingue facilement; mais quand ils appartiennent à la même personne, on les confond quelquefois l'un avec l'autre, au moins dans le langage ordinaire.

 

Un propriétaire (gentleman) qui exploite une partie de son domaine, devra gagner, après le payement des frais de culture, et la rente du propriétaire et le profit du fer­mier. Cependant, tout ce qu'il gagne de cette manière, il est porté à le nommer pro­fit, et il confond ainsi la rente dans le profit, au moins dans le langage ordinaire. C'est le cas de la plupart de nos planteurs de l'Amérique septentrionale et des Indes occiden­tales ; la plupart d'entre eux exploitent leurs propres terres et, en conséquence, on nous parle souvent des profits d'une plantation, mais rarement de la rente qu'elle rapporte.

 

Il est rare que de petits fermiers emploient un inspecteur pour diriger les princi­pa­les opérations de leur ferme. Ils travaillent eux-mêmes, en général, une bonne partie du temps, et mettent la main à la charrue, à la herse, etc. Ce qui reste de la récolte, la rente payée, doit remplacer, Don seulement le capital qu'ils ont mis dans la culture avec ses profits ordinaires, mais encore leur payer les salaires qui leur sont dus, tant comme ouvriers que comme inspecteurs. Cependant ils appellent profit ce qui reste après la rente payée et le capital remplacé, quoique les salaires y entrent évidemment pour une partie. Le fermier, en épargnant la dépense de ces salaires, les gagne néces­sairement pour lui-même. Aussi, dans ce cas, les salaires se confondent avec le profit.

 

Un ouvrier indépendant qui a un petit capital suffisant pour acheter des matières et pour subsister jusqu'à ce qu'il puisse porter son ouvrage au marché, gagnera à la fois et les salaires du journalier qui travaille sous un maître, et le profit que ferait le maître sur l'ouvrage de celui-ci. Cependant, la totalité de ce que gagne cet ouvrier se nomme profit, et les salaires sont encore ici confondus avec le profit.

 

Un jardinier qui cultive de ses propres mains son jardin, réunit à la fois dans sa personne les trois différents caractères de propriétaire, de fermier et d'ouvrier. Ainsi, le produit de son jardin doit lui payer la rente du premier, le profit du second et le salaire du troisième. Néanmoins, le tout est regardé communément comme le fruit de son travail. Ici la rente et le profit se confondent avec le salaire.

 

Comme dans un pays civilisé il n'y a que très peu de marchandises dont toute la valeur échangeable procède du travail seulement, et que, pour la très grande partie d'entre elles, la rente et le profit y contribuent pour de fortes portions, il en résulte que le produit annuel du travail de ce pays suffira toujours pour acheter et commander une quantité de travail beaucoup plus grande que celle qu'il a fallu employer pour faire croître ce produit, le préparer et l'amener au marché. Si la société employait annuel­lement tout le travail qu'elle est en état d'acheter annuellement, comme la quantité de ce travail augmenterait considérablement chaque année, il s'ensuivrait que le produit de chacune des années suivantes serait d'une valeur incomparablement plus grande que celui de l'année précédente. Mais il n'y a aucun pays dont tout le produit annuel soit employé à entretenir des travailleurs. Partout les oisifs en consomment une grande partie; et selon les différentes proportions dans lesquelles ce produit se partage entre ces deux différentes classes, les travailleurs et les oisifs, sa valeur ordinaire ou moyenne doit nécessairement ou augmenter, ou décroître, ou demeurer la même, d'une année à l'autre.


 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre VII

 

Du prix naturel des marchandises,

et de leur prix de marché

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Dans chaque société, dans chaque localité, il y a un taux moyen ou ordinaire pour les profits dans chaque emploi différent du travail ou des capitaux. Ce taux se règle naturellement, comme je le ferai voir par la suite, en partie par les circonstances géné­rales dans lesquelles se trouve la société, c'est-à-dire sa richesse ou sa pauvreté, son état progressif vers l'opulence, ou stationnaire, ou décroissant, et en partie par la nature particulière de chaque emploi.

 

Il y a aussi, dans chaque société ou canton, un taux moyen ou ordinaire pour les fermages (rents), qui est aussi réglé, comme je le ferai voir, en partie par les circons­tances générales dans lesquelles se trouve la société ou la localité dans laquelle la terre est située, et en partie par la fertilité naturelle ou industrielle du sol.

 

On peut appeler ce taux moyen et ordinaire le taux naturel du salaire, du profit et du fermage, pour le temps et le heu dans lesquels ce taux domine communément.

 

Lorsque le prix d'une marchandise n'est ni plus ni moins que ce qu'il faut pour payer, suivant leurs taux naturels, et le fermage de la terre, et les salaires du travail, et les profits du capital employé à produire cette denrée, la préparer et la conduire au marché, alors cette marchandise est vendue ce qu'on peut appeler son prix naturel.

 

La marchandise est alors vendue précisément ce qu'elle vaut ou ce qu'elle coûte réellement à celui qui la porte au marché; car bien que, dans le langage ordinaire, on ne comprenne pas dans le prix primitif d'une marchandise le profit de celui qui fait métier de la vendre, cependant, s'il la vendait à un prix qui ne lui rendît pas son profit au taux ordinaire de la localité, il est évident qu'il perdrait à ce métier, puisqu'il aurait pu faire ce profit en employant son capital d'une autre manière. D'ailleurs, son profit constitue son revenu; c'est, pour le marchand, le fonds d'où il tire sa subsistance. De même que le vendeur avance à ses ouvriers leurs salaires ou leur subsistance pendant que la marchandise se prépare et est conduite au marché, de même il se fait aussi à lui-même l'avance de sa propre subsistance, laquelle, en général, est en raison du profit qu'il peut raisonnablement attendre de la vente de sa marchandise. Ainsi, à moins de lui concéder ce profit, on ne lui aura pas payé le prix qu'on peut regarder, à juste titre, comme celui que cette marchandise lui coûte réellement.

 

En conséquence, quoique le prix qui lui donne ce profit ne soit pas toujours le plus bas prix auquel un vendeur puisse quelquefois céder sa marchandise, c'est cepen­dant le plus bas auquel, pendant un temps un peu considérable, il soit en état de le faire, au moins s'il jouit d'une parfaite liberté, ou s'il est le maître de changer de mé­tier quand il lui plaît.

 

Le prix actuel auquel une marchandise se vend communément est ce qu'on appelle son prix de marché. Il peut être ou au-dessus, ou au-dessous, ou précisément au niveau du prix naturel.

 

Le prix de marché de chaque marchandise particulière est déterminé par la proportion entre la quantité de cette marchandise existant actuellement au marché, et les demandes de ceux qui sont disposés à en payer le prix naturel ou la valeur entière des fermages, profits et salaires qu'il faut payer pour l'attirer au marché. On peut les appeler demandeurs effectifs, et leur demande, demande effective, puisqu'elle suffit pour attirer effectivement la marchandise au marché. Elle diffère de la demande abso­lue. Un homme pauvre peut bien, dans un certain sens, faire la demande d'un carrosse à six chevaux, c'est-à-dire qu'il voudrait l'avoir; mais sa demande n'est pas une de­man­de effective, capable de faire jamais arriver cette marchandise au marché pour le satisfaire.

 

Quand la quantité d'une marchandise quelconque, amenée au marché, se trouve au-dessous de la demande effective, tous ceux qui sont disposés à payer la valeur entière des fermages, salaires et profits qu'il en coûte pour mettre cette marchandise sur le marché, ne peuvent pas se procurer la quantité qu'ils demandent. Plutôt que de s'en passer tout à fait, quelques-uns d'eux consentiront à donner davantage. Une con­currence s'établira aussitôt entre eux, et le prix de marché s'élèvera plus ou moins au-dessus du prix naturel, suivant que la grandeur du déficit, la richesse ou la fantaisie des concurrents viendront animer plus ou moins cette concurrence. Le même déficit donnera lieu généralement à une concurrence plus ou moins active entre des compé­titeurs égaux en richesse ou en luxe, selon que la marchandise à acheter se trouvera être alors d'une plus ou moins grande importance pour eux; de là l'élévation exor­bitante dans le prix des choses nécessaires à la vie, pendant le siège d'une ville ou dans une famine.

 

Lorsque la quantité mise sur le marché excède la demande effective, elle ne peut être entièrement vendue à ceux qui consentent à payer la valeur collective des fermages, salaires et profits qu'il en a coûté pour l'y amener. Il faut bien qu'une partie soit vendue à ceux qui veulent payer moins que cette valeur entière, et le bas prix que donnent ceux-ci réduit nécessairement le prix du tout. Le prix de marché tombera alors plus ou moins au-dessous du prix naturel, selon que la quantité de l'excédent aug­men­tera plus ou moins la concurrence des vendeurs, ou suivant qu'il leur impor­tera plus ou moins de se défaire sur-le-champ de la marchandise. Le même excédent dans l'importation d'une denrée périssable donnera lieu à une concurrence beaucoup plus vive, à cet égard, que dans l'importation d'une marchandise durable : dans une importation d'oranges, par exemple, que dans une de vieux fers.

 

Lorsque la quantité mise sur le marché suffit tout juste pour remplir la demande effective, et rien de plus, le prix de marché se trouve naturellement être avec exactitu­de, du moins autant qu'il est possible d'en juger, le même que le prix naturel. Toute la quantité à vendre sera débitée à ce prix, et elle ne saurait l'être à un plus haut prix. La concurrence des différents vendeurs les oblige à accepter ce prix, mais elle ne les oblige pas à accepter moins.

 

La quantité de chaque marchandise mise sur le marché se proportionne naturel­lement d'elle-même à la demande effective. C'est l'intérêt de tous ceux qui emploient leur terre, leur travail ou leur capital à faire venir quelque marchandise au marché, que la quantité n'en excède jamais la demande effective ; et c'est l'intérêt de tous les autres, que cette quantité ne tombe jamais au-dessous.

 

Si cette quantité excède pendant quelque temps la demande effective, il faut que quelqu'une des parties constituantes de son prix soit payée au-dessous de son prix naturel.

 

 

Si c'est le fermage, l'intérêt des propriétaires les portera sur-le-champ à retirer une partie de leur terre de cet emploi; et si ce sont les salaires ou les profits, l'intérêt des ouvriers, dans le premier cas, et de ceux qui les emploient, dans le second, les portera à en retirer une partie de leur travail ou de leurs capitaux. La quantité amenée au mar­ché ne sera bientôt plus que suffisante pour répondre à la demande effective. -Toutes les différentes parties du prix de cette marchandise se relèveront à leur taux naturel, et le prix total reviendra au prix naturel.

 

Si, au contraire, la quantité amenée au marché restait pendant quelque temps au-dessous de la demande effective, quelques-unes des parties constituantes de son prix hausseraient nécessairement au-dessus de leur taux naturel. Si c'est le fermage, l'inté­rêt de tous les autres propriétaires les portera naturellement à disposer une plus gran­de quantité de terre pour la production de cette marchandise; si ce sont les salaires ou les profits, l'intérêt de tous les autres ouvriers et entrepreneurs les portera bientôt à employer plus de travail et de capitaux à la préparer et à la faire venir au marché. La quantité qui y sera portée sera bientôt suffisante pour répondre à la demande effec­tive. Toutes les différentes parties de son prix baisseront bientôt à leur taux naturel, et le prix total retombera au prix naturel.

 

Le prix naturel est donc, pour ainsi dire, le point central vers lequel gravitent conti­nuellement les prix de toutes les marchandises. Différentes circonstances acci­den­telles peuvent quelquefois les tenir un certain temps élevées au-dessus, et quel­quefois les forcer à descendre un peu au-dessous de ce prix. Mais, quels que soient les obstacles qui les empêchent de se fixer dans ce centre de repos et de perma­nence, ils ne tendent pas moins constamment vers lui.

 

La somme totale d'industrie employée annuellement pour mettre au marché une marchandise se proportionne ainsi naturellement à la demande effective. Elle tend naturellement à porter toujours au marché cette quantité précise qui peut suffire à la demande, et rien de plus.

 

Mais, dans certaines branches de productions, la même quantité d'industrie pro­dui­ra, en différentes années, des quantités fort différentes de marchandises, pendant que, dans d'autres branches, elle produira la même quantité ou à peu près. Le même nombre d'ouvriers employés à la culture produira, en différentes années, des quantités fort différentes de blé, de vin, d'huile, de houblon, etc. Mais le même nombre de fi­leurs et de tisserands produira chaque année la même quantité, ou à peu près, de toile ou de drap. Il n'y a que le produit moyen de la première espèce d'industrie qui puisse, en quelque manière, se proportionner à la demande effective ; et comme son produit actuel est souvent beaucoup plus grand et souvent beaucoup moindre que ce produit moyen, la quantité de ces sortes de denrées qui sera mise au marché, tantôt excédera de beaucoup la demande effective, tantôt sera fort au-dessous. Aussi, même en suppo­sant que cette demande continue à rester la même, le prix de ces denrées, au marché, ne sera pas moins sujet à de grandes fluctuations; il tombera quelquefois bien au-des­sous du prix naturel, et quelquefois s'élèvera beaucoup au-dessus. Dans l'autre espèce d'industrie, le produit de quantités égales de travail étant toujours le même ou à peu près, il s'accordera plus exactement avec la demande effective. Tant que cette deman­de reste la même, le prix de marché pour ces denrées doit vraisemblablement aussi res­­ter le même, et être tout à fait le même que le prix naturel, ou du moins aussi rapproché qu'il est permis d'en juger. Il n'y a personne qui ne sache par expérience que le prix du drap ou de la toile n'est sujet ni à d'aussi fréquentes ni à d'aussi fortes variations que le prix du blé. Le prix des premiers varie seulement en proportion des variations qui surviennent dans la demande; celui des produits naturels varie non seulement en proportion des variations de la demande, mais encore il suit les varia­tions beaucoup plus fréquentes qui surviennent dans la quantité de ces denrées mise sur le marché pour répondre à la demande.

 

Les fluctuations accidentelles et momentanées qui surviennent dans le prix de marché d'une denrée, tombent principalement sur les parties de son prix, qui se résol­vent en salaires et en profits. La partie qui se résout en rente en est moins affectée. Une rente fixe en argent n'en est pas le moins du monde affectée, ni dans son taux ou sa quotité, ni dans sa valeur. Une rente qui consiste, ou dans une certaine portion, ou dans une quantité fixe du produit brut, est, sans aucun doute, affectée dans sa valeur annuelle par toutes les fluctuations momentanées et accidentelles qui surviennent dans le prix de marché de ce produit brut; mais il est rare qu'elles influent sur le taux annuel de cette rente. Quand il s'agit de régler les conditions du bail, le propriétaire et le fermier tâchent, chacun du mieux qu'il peut, de déterminer ce taux d'après le prix moyen et ordinaire du produit, et non pas d'après un prix momentané et accidentel.

 

Ces sortes de fluctuations affectent les salaires et les profits, tant dans leur valeur que dans leur taux, selon que le marché vient à être surchargé ou à être trop peu fourni de marchandises ou de travail, d'ouvrage fait ou d'ouvrage à faire. Un deuil public fait hausser le prix du drap noir, dont le marché se trouve presque toujours trop peu fourni dans ces occasions, et il augmente les profits des marchands qui en possèdent quelque quantité considérable. Il n'a pas d'effet sur les salaires des ouvriers qui fabriquent le drap. C'est de marchandises, et non pas de travail, que le marché se trouve peu fourni, d'ouvrage fait et non pas d'ouvrage à faire. Mais ce même événement fait hausser les salaires des tailleurs. Dans ce cas, le marché est trop peu fourni de travail; il y a demande effective de travail, demande d'ouvrage à faire pour plus qu'on ne peut en fournir. Ce deuil fait baisser le prix des soieries et draps de couleurs, et par là il diminue les profits des marchands qui en ont en main une quan­tité considérable. Il réduit aussi les salaires des ouvriers employés à préparer ces sortes de marchandises dont la demande est arrêtée pour six mois, peut-être pour un an. Dans ce cas, le marché est surchargé, tant de marchandise que de travail.

 

Mais, quoique le prix de marché de chaque marchandise particulière tende ainsi, par une gravitation continuelle, s'il est permis de s'exprimer ainsi, vers le prix naturel, cependant, tantôt des causes accidentelles, tantôt des causes naturelles et tantôt des règlements de police particuliers peuvent, à l'égard de beaucoup de marchandises, tenir assez longtemps de suite le prix de marché au-dessus du prix naturel.

 

Lorsque, par une augmentation dans la demande effective, le prix de marché de quelque marchandise particulière vient à s'élever considérablement au-dessus du prix naturel, ceux qui emploient leurs capitaux à fournir le marché de cette marchandise ont, en général, grand soin de cacher ce changement. S'il était bien connu, leurs grands profits leur susciteraient tant de nouveaux concurrents engagés par là à em­ployer leurs capitaux de la même manière, que, la demande effective étant pleine­ment remplie, le prix de marché redescendrait bientôt au prix naturel, et peut-être même au-dessous pour quelque temps. Si le marché est à une grande distance de ceux qui le fournissent, ils peuvent quelquefois être à même de garder leur secret pendant plu­sieurs années de suite, et jouir pendant tout ce temps de leurs profits extra­ordi­naires sans éveiller de nouveaux concurrents. Cependant, il est reconnu que des secrets de ce genre sont rarement gardés longtemps, et le profit extraordinaire ne dure guère plus longtemps que le secret.

 

Les secrets de fabrique sont de nature à être gardés plus longtemps que les secrets de commerce. Un teinturier qui a trouvé le moyen de produire une couleur particu­lière avec des matières qui ne lui coûtent que la moitié du prix de celles qu'on em­ploie communément, peut, avec quelques précautions, jouir du bénéfice de sa décou­verte pendant toute sa vie et la laisser même en héritage à ses enfants. Son gain extraordinaire procède du haut prix qu'on lui paye pour son travail particulier; ce gain consiste proprement dans les hauts salaires de ce travail. Mais, comme ils se trouvent être répétés sur chaque partie de son capital, et que leur somme totale conserve ainsi une proportion réglée avec ce capital, on les regarde communément comme des profits extraordinaires du capital.

 

De tels renchérissements dans le prix de marché sont évidemment les effets de causes accidentelles particulières, dont néanmoins l'influence peut durer quelquefois pendant plusieurs années de suite.

 

Il y a de telles productions naturelles qui exigent un sol et une exposition parti­culiers, de sorte que toute la terre propre à les produire dans un grand pays ne suffit pas pour répondre à la demande effective. Ainsi, toute la quantité qui en vient au marché sera livrée à ceux qui consentent à en donner plus qu'ils ne font payer le fermage de la terre qui les produit, les salaires du travail et les profits des capitaux employés à mettre ces produits sur le marché, selon le taux naturel de ces fermages, salaires et profits. Des marchandises de ce genre peuvent continuer, pendant des ­ers, à être vendues à ce haut prix; et, dans ce cas, c'est la partie qui se résout en fermage qui est, en général, celle qu'on paye au-dessus du taux naturel. Le fermage de la terre qui fournit ces productions rares et précieuses, comme le fermage de quelques vignobles de France, renommés par la nature et l'exposition du terrain, est sans proportion ré­glée avec les fermages des autres terres du voisinage, également fertiles et aussi bien cultivées. Au contraire, les salaires du travail et les profits des capitaux employés à mettre sur le marché ces sortes de productions, ne sont guère hors de leur proportion naturelle avec ceux des autres emplois de travail et de capitaux dans le voisinage.

 

De tels renchérissements dans le prix de marché sont évidemment l'effet de causes naturelles qui peuvent empêcher que la demande effective ne soit jamais pleinement remplie, et qui, par conséquent, peuvent agir toujours.

 

Un monopole accordé à un individu ou à une compagnie commerçante a le même effet qu'un secret dans un genre de commerce ou de fabrication. Les monopoleurs, en tenant le marché constamment mal approvisionné et en ne répondant jamais pleine­ment à la demande effective, vendent leurs marchandises fort au-dessus du prix natu­rel; et que leurs bénéfices consistent soit en salaires soit en profits, ils les font monter beaucoup au-delà du taux naturel.

 

Le prix de monopole est, à tous les moments, le plus haut qu'il soit possible de reti­rer. Le prix naturel ou le prix résultant de la libre concurrence est, au contraire, le plus bas qu'on puisse accepter, non pas à la vérité à tous les moments, mais pour un temps un peu considérable de suite. L'un est, à tous les moments, le plus haut qu'on puisse arracher aux acheteurs, ou le plus haut qu'on suppose qu'ils consentiront à donner; l'autre est le plus bas dont les vendeurs puissent généralement se contenter, pour pouvoir en même temps continuer leur commerce.

 

Les privilèges exclusifs des corporations, les statuts d'apprentissage et toutes les lois qui, dans les branches d'industrie particulière, restreignent la concurrence à un Plus petit nombre de personnes qu'il n'y en aurait sans ces entraves, ont la même ten­dan­ce que les monopoles, quoique à un moindre degré. Ce sont des espèces de mono­poles, étendus sur plus de monde, et ils peuvent souvent, pendant des siècles et dans des professions tout entières, tenir le prix de marché de quelques marchandises parti­culières au-dessus du prix naturel, et maintenir quelque peu au-dessus du taux naturel tant les salaires du travail que les profits des capitaux qu'on y emploie.

 

Des renchérissements de ce genre, dans le prix de marché, dureront aussi long­temps que les règlements de police qui y ont donné lieu.

 

Quoique le prix de marché d'une marchandise particulière puisse continuer long­temps à rester au-dessus du prix naturel, il est difficile qu'il puisse continuer long­temps à rester au-dessous. Quelle que soit la partie de ce prix qui soit payée au-dessous du taux naturel, les personnes qui y ont intérêt sentiront bientôt le dommage qu'elles éprouvent, et aussitôt elles retireront, ou tant de terre, ou tant de travail, ou tant de capitaux de ce genre d'emploi, que la quantité de cette marchandise qui sera amenée au marché ne sera bientôt plus que suffisante pour répondre à la demande effective. De cette manière son prix de marché remontera bientôt au prix naturel, ou du moins tel sera l'effet général partout où règne une entière liberté.

 

A la vérité, les mêmes statuts d'apprentissage et autres lois de corporations qui, tant qu'un genre d'industrie prospère, mettent l'ouvrier à même de hausser ses salaires un peu au-dessus de leur taux naturel, l'obligent aussi quelquefois, quand ce même genre vient à déchoir, à les laisser aller bien au-dessous de ce taux. Si, dans le premier cas, elles excluent beaucoup de gens de sa profession, dans l'autre, par la même raison, elles l'excluent lui-même de beaucoup de professions. Cependant, l'effet de ces règlements n'est pas à beaucoup près aussi durable quand il fait baisser les salaires de l'ouvrier au-dessous du taux naturel, que quand il les élève au-dessus. Dans ce dernier cas, cet effet pourrait durer pendant plusieurs siècles; mais, dans l'autre, il ne peut guère s'étendre au-delà de la vie de quelques ouvriers qui ont été élevés à ce métier dans le temps où il prospérait. Quand ceux-ci ne seront plus, le nombre de ceux qui s'adonneront à cette profession se proportionnera naturellement à la demande effective. Pour tenir les salaires ou les profits au-dessous de leur taux naturel, dans des emplois particuliers, pendant une suite de générations, il ne faut pas moins qu'une police aussi violente que celle de l'Indostan ou de l'ancienne Égypte, où tout homme était tenu, par principe de religion, de suivre les mêmes occupations que son père, et où le changement de profession passait pour le plus horrible sacrilège.

 

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire, pour le moment, d'en dire davantage sur ces déviations accidentelles ou permanentes du prix de marché, de la ligne du prix naturel.

 

Le prix naturel varie lui-même avec le taux naturel de chacune de ses parties cons­ti­tuantes, le salaire, le profit et le fermage; et le taux de ces trois parties varie dans chaque société, selon les circonstances où elle se trouve, selon son état de ri­ches­se ou de pauvreté, suivant sa marche Progressive, stationnaire ou rétrograde. je vais tâcher d'exposer, avec autant de développement et de clarté qu'il me sera pos­sible, les causes de ces différentes variations, dans les quatre chapitres suivants.

 

D'abord, je tâcherai d'expliquer quelles sont les circonstances qui déterminent naturellement le taux des Salaires, et de quelle manière peuvent influer sur ces cir­constances l'état de richesse ou de pauvreté de la société, sa marche progressive, stationnaire ou rétrograde.

 

Secondement, je tâcherai de montrer quelles sont les circonstances qui détermi­nent naturellement le taux des Profits, et de quelle manière aussi les mêmes variations dans l'état de la société influent sur ces circonstances.

 

Quoique les salaires et les profits pécuniaires soient très différents dans les divers emplois du travail et des capitaux, cependant il semble en général qu'il s'établit une certaine proportion entre les salaires pécuniaires dans tous les divers emplois du travail, ainsi qu'entre les profits pécuniaires dans tous les divers emplois des capitaux. Cette proportion dépend, comme on le verra par la suite, en partie de la nature des emplois, en partie de la police et des différentes lois de la société dans laquelle s'exer­cent ces emplois. Mais, quoique cette proportion dépende à plusieurs égards des lois et de la police de la société, il ne paraît pas qu'elle dépende beaucoup de l'état de ri­ches­se ou de pauvreté de cette société, de sa marche progressive, stationnaire ou rétro­grade; il parait au contraire que, dans ces différents états de la société, cette proportion se maintient la même ou à peu près. je tâcherai donc, en troisième lieu, de développer toutes les différentes circonstances qui règlent cette proportion.

 

Quatrièmement enfin, je tâcherai de faire voir quelles sont les circonstances qui règlent la rente de la terre, et qui tendent à élever ou à abaisser le prix réel de toutes les différentes substances qu'elle produit.


 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre VIII

 

Des salaires du travail

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Ce qui constitue la récompense naturelle ou le salaire du travail, c'est le produit du travail.

 

Dans cet état primitif qui précède l'appropriation des terres et l'accumulation des capitaux, le produit entier du travail appartient à l'ouvrier. Il n'a ni propriétaire ni maître avec qui il doive partager.

 

Si cet état eût été continué, le salaire du travail aurait augmenté avec tout cet accrois­sement de la puissance productive du travail, auquel donne heu la division du tra­vail. Toutes les choses seraient devenues, par degrés, de moins en moins chères. Elles auraient été produites par de moindres quantités de travail, et elles auraient été pareillement achetées avec le produit de moindres quantités, puisque, dans cet état de choses, des marchandises produites par des quantités égales de travail se seraient naturellement échangées l'une contre l'autre.

 

Mais quoique, dans la réalité, toutes les choses fussent devenues à meilleur mar­ché, cependant il y aurait eu beaucoup de choses qui, en apparence, seraient devenues plus chères qu'auparavant, et qui auraient obtenu en échange une plus grande quantité d'autres marchandises. Supposons, par exemple, que, dans la plupart des branches d'industrie, la puissance productive du travail ait augmenté dans la proportion de dix à un, c'est-à-dire que le travail d'un jour produise actuellement dix fois autant d'ouvrage qu'il en aurait produit dans l'origine; supposons en outre que, dans un emploi parti­culier, ces facultés n'aient fait de progrès que comme deux à un, c'est-à-dire que, dans une industrie particulière, le travail d'une journée produise actuellement deux fois autant d'ouvrage qu'il en aurait produit dans l'origine; supposons en outre que, dans un emploi particulier, ces facultés n'aient fait de progrès que comme deux à un, c'est-à-dire que, dans une industrie particulière, le travail d'une journée produise seulement deux fois plus d'ouvrage qu'il n'aurait fait anciennement. En échangeant le produit du travail d'un jour, dans la plupart des industries, contre le produit du travail d'un jour dans cet emploi particulier, on donnera dix fois la quantité primitive d'ouvrage que produisaient ces industries, pour acheter seulement le double de la quantité primitive de l'autre. Ainsi une quantité particulière, une livre pesant, par exemple, de cette der­nière espèce d'ouvrage, paraîtra être cinq fois plus chère qu'auparavant. Dans le fait, pourtant, elle est deux fois à meilleur marché qu'elle n'était dans l'origine. Quoique, pour l'acheter, il faille donner cinq fois autant d'autres espèces de marchandises, cependant il ne faut que la moitié seulement du travail qu'elle coûtait anciennement, pour l'acheter ou la produire actuellement; elle est donc deux fois plus aisée à acquérir qu'elle n'était alors.

 

Mais cet état primitif, dans lequel l'ouvrier jouissait de tout le produit de son propre travail, ne put pas durer au-delà de l'époque où furent introduites l'appropria­tion des terres et l'accumulation des capitaux. Il y avait donc longtemps qu'il n'existait plus, quand la puissance productive du travail parvint à un degré de perfection consi­dérable, et il serait sans objet de rechercher plus avant quel eût été l'effet d'un pareil état de choses sur la récompense ou le salaire du travail.

 

Aussitôt que la terre devient une propriété privée, le propriétaire demande pour sa part presque tout le produit que le travailleur peut y faire croître ou y recueillir. Sa rente est la première déduction que souffre le produit du travail appliqué à la terre.

 

Il arrive rarement que l'homme qui laboure la terre possède par-devers lui de quoi vivre jusqu'à ce qu'il recueille la moisson. En général, sa subsistance lui est avancée sur le capital d'un maître, le fermier qui l'occupe, et qui n'aurait pas d'intérêt à le faire s'il ne devait pas prélever une part dans le produit de son travail, ou si son capital ne devait pas lui rentrer avec un profit. Ce profit forme une seconde déduction sur le produit du travail appliqué à la terre.

 

Le produit de presque tout autre travail est sujet à la même déduction en faveur du profit. Dans tous les métiers, dans toutes les fabriques, la plupart des ouvriers ont besoin d'un maître qui leur avance la matière du travail, ainsi que leurs salaires et leur subsistance, jusqu'à ce que leur ouvrage soit tout à fait fini. Ce maître prend une part du produit de leur travail ou de la valeur que ce travail ajoute à la matière à laquelle il est appliqué, et c'est cette part qui constitue son profit.

 

A la vérité, il arrive quelquefois qu'un ouvrier qui vit seul et indépendant, a assez de capital pour acheter à la fois la matière du travail et pour s'entretenir jusqu'à ce que son ouvrage soit achevé. Il est en même temps maître et ouvrier, et il jouit de tout le produit de son travail personnel ou de toute la valeur que ce travail ajoute à la matière sur laquelle il s'exerce. Ce produit renferme ce qui fait d'ordinaire deux revenus dis­tincts, appartenant à deux personnes distinctes, les profits du capital et les salaires du travail.

 

Ces cas-là, toutefois, ne sont pas communs, et dans tous les pays de l'Europe, pour un ouvrier indépendant, il y en a vingt qui servent sous un maître; et partout on en­tend, par salaires du travail, ce qu'ils sont communément quand l'ouvrier et le pro­prié­taire du capital qui lui donne de l'emploi sont deux personnes distinctes.

 

C'est par la convention qui se fait habituellement entre ces deux personnes, dont l'intérêt n'est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires. Les ouvriers désirent gagner le plus possible; les maîtres, donner le moins qu'ils peuvent; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser.

 

Il n'est pas difficile de prévoir lequel des deux partis, dans toutes les circonstances ordinaires, doit avoir l'avantage dans le débat, et imposer forcément à l'autre toutes ses conditions. Les maîtres, étant en moindre nombre, peuvent se concerter plus aisément; et de plus, la loi les autorise à se concerter entre eux, ou au moins ne le leur interdit pas, tandis qu'elle l'interdit aux ouvriers. Nous n'avons point d'actes du parlement contre les ligues qui tendent à abaisser le prix du travail; mais nous en avons beaucoup contre celles qui tendent à le faire hausser. Dans toutes ces luttes, les maîtres sont en état de tenir ferme plus longtemps. Un propriétaire, un fermier, un maître fabricant ou marchand, pourraient en général, sans occuper un seul ouvrier, vi­vre un an ou deux sur les fonds qu'ils ont déjà amassés. Beaucoup d'ouvriers ne pour­raient pas subsister sans travail une semaine, très peu un mois et à peine un seul une année entière. A la longue, il se peut que le maître ait autant besoin de l'ouvrier que celui-ci a besoin du maître; mais le besoin du premier n'est pas si pressant.

 

On n'entend guère parler, dit-on, de Coalitions entre les maîtres, et tous les jours on parle de celles des ouvriers. Mais il faudrait ne connaître ni le monde, ni la matière dont il s'agit, pour s'imaginer que les maîtres se liguent rarement entre eux Les maî­tres sont en tout temps et partout dans une sorte de ligue tacite, mais constante et uniforme, pour ne pas élever les salaires au-dessus du taux actuel. Violer cette règle est partout une action de faux frère et un sujet de reproche pour un maître parmi ses voisins et ses pareils. A la vérité, nous n'entendons jamais parler de cette ligue, parce qu'elle est l'état habituel, et on peut dire l'état naturel de la chose, et que personne n'y fait attention. Quelquefois les maîtres font entre eux des complots particuliers pour faire baisser au-dessous du taux habituel les salaires du travail. Ces complots sont toujours conduits dans le plus grand silence et dans le plus grand secret jusqu'au moment de l'exécution; et quand les ouvriers cèdent comme ils font quelquefois, sans résistance, quoiqu'ils sentent bien le coup et le sentent fort durement, personne n'en entend parler. Souvent, cependant, les ouvriers opposent à ces coalitions particulières une ligue défensive; quelquefois aussi, sans aucune provocation de cette espèce, ils se coalisent de leur propre mouvement, pour élever le prix de leur travail. Leurs pré­textes ordinaires sont tantôt le haut prix des denrées, tantôt le gros profit que font les maîtres sur leur travail. Mais que leurs ligues soient offensives ou défensives, elles sont toujours accompagnées d'une grande rumeur. Dans le dessein d'amener l'affaire à une prompte décision, ils ont toujours recours aux clameurs les plus emportées, et quelquefois ils se portent à la violence et aux derniers excès. Ils sont désespérés, et agissent avec l'extravagance et la fureur de gens au désespoir, réduits à l'alternative de mourir de faim ou d'arracher à leurs maîtres, par la terreur, la plus prompte condes­cendance à leurs demandes. Dans ces occasions, les maîtres ne crient pas moins haut de leur côté; ils ne cessent de réclamer de toutes leurs forces l'autorité des magistrats civils, et l'exécution la plus rigoureuse de ces lois si sévères portées contre les ligues des ouvriers, domestiques et journaliers. En conséquence, il est rare que les ouvriers tirent aucun fruit de ces tentatives violentes et tumultueuses, qui, tant par l'interven­tion du magistrat civil que par la constance mieux soutenue des maîtres et la nécessité où sont la plupart des ouvriers de céder pour avoir leur subsistance du moment, n'aboutissent en général à rien autre chose qu'au châtiment ou à la ruine des chefs de l'émeute.

 

Mais quoique les maîtres aient presque toujours nécessairement l'avantage dans leurs querelles avec leurs ouvriers, cependant il y a un certain taux au-dessous duquel il est impossible de réduire, pour un temps un peu considérable, les salaires ordinai­res, même de la plus basse espèce de travail.

 

 

 

Il faut de toute nécessité qu'un homme vive de son travail, et que son salaire suffise au moins à sa subsistance; il faut même quelque chose de plus dans la plupart des circonstances; autrement il serait impossible au travailleur d'élever une famille, et alors la race de ces ouvriers ne pourrait pas durer au-delà de la première génération. A ce compte, M. Cantillon paraît supposer que la plus basse classe des simples manœu­vres doit partout gagner au moins le double de sa subsistance, afin que ces travailleurs soient généralement en état d'élever deux enfants; on suppose que le travail de la femme suffit seulement à sa propre dépense, à cause des soins qu'elle est obligée de donner à ses enfants. Mais on calcule que la moitié des enfants qui naissent meurent avant l'âge viril. Il faut, par conséquent, que les plus pauvres ouvriers tâchent, l'un dans l'autre, d'élever au moins quatre enfants, pour que deux seulement aient la chan­ce de parvenir à cet âge. Or, on suppose que la subsistance nécessaire de quatre enfants est à peu près égale à celle d'un homme fait. Le même auteur ajoute que le travail d'un esclave bien constitué est estimé valoir le double de sa subsistance, et il pense que celui de l'ouvrier le plus faible ne peut pas valoir moins que celui d'un esclave bien constitué. Quoi qu'il en soit, il paraît au moins certain que, pour élever une famille, même dans la plus basse classe des plus simples manœuvres, il faut néces­sairement que le travail du mari et de la femme puisse leur rapporter quelque chose de plus que ce qui est précisément indispensable pour leur propre subsistance; mais dans quelle proportion ? Est-ce dans celle que j'ai citée, ou dans toute autre ? C'est ce que je ne prendrai pas sur moi de décider. C'est peu consolant pour les indi­vidus qui n'ont d'autre moyen d'existence que le travail.

 

Il y a cependant certaines circonstances qui sont quelquefois favorables aux ouvriers, et les mettent dans le cas de hausser beaucoup leurs salaires au-dessus de ce taux, qui est évidemment le plus bas qui soit compatible avec la simple humanité.

 

Lorsque, dans un pays, la demande de ceux qui vivent de salaires, ouvriers, jour­naliers, domestiques de toute espèce, va continuellement en augmentant; lorsque cha­que année fournit de l'emploi pour un nombre plus grand que celui qui a été employé l'année précédente, les ouvriers n'ont pas besoin de se coaliser pour faire hausser leurs salaires. La rareté des bras occasionne une concurrence parmi les maîtres, qui mettent à l'enchère l'un sur l'autre pour avoir des ouvriers, et rompent ainsi volontairement la ligue naturelle des maîtres contre l'élévation des salaires.

 

Évidemment, la demande de ceux qui vivent de salaires ne peut augmenter qu'à proportion de l'accroissement des fonds destinés à payer des salaires. Ces fonds sont de deux sortes : la première consiste dans l'excédant du revenu sur les besoins; la se­con­de, dans l'excédant du capital nécessaire pour tenir occupés les maîtres du travail.

 

Quand un propriétaire, un rentier, un capitaliste a un plus grand revenu que celui qu'il juge nécessaire à l'entretien de sa famille, il emploie tout ce surplus ou une partie de ce surplus à entretenir un ou plusieurs domestiques. Augmenter ce surplus, et natu­rellement il augmentera le nombre de ses domestiques.

 

Quand un ouvrier indépendant, tel qu'un tisserand ou un cordonnier, a amassé plus de capital qu'il ne lui en faut pour acheter la matière première de son travail per­son­nel et pour subsister lui-même jusqu'à la vente de son produit, il emploie naturel­lement un ou plusieurs journaliers avec ce surplus, afin de bénéficier sur leur travail. Augmentez ce surplus, et naturellement il augmentera le nombre de ses ouvriers.

 

Ainsi, la demande de ceux qui vivent de salaires augmente nécessairement avec l'accroissement des revenus et des capitaux de chaque pays, et il n'est pas possible qu'elle augmente sans cela. L'accroissement des revenus et des capitaux est l'accrois­se­ment de la richesse nationale; donc, la demande de ceux qui vivent de salaires aug­mente naturellement avec l'accroissement de la richesse nationale, et il n'est pas possible qu'elle augmente sans cela.

 

Ce n'est pas l'étendue actuelle de la richesse nationale, mais c'est son progrès con­tinuel qui donne lieu à une hausse dans les salaires du travail. En conséquence, ce n'est pas dans les pays les plus riches que les salaires sont le plus élevés, mais c'est dans les pays qui font le plus de progrès, ou dans ceux qui marchent le plus vite vers l'opulence. Certainement, l'Angleterre est pour le moment un pays beaucoup plus riche qu'aucune partie de l'Amérique septentrionale; cependant les salaires du travail sont beaucoup plus élevés dans l'Amérique septentrionale que dans aucun endroit de l'Angleterre. Dans la province de New York, un simple manœuvre gagne par jour 3 schellings 6 deniers, monnaie du pays, valant 2 schellings sterling; un charpentier de marine, 10 schellings 6 deniers, monnaie du pays, avec une pinte de rhum qui vaut 6 deniers sterling, en tout 6 schellings 6 deniers sterling; un charpentier en bâtiment et un maçon, 8 schellings, argent courant du pays, valant 4 schellings 6 deniers sterling; un garçon tailleur, 5 schellings, argent courant, valant environ 2 schellings 10 deniers sterling. Ces prix sont tous au-dessus de ceux de Londres, et on assure que dans les autres colonies les salaires sont aussi élevés qu'à New York. Dans toute l'Amérique septentrionale, les denrées sont à beaucoup plus bas prix qu'en Angleterre; on n'y a jamais vu de disette. Dans les années les plus mauvaises, il n'y a que l'exportation qui ait souffert, mais il y a toujours eu assez pour la consommation du pays. Ainsi donc, si le prix du travail en argent y est plus élevé que dans aucun endroit de la mère pa­trie, son prix réel, la quantité réelle de choses propres aux besoins et aisances de la vie, que ce prix met à la disposition de l'ouvrier, s'y trouve supérieur, dans une pro­portion encore bien plus grande.

 

Mais, quoique l'Amérique septentrionale ne soit pas encore aussi riche que l'An­gle­terre, elle est beaucoup plus florissante et elle marche avec une bien plus grande rapidité vers l'acquisition de nouvelles richesses. La marque la plus décisive de la prospérité d'un pays est l'augmentation du nombre de ses habitants. On suppose que dans la Grande-Bretagne et la plupart des autres pays de l'Europe, ce nombre ne dou­ble guère en moins de cinq cents ans. Dans les colonies anglaises de l'Amérique sep­ten­­trionale, on a trouvé qu'il doublait en vingt ou vingt-cinq ans; et cet accroissement de population est bien moins dû à l'immigration continuelle de nouveaux habitants, qu'à la multiplication rapide de l'espèce. On dit que ceux qui parviennent à un âge avancé y comptent fréquemment de cinquante à cent, et quelquefois plus, de leurs propres descendants. Le travail y est si bien récompensé, qu'une nombreuse famille d'enfants, au heu d'être une charge, est une source d'opulence et de prospérité pour les parents. On compte que le travail de chaque enfant, avant qu'il puisse quitter leur maison, leur rapporte par an 100 livres de bénéfice net. Une jeune veuve, avec quatre ou cinq enfants, qui aurait tant de peine à trouver un second mari dans les classes moyennes ou inférieures du peuple en Europe, est là le plus souvent un parti recher­ché comme une espèce de fortune. La valeur des enfants est le plus grand de tous les encouragements au mariage. Il ne faut donc pas s'étonner de ce qu'on se marie en général fort jeune dans l'Amérique septentrionale. Malgré le grand accrois­se­ment de population qui résulte de tant de mariages entre de très jeunes gens, on s'y plaint néanmoins continuellement de l'insuffisance des bras. Il paraît que, dans ce pays, la demande des travailleurs et les fonds destinés à les entretenir croissent encore trop vite pour qu'on trouve autant de monde qu'on voudrait en employer.

 

Quand même la richesse d'un pays serait très grande, cependant, s'il a été long­temps dans un état stationnaire, il ne faut pas s'attendre à y trouver les salaires bien élevés. Les revenus et les capitaux de ses habitants, qui sont les fonds destinés au payement des salaires, peuvent bien être d'une très grande étendue; mais s'ils ont con­ti­nué, pendant plusieurs siècles, à être de la même étendue ou à peu près, alors le nombre des ouvriers employés chaque année pourra aisément répondre, et même plus que répondre, au nombre qu'on en demandera l'année suivante. On y éprouvera rare­ment une disette de bras, et les maîtres ne seront pas obligés de mettre à l'enchère les uns sur les autres pour en avoir. Au contraire, dans ce cas, les bras se multiplieront au-delà de la demande. Il y aura disette constante d'emploi pour les ouvriers, et ceux-ci seront obligés, pour en obtenir, d'enchérir au rabais les uns sur les autres. Si, dans un tel pays, les salaires venaient jamais à monter au-delà du taux suffisant pour faire subsister les ouvriers et les mettre en état d'élever leur famille, la concurrence des ouvriers et l'intérêt des maîtres réduiraient bientôt ces salaires au taux le plus bas que puisse permettre la simple humanité. La Chine a été, pendant une longue période, un des plus riches pays du monde, c'est-à-dire un des plus fertiles, des mieux cultivés, des plus industrieux et des plus peuplés; mais ce pays paraît être depuis très long­temps dans un état stationnaire. Marco Polo, qui l'observait il y a plus de cinq cents ans, nous décrit l'état de sa culture, de son industrie et de sa population presque dans les mêmes termes que les voyageurs qui l'observent aujourd'hui. Peut-être même cet empire était-il déjà, longtemps avant ce voyageur, parvenu à la plénitude d'opulence que la nature de ses lois et de ses institutions lui permet d'atteindre. Les rapports de tous les voyageurs, qui varient sur beaucoup de points, s'accordent sur les bas prix des salaires du travail et sur la difficulté qu'éprouve un ouvrier en Chine pour élever sa famille. Si, en remuant la terre toute une journée, il peut gagner de quoi acheter le soir une petite portion de riz, il est fort content. La condition des artisans y est encore pire, s'il est possible. Au lieu d'attendre tranquillement dans leurs ateliers que leurs prati­ques les fassent appeler, comme en Europe, ils sont continuellement à courir par les rues avec les outils de leur métier, offrant leurs services et mendiant pour ainsi dire de l'ouvrage. La pauvreté des dernières classes du peuple à la Chine dépasse de beau­coup celle des nations les plus misérables de l'Europe. Dans le voisinage de Canton, plusieurs centaines, on dit même plusieurs milliers de familles, n'ont point d'habita­tions sur la terre et vivent habituellement dans de petits bateaux de pêcheurs, sur les canaux et les rivières. La subsistance qu'ils peuvent s'y procurer y est tellement rare, qu'on les voit repêcher avec avidité les restes les plus dégoûtants jetés à la mer par quelque vaisseau d'Europe. Une charogne, un chat ou un chien mort, déjà puant et à demi pourri, est une nourriture tout aussi bien reçue par eux que le serait la viande la plus saine par le peuple des autres pays. Le mariage n'est pas encouragé à la Chine par le profit qu'on retire des enfants, mais par la permission de les détruire. Dans toutes les grandes villes, il n'y a pas de nuit où l'on n'en trouve plusieurs exposés dans les rues, ou noyés comme on noie de petits chiens. On dit même qu'il y a des gens qui se chargent ouvertement de cette horrible fonction, et qui en font métier pour gagner leur vie.

 

Cependant la Chine, quoique demeurant toujours peut-être dans le même état, ne paraît pas rétrograder. Nulle part ses villes ne sont désertées par leurs habitants ; nulle part on n'y abandonne les terres une fois cultivées. Il faut donc qu'il y ait annuelle­ment la même, ou environ la même quantité de travail accompli, et que les fonds des­ti­nés à faire subsister les ouvriers ne diminuent pas, par conséquent, d'une manière sensible. Ainsi, malgré toutes les peines qu'elles ont à subsister, il faut bien que les plus basses classes d'ouvriers trouvent à se tirer d'affaire d'une manière ou d'une autre, assez du moins pour se maintenir dans leur nombre ordinaire.

 

Mais il en serait autrement dans un pays où les fonds destinés à faire subsister le travail viendraient à décroître sensiblement. Chaque année la demande de domesti­ques et d'ouvriers, dans les différentes espèces de travail, serait moindre qu'elle n'aurait été l'année précédente. Un grand nombre de ceux qui auraient été élevés dans des métiers d'une classe supérieure, ne pouvant plus se procurer d'ouvrage dans leur emploi, seraient bien aises d'en trouver dans les classes inférieures. Les classes les plus basses se trouvant surchargées non seulement de leurs propres ouvriers, mais encore de ceux qui y reflueraient de toutes les autres classes, il s'y établirait une si grande concurrence pour le travail, que les salaires seraient bornés à la plus chétive et à la plus misérable subsistance de l'ouvrier. Beaucoup d'entre eux, même à de si dures conditions, ne pourraient pas trouver d'occupation; ils seraient réduits à périr de faim, ou bien à chercher leur subsistance en mendiant ou en s'abandonnant au crime. La misère, la famine et la mortalité désoleraient bientôt cette classe, et de là s'étendraient aux classes supérieures, jusqu'à ce que le nombre des habitants du pays se trouvât ré­duit à ce qui pourrait aisément subsister par la quantité de revenus et de capitaux qui y seraient restés, et qui auraient échappé à la tyrannie ou à la calamité universelle. Tel est peut-être, à peu de chose près, l'état actuel du Bengale et de quelques autres éta­blis­sement anglais dans les Indes orientales. Dans un pays fertile qui a déjà été extrêmement dépeuplé, où, par conséquent, la subsistance ne devrait pas être très diffi­­cile, et où, malgré tout cela, il meurt de faim, dans le cours d'une année, trois à quatre cent mille personnes, il n'y a nul doute que les fonds destinés à faire subsister le travail du pauvre ne décroissent avec une grande rapidité. La différence qui se trou­ve entre l'état de l'Amérique septentrionale et celui des Indes orientales est peut-être le fait le plus propre à faire sentir la différence qui existe entre l'esprit de la consti­tution britannique, qui protège et gouverne le premier de ces pays, et l'esprit de la compagnie mercantile qui maîtrise et qui opprime l'autre.

 

Ainsi, un salaire qui donne au travail une récompense libérale est à la fois l'effet nécessaire et le symptôme naturel de l'accroissement de la richesse nationale; celui qui ne fournit à l'ouvrier pauvre qu'une chétive subsistance est l'indication d'un état stationnaire; et, enfin, celui qui ne lui donne pas même de quoi subsister et le réduit à mourir de faim signifie que les richesses décroissent avec rapidité.

 

Dans la Grande-Bretagne, le salaire du travail semble, dans le temps actuel, être évidemment au-dessus de ce qui est précisément nécessaire pour mettre l'ouvrier en état d'élever une famille. Pour nous en assurer, il ne sera pas nécessaire de nous jeter dans des calculs longs et incertains sur la somme qu'il faut à l'ouvrier pour lui donner cette possibilité. Il y a plusieurs signes certains qui démontrent que les salaires du travail ne sont, dans aucun endroit de ce pays, réduits à ce taux, qui est le plus bas que la simple humanité puisse accorder.

 

Premièrement, dans presque toutes les parties de la Grande-Bretagne, il y a une distinction entre les salaires d'été et ceux d'hiver; même dans les travaux de la dernière classe, les salaires d'été sont toujours les plus élevés. Or, à cause de la dépen­se extraordinaire du chauffage, la subsistance d'une famille est plus coûteuse en hiver. Ainsi, les salaires étant plus élevés lorsque la dépense est moins forte, il paraît clair qu'ils ne sont pas réglés sur ce qu'exige le strict nécessaire, mais bien sur la quantité et la valeur présumées du travail. On dira peut-être que l'ouvrier doit épargner une partie de ses salaires d'été pour subvenir aux dépenses de l'hiver, et que les salaires de toute l'année n'excèdent pas ce qui est nécessaire pour l'entretien de sa famille pendant toute l'année.

 

Cependant, nous ne traiterions pas de cette manière un esclave ou quelqu'un qui dépendrait absolument et immédiatement de nous pour sa subsistance. Sa subsistance journalière serait proportionnée à ses besoins de chaque jour.

 

En second lieu, les salaires du travail, dans la Grande-Bretagne, ne suivent pas les fluctuations du prix des denrées. Ce prix varie partout d'une année à l'autre, souvent d'un mois à l'autre. Mais en beaucoup d'endroits le prix pécuniaire du travail reste invariablement le même, quelquefois un demi-siècle de suite. Si, dans ces localités, un pauvre ouvrier peut entretenir sa famille dans les années de cherté, il doit être à son aise dans les temps où les denrées sont à un prix modéré, et dans l'abondance, aux époques de grande abondance. Le haut prix des denrées, pendant ces dix dernières années, n'a entraîné, dans beaucoup d'endroits du royaume, aucune augmentation sen­sible dans le prix pécuniaire du travail; elle a eu lieu, à la vérité, en quelques en­droits; mais elle était plutôt due probablement à l'augmentation de la demande du travail qu'à l'augmentation du prix des denrées.

 

Troisièmement, si le prix des denrées varie plus que les salaires du travail d'une année à l'autre, d'un autre côté les salaires varient plus que le prix des denrées d'un lieu à un autre. Le prix du pain et de la viande de boucherie est, en général, le même ou à peu près le même, dans la plus grande partie du Royaume-Uni. Ces denrées et presque toutes les autres qui se vendent au détail, qui est la manière dont les pauvres ouvriers achètent leurs denrées, sont, en général, à tout aussi bon ou même à meilleur marché dans les grandes villes que dans les endroits les plus reculés de la campagne, pour des raisons que j'aurai occasion de développer dans la suite. Mais les salaires du travail dans une grande ville et dans son voisinage sont fréquemment d'un quart ou d'un cinquième, de vingt à vingt-cinq pour cent plus élevés qu'ils ne sont à quelques milles de distance; 18 deniers par jour peuvent passer pour le prix du travail le plus simple à Londres et dans ses environs; à quelques milles de là, il tombe à 14 ou à 15 ; son prix est sur le pied de 10 deniers à Édimbourg et dans les environs; à quelques milles de distance, il tombe à 8, qui est le prix ordinaire du plus simple travail dans la plus grande partie du plat pays d'Écosse, où il varie infiniment moins qu'en Angle­terre. Une telle différence dans les prix, qui paraît ne pas suffire toujours pour trans­porter un homme d'une paroisse à une autre, entraînerait infailliblement un si grand transport de denrées même les plus volumineuses, non seulement d'une paroisse à une autre, mais même d'un bout du royaume, presque d'un bout du monde à l'autre, qu'elles se trouveraient bientôt ramenées à peu près au niveau. Malgré tout ce qu'on a dit de la légèreté et de l'inconstance de la nature humaine, il paraît évidemment, par l'expérience, que rien n'est plus difficile à déplacer que l'homme. Si donc, dans ces parties du royaume où le prix du travail est le plus bas, les ouvriers pauvres peuvent néanmoins soutenir leurs familles, ils doivent être dans l'abondance dans les pays où il est le plus élevé.

 

Quatrièmement, les variations dans le prix du travail ne correspondent point, quant aux lieux et aux temps, à celles du prix des denrées, mais elles ont lieu souvent dans les directions tout à fait opposées.

 

Le grain, qui est la nourriture des gens du peuple, est plus cher en Écosse qu'il ne l'est en Angleterre, d'où l'Écosse tire chaque année des approvisionnements très consi­dérables. Le blé anglais doit se vendre nécessairement plus cher en Écosse, qui est le pays où il est apporté, qu'il ne se vend en Angleterre, le pays d'où il vient; et pro­portionnellement à sa qualité, il ne peut pas se vendre plus cher en Écosse que le blé écossais, qui vient au même marché en concurrence avec lui. La qualité du grain dépend principalement de la quantité de farine qu'il rend à la mouture, et à cet égard le blé d'Angleterre est tellement supérieur à celui d'Écosse, que, quoique souvent plus cher en apparence ou en proportion de sa mesure en volume, il est en général à meilleur marché dans la réalité, ou en proportion de sa qualité ou même de sa mesure en poids. Au contraire, le prix du travail est plus cher en Angleterre qu'en Écosse. Si donc le travail du pauvre suffit dans cette partie du Royaume-Uni pour le mettre en état de soutenir sa famille, il doit, dans l'autre, mettre l'ouvrier dans l'abondance. Il est vrai que le bas peuple d'Écosse consomme de la farine d'avoine pour la plus grande et la meilleure partie de sa nourriture, qui, en général, est fort inférieure à celle des per­sonnes de la même classe en Angleterre. Mais cette différence dans leur manière de subsister est seulement l'effet de la différence qui existe dans leurs salaires, quoique, par une étrange méprise, je l'aie souvent entendu considérer comme en étant la cause. Ce n'est pas parce qu'un homme roule carrosse tandis que son voisin va à pied, que l'un est riche et l'autre pauvre; mais l'un roule carrosse parce qu'il est riche, et l'autre va à pied parce qu'il est pauvre.

 

Pendant le cours du siècle dernier, une année dans l'autre, le grain a été plus cher dans chacune des parties des deux royaumes, que pendant le cours de celui-ci. C'est là une vérité de fait sur laquelle on ne peut maintenant élever de doute raisonnable, et la preuve en est même bien plus décisive, s'il est possible, pour l'Écosse que pour l'Angleterre; elle est fondée sur les relevés authentiques des marchés publics, qui sont des évaluations, faites sur serment, d'après l'état actuel des marchés, de toutes les diverses espèces de grains, dans chaque différent comté d'Écosse. Si une preuve aussi directe avait besoin de quelque témoignage accessoire pour la confirmer, je ferais observer que la même chose a eu également lieu en France, et probablement dans la plupart des autres pays de l'Europe. Quant à la France, la preuve est la plus claire pos­sible. Mais s'il est certain que, dans chacune des parties du Royaume-Uni, le grain a été un peu plus cher dans le dernier siècle que dans celui-ci, il est également certain que le travail y a été à beaucoup plus bas prix. Si le travail des individus pauvres a pu leur suffire alors à soutenir leurs familles, il doit donc les mettre aujourd'hui dans une plus grande aisance. Dans le dernier siècle, le salaire journalier du travail d'un ma­nœu­vre était le plus habituellement, dans la majeure partie de l'Écosse, de 6 deniers en été et de 5 en hiver. On continue encore aujourd'hui à payer 3 schellings par semai­ne, ce qui fait, à très peu de chose près, le même prix, dans les montagnes d'Écosse et dans les îles de l'Ouest. Dans la plus grande partie du plat pays de l'Écosse, les salaires les plus ordinaires du travail de manœuvre sont aujourd'hui à 8 deniers par jour; 10 deniers, quelquefois 1 schelling, aux environs d'Édimbourg, dans les comtés qui confinent à l'Angleterre, probablement à cause de ce voisinage, et dans un petit nombre d'autres endroits où la demande de travail a considérablement augmenté depuis peu, comme aux environs de Glasgow, de Carron, de Ayrshire, etc. En Angle­terre, l'agriculture, les manufactures et le commerce ont commencé à faire des progrès beaucoup plus tôt qu'en Écosse. La demande de travail et, par conséquent, son prix ont dû nécessairement augmenter avec ces progrès. C'est pour cela que, dans le dernier siècle aussi bien que dans le présent, les salaires du travail ont été plus élevés en Angleterre qu'en Écosse. Ils se sont aussi considérablement élevés depuis ce temps, quoiqu'il soit plus difficile de déterminer de combien, à cause de la plus grande variété des salaires qui y ont été payés en différents endroits. En 1614, la paye d'un soldat d'infanterie était la même qu'à présent, 8 deniers par jour. Quand cette paye fut d'abord établie, elle dut nécessairement être réglée sur les salaires habituels des manœuvres, qui est la classe du peuple dont on tire le plus communément les soldats d'infanterie. Le lord chef de justice Hales, qui écrivait sous Charles Il, calcule la dépense nécessaire de la famille d'un ouvrier, consistant en six personnes, le père, la mère, deux enfants en état de faire quelque chose, et deux incapables de travail, et il évalue cette dépense à 10 schellings par semaine, ou 26 livres par an. Si le produit de leur travail n'atteint pas cette somme, il faut qu'ils la complètent, dit-il, en men­diant, ou par le vol. Il paraît avoir fait sur cette matière les recherches les plus exactes [3]. En 1688, M. Grégoire King, dont le docteur Davenant vante si haut l'habi­le­té en arithmétique politique, a calculé le revenu ordinaire des manœuvres et domes­ti­ques de campagne à 15 livres par an pour chaque famille, qu'il suppose consister, l'une dans l'autre, en trois personnes et demie. Son calcul, quoique différent en appa­rence, correspond exactement, au fond, avec celui du juge Hales. Ils évaluent l'un et l'autre la dépense de ces familles, pour une semaine, à environ 20 deniers par tête. Depuis ce temps, le revenu pécumaire et la dépense de ces familles ont considérable­ment augmenté dans la plus grande partie du royaume; dans quelques endroits plus, dans d'autres moins, mais presque nulle part autant qu'on l'a avancé dernièrement au public, dans certaines évaluations exagérées de l'état actuel des salaires. On doit observer qu'il n'est possible de déterminer exactement nulle part le prix du travail; car on paye souvent des prix différents pour le même genre de travail, et cela dans le même temps, non seulement en raison de l'adresse de l'ouvrier, mais encore en raison de la facilité ou de la dureté du maître. Partout où les salaires ne sont pas fixés par la loi, tout ce que nous pouvons espérer de déterminer, c'est leur taux le plus habituel; et l'expérience semble démontrer que la loi ne peut jamais les régler convenablement, quoiqu'elle ait eu souvent la prétention de le faire.

 

La récompense réelle du travail, la quantité réelle des choses propres aux besoins et commodités de la vie, qu'il peut procurer à l'ouvrier, a augmenté, dans le-cours de ce siècle, dans une proportion bien plus forte encore que son prix en argent. Non seulement le grain a un peu baissé de prix, mais encore beaucoup d'autres denrées qui fournissent au pauvre économe et laborieux des aliments sains et agréables, sont descendues à un prix infiniment plus bas. Les pommes de terre, par exemple, ne coû­tent pas, dans la plus grande partie du royaume, la moitié du prix qu'elles coû­taient il y a trente ou quarante ans. On en peut dire autant des choux, des navets, des carot­tes, toutes denrées qu'on ne cultivait jamais autrefois qu'à la bêche, mais qu'aujourd'hui on fait venir communément à la charrue. Les produits du jardinage ont aussi beaucoup baissé de prix. Dans le siècle dernier, les pommes et même les oignons consommés dans la Grande-Bretagne étaient en très grande partie tirés de la Flandre. Les manu­factures de toiles et de draps communs se sont perfectionnées au point de fournir aux ouvriers des habillements meilleurs et à plus bas prix, et les fabriques de métaux communs sont aussi devenues, par leur progrès, en état de leur fournir des outils meilleurs et à moindre prix et, de plus, une quantité d'ustensiles de ménage agréables et commodes. A la vérité, le savon, le sel, la chandelle, le cuir et les liqueurs fermen­tées sont devenus, beaucoup plus chers, principalement à cause des impôts qui ont été établis sur ces denrées. Mais la quantité que les ouvriers pauvres sont obligés d'en consommer est si petite, que l'augmentation de ces prix est loin de compenser la diminution survenue dans le prix d'une infinité d'autres choses. Les plaintes que nous entendons chaque jour sur les progrès du luxe qui gagne les ouvriers les plus pauvres, lesquels ne se contentent plus aujourd'hui de la nourriture, des vêtements et du logement qui leur suffisaient dans l'ancien temps, ces plaintes nous prouvent que ce n'est pas seulement le prix pécuniaire du travail, mais que c'est aussi sa récompense réelle qui a augmenté.

 

Cette amélioration survenue dans la condition des dernières classes du peuple doit-elle être regardée comme un avantage ou comme un inconvénient pour la socié­té ? Au premier coup d'œil, la réponse paraît extrêmement simple. Les domesti­ques, les ouvriers et artisans de toute sorte composent la plus grande partie de toute société politique. Or, peut-on jamais regarder comme un désavantage pour le tout ce qui améliore le sort de la plus grande partie ? Assurément, on ne doit pas regarder comme heu­reuse et prospère une société dont les membres les plus nombreux sont réduits à la pau­vreté et à la misère. La seule équité, d'ailleurs, exige que ceux qui nourrissent, ha­billent et logent tout le corps de la nation, aient, dans le produit de leur propre travail, une part suffisante pour être eux-mêmes passablement nourris, vêtus et logés.

 

Quoique, sans aucun doute, la pauvreté décourage le mariage, cependant elle ne l'em­pê­che pas toujours; elle paraît même être favorable à la génération. Une monta­gnarde à demi mourante de faim a souvent plus d'une vingtaine d'enfants; tandis qu'une belle dame qui a grand soin de sa personne, est quelquefois incapable d'en avoir un seul et, en général, se trouve épuisée par deux ou trois couches. La stérilité, qui est si fréquente chez les femmes du grand monde, est extrêmement rare parmi celles d'une condition inférieure. Dans le beau sexe, le luxe, qui enflamme peut-être la passion pour les jouissances, semble toujours affaiblir et souvent détruire les facultés de la génération.

 

Mais si la pauvreté n'empêche pas d'engendrer des enfants, elle est un très grand obstacle à ce qu'on puisse les élever. Le tendre rejeton est produit, mais il est placé dans un sol si froid, dans un climat si rigoureux, que bientôt il se dessèche et périt. J'ai souvent entendu dire qu'il n'est pas rare, dans les montagnes d'Écosse, qu'une mère qui a eu vingt enfants n'en ait pas conservé deux vivants. Plusieurs officiers fort expérimentés m'ont assuré que, bien loin de trouver à recruter leur régiment parmi les enfants de soldats qui y naissent, ils n'ont même jamais pu s'y fournir de tambours et de fifres. Cependant il est rare de voir nulle part un plus grand nombre de jolis enfants que dans les environs d'une caserne. Un très petit nombre d'entre eux arrivent à l'âge de treize ou quatorze ans. Dans quelques endroits, la moitié des enfants qui naissent meurt avant quatre ans; dans beaucoup d'autres avant sept, et dans presque tous avant neuf ou dix. Cette grande mortalité, toutefois, se rencontrera principalement parmi les enfants des basses classes, que leurs parents ne peuvent pas soigner comme le font ceux d'une condition plus élevée. Quoique leurs mariages soient, en général, plus féconds que ceux des gens du monde, cependant la proportion d'enfants qui arrivent jusqu'à l'âge fait y est beaucoup moindre. Dans les hôpitaux d'enfants trouvés, et parmi les enfants élevés à la charité des paroisses, la mortalité est encore beaucoup plus grande que parmi ceux du bas peuple.

 

Naturellement, toutes les espèces d'animaux multiplient à proportion de leurs moyens de subsistance, et aucune espèce ne peut jamais multiplier au-delà. Mais dans les sociétés civilisées, ce n'est que parmi les classes inférieures du peuple que la disette de subsistance peut mettre des bornes à la propagation de l'espèce humaine; et cela ne peut arriver que d'une seule manière, en détruisant une grande partie des enfants que produisent les mariages féconds de ces classes du peuple.

 

Ces bornes tendront naturellement à s'agrandir par une récompense plus libérale du travail, qui mettra les parents à portée de mieux soigner leurs enfants et, par consé­quent, d'en élever un plus grand nombre. Il est bon d'observer encore qu'elle opérera nécessairement cet effet, à peu près dans la proportion que déterminera la demande de travail. Si cette demande va continuellement en croissant, la récompense du travail doit nécessairement donner au mariage et à la multiplication des ouvriers un encoura­gement tel, qu'ils soient à même de répondre à cette demande toujours croissante par une population aussi toujours croissante.

 

Supposez dans un temps cette récompense moindre que ce qui est nécessaire pour produire cet effet, le manque de bras la fera bientôt monter; et si vous la supposez, dans un autre temps, plus forte qu'il ne faut pour ce même effet, la multiplication excessive d'ouvriers la rabaissera bientôt à ce taux nécessaire. Dans l'un de ces cas, le marché serait tellement dépourvu de travail, et il s'en trouverait tellement surchargé dans l'autre, qu'il forcerait bientôt le prix du travail à revenir à un taux qui s'accordât avec ce qu'exigeraient les circonstances où se trouverait la société. C'est ainsi que la demande d'hommes règle nécessairement la production des hommes, comme fait la demande à l'égard de toute autre marchandise; elle hâte la production quand celle-ci marche trop lentement, et l'arrête quand elle va trop vite. C'est cette demande qui règle et qui détermine l'état où est la propagation des hommes, dans tous les différents pays du monde, dans l'Amérique septentrionale, en Europe et à la Chine; qui la fait marcher d'un pas si rapide dans la première de ces contrées ; qui lui donne dans l'autre une marche lente et graduelle, et qui la rend tout à fait stationnaire dans la troisième.

 

C'est aux dépens du maître, a-t-on dit, que les esclaves s'usent et vieillissent, tan­dis que les serviteurs libres s'usent et vieillissent à leurs propres dépens. Cependant, cette espèce de déchet qui provient du temps et du service, est, pour les uns comme pour les autres, une charge ou une dépense qui doit être également supportée par le maître. Les salaires qu'on paye à des gens de journée et domestiques de toute espèce, doivent être tels que ceux-ci puissent, l'un dans l'autre, continuer à maintenir leur po­pu­lation, suivant que peut le requérir l'état croissant ou décroissant, ou bien station­naire, de la demande qu'en fait la société. Mais quoique le maître paye également ce qu'il faut pour remplacer un jour le domestique libre, il lui en coûte bien moins que pour un esclave. Le fonds destiné à remplacer et à réparer, pour ainsi dire, le déchet ré­sultant du temps et du service dans la personne de l'esclave, est ordinairement sous l'administration d'un maître peu attentif ou d'un inspecteur négligent. Celui qui est destiné au même emploi, à l'égard du serviteur fibre, est économisé par les mains mê­mes du serviteur libre. Dans l'administration du premier s'introduisent naturellement les désordres qui règnent, en général, dans les affaires du riche; la frugalité sévère et l'attention parcimonieuse du pauvre s'établissent aussi naturellement dans l'adminis­tration du second. Avec une administration différente, il faudra, pour remplir le même objet, des degrés de dépense fort différents. En conséquence, l'expérience de tous les temps et de tous les pays s'accorde, je crois, pour démontrer que l'ouvrage fait par des mains libres revient définitivement à meilleur compte que celui qui est fait par des esclaves. C'est ce qui se voit même à Boston, à New York et à Philadelphie, où les salaires du travail le plus simple sont si élevés.

 

La récompense libérale du travail, qui est l'effet de l'accroissement de la richesse nationale, devient donc aussi la cause d'accroissement de la population. Se plaindre de la libéralité de cette récompense, c'est ce plaindre de ce qui est à la fois l'effet et la cause de la plus grande prospérité publique.

 

Il est peut-être bon de remarquer que c'est dans l'état progressif de la société, lors­qu'elle est en train d'acquérir successivement plus d'opulence, et non pas lorsqu'elle est parvenue à la mesure complète de richesse dont elle est susceptible, que véritable­ment la condition de l'ouvrier pauvre, celle de la grande masse du peuple, est plus heu­reuse et plus douce ; elles est dure dans l'état stationnaire ; elle est misérable dans l'état de déclin. L'état progressif est, pour tous les différents ordres de la société, l'état de la vigueur et de la santé parfaites; l'état stationnaire est celui de la pesanteur et de l'inertie; l'état rétrograde est celui de la langueur et de la maladie.

 

De même que la récompense libérale du travail encourage la population, de même aussi elle augmente l'industrie des classes inférieures. Ce sont les salaires du travail qui sont l'encouragement de l'industrie, et celle-ci, comme tout autre qualité de l'hom­me, se perfectionne à proportion de l'encouragement qu'elle reçoit. Une subsistance abondante augmente la force physique de l'ouvrier; et la douce espérance d'améliorer sa condition et de finir peut-être ses jours dans le repos et dans l'aisance, l'excite à tirer de ses forces tout le parti possible. Aussi verrons-nous toujours les ouvriers plus actifs, plus diligents, plus expéditifs là où les salaires sont élevés, que là où ils sont bas; en Angleterre, par exemple, plus qu'en Écosse, dans le voisinage des grandes villes, plus que dans des campagnes éloignées. Il y a bien quelques ouvriers qui, lors­qu'ils peuvent gagner en quatre jours de quoi subsister toute la semaine, passeront les trois autres jours dans la fainéantise. Mais, à coup sûr, ce n'est pas le fait du plus grand nombre. Au contraire, on voit souvent les ouvriers qui sont largement payés à la pièce, s'écraser de travail, et ruiner leur santé et leur tempérament en peu d'années. A Londres et dans quelques autres endroits, un charpentier passe pour ne pas conser­ver plus de huit ans sa pleine vigueur. Il arrive la même chose à peu près dans beau­coup d'autres métiers où les ouvriers sont payés à la pièce, comme ils le sont, en général, dans beaucoup de professions, et même dans les travaux des champs, partout où les salaires sont plus au-dessus du taux habituel. Il n'y a presque aucune classe d'artisans qui ne soit sujette à quelque infirmité particulière, occasionnée par une application excessive à l'espèce de travail qui la concerne. Ramuzzini, célèbre méde­cin italien, a écrit un traité particulier sur ce genre de maladies. Nous ne regardons pas chez nous les soldats comme la classe du peuple la plus laborieuse; cependant, quand on a employé les soldats à quelque espèce particulière d'ouvrage où on les payait bien et à la pièce, il est arrivé souvent que les officiers ont été obligés de convenir avec l'entrepreneur qu'on ne leur laisserait pas gagner par jour plus d'une certaine somme, fixée d'après le taux auquel ils étaient payés. Avant qu'on eût pris cette précaution, l'émulation réciproque et le désir de gagner davantage les poussaient souvent à forcer le travail et à s'exténuer par un labeur excessif. Cette fainéantise de trois jours de la semaine, dont on se plaint tant et si haut, n'a souvent pour véritable cause qu'une application forcée pendant les quatre autres. Un grand travail de corps ou d'esprit, continué pendant plusieurs jours de suite, est naturellement suivi, chez la plupart des hommes, d'un extrême besoin de relâche qui est presque irrésistible, à moins qu'il ne soit contenu par la force ou par une impérieuse nécessité. C'est le cri de la nature qui veut impérieusement être soulagée, quelquefois seulement par du repos, quelquefois aussi par de la dissipation et de l'amusement. Si on lui désobéit, il en résulte souvent des conséquences dangereuses, quelquefois funestes, qui presque tou­jours amènent un peu plus tôt ou un peu plus tard le genre d'infirmité qui est particu­lière au métier. Si les maîtres écoutaient toujours ce que leur dictent à la fois la raison et l'humanité, ils auraient lieu bien souvent de modérer plutôt que d'exciter l'applica­tion au travail, chez une grande partie de leurs ouvriers. je crois que, dans quelque métier que ce soit, on trouvera que celui qui travaille avec assez de modération pour être en état de travailler constamment, non seulement conserve le plus longtemps sa santé, mais encore est celui qui, dans le cours d'une année, fournit la plus grande quantité d'ouvrage.

 

On a prétendu que, dans les années d'abondance, les ouvriers étaient, en général, plus paresseux et que, dans les années de cherté, ils étaient plus laborieux que dans les temps ordinaires. On en a conclu qu'une subsistance abondante énervait leur acti­vité, et qu'une subsistance chétive les animait au travail. Qu'un peu plus d'aisance qu'à l'ordinaire puisse rendre certains ouvriers paresseux, c'est ce qu'on ne saurait nier; mais que cette aisance produise le même effet sur la plupart d'entre eux, ou bien que les hommes, en général, soient mieux disposés à travailler quand ils sont mal nour­ris que quand ils sont bien nourris ; quand ils ont le cœur abattu, que quand ils sont contents et animés ; quand ils sont souvent malades, que quand ils jouissent générale­ment d'une bonne santé, c'est ce qui ne paraît pas fort probable. Il est à remar­quer que les années de cherté sont en général des années de maladies et de mortalité pour les basses classes, et qui ne peuvent manquer de diminuer le produit de leur travail.

 

Dans les années d'abondance, les domestiques quittent souvent leurs maîtres, et se fient à leur propre industrie pour gagner par eux-mêmes leur subsistance. Mais ce bas prix des vivres, en augmentant le fonds qui est destiné à entretenir des domestiques, encourage les maîtres, et principalement les fermiers, à en employer un plus grand nombre. Dans ces circonstances-là, les fermiers trouvent que leur blé leur rapporte plus en l'employant à entretenir de nouveaux travailleurs, que s'ils le vendaient au bas prix du marché. La demande de domestiques augmente, tandis que le nombre de ceux qui peuvent prétendre à cette demande diminue. Le prix du travail doit donc souvent hausser dans les années de bon marché.

 

Dans les années de cherté, la difficulté et l'incertitude de se procurer des subsis­tances rendent tous ces gens-là très empressés à se remettre en service. Mais le haut prix des vivres, en diminuant le fonds destiné à entretenir des domestiques, dispose les maîtres à réduire plutôt qu'à augmenter le nombre de ceux qu'ils emploient. Il arrive aussi que, dans les années de cherté, de pauvres ouvriers indépendants mangent souvent le petit capital qui leur servait à se procurer la matière du travail, et qu'ils sont obligés de se remettre à la journée pour gagner leur subsistance. Le nombre de ceux qui cherchent de l'emploi est plus grand que le nombre des hommes qui peuvent en trouver facilement; beaucoup d'entre eux sont disposes a en accepter à des conditions inférieures aux conditions ordinaires, et les salaires, tant des domestiques que des journaliers, baissent souvent dans les années de cherté.

 

Ainsi, les maîtres de tout genre font souvent des marchés plus avantageux avec leurs domestiques et ouvriers dans des années de cherté, que dans celles d'abondance, et dans les premières ils les trouvent plus soumis et plus dociles. Ils doivent donc naturellement vanter ces années comme plus favorables à l'industrie. D'ailleurs, les propriétaires et les fermiers, deux des classes de maîtres les plus étendues, ont une autre raison pour aimer les années de cherté. Les rentes des uns et les profits des autres dépendent beaucoup du prix des denrées. On ne peut rien imaginer de plus absurde que de croire qu'en général les hommes travailleront moins quand ils travail­le­ront pour leur propre compte, que quand ils travailleront pour le compte d'autrui. Un pauvre ouvrier indépendant sera généralement plus laborieux que ne le sera même un ouvrier qui travaille à la pièce. L'un jouit de tout le produit de son industrie, l'autre le partage avec un maître. L'un, dans son état d'isolement et d'indépendance, est moins exposé à être tenté par les mauvaises compagnies qui perdent si souvent les mœurs de l'autre, dans les grandes manufactures. La supériorité de l'ouvrier indépendant doit être encore bien plus grande sur ces ouvriers qui sont loués au mois ou à l'année, et qui ont toujours les mêmes salaires et la même subsistance, qu'ils fassent soit beau­coup, soit peu d'ouvrage. Or, les années d'abondance tendent à augmenter la propor­tion des ouvriers indépendants sur les domestiques et journaliers, et les années de cherté tendent à la diminuer.

 

Un auteur français de beaucoup de savoir et de sagacité, M. Messance, receveur des tailles de l'élection de SaintÉtienne, essaie de démontrer que les pauvres travail­lent plus dans les années de bas prix que dans les années de cherté, et pour cela il com­pare la quantité et la valeur des marchandises fabriquées, dans ces deux circons­tances contraires, en trois différentes manufactures : l'une de gros draps établie à Elbeuf, une de toiles et une autre de soieries, établies toutes trois dans l'étendue de la généralité de Rouen. Il paraît, d'après son calcul relevé sur les registres des bureaux publics, que la quantité et la valeur des marchandises fabriquées dans ces trois manu­factures ont généralement été plus grandes dans les années de bas prix que dans les années de cherté, et qu'elles ont toujours été plus grandes dans les années du prix le plus bas, et plus faibles dans les années de la plus grande cherté. Toutes les trois paraissent être des manufactures dans un état stationnaire, c'est-à-dire que, si leur produit varie quelque peu d'une année à l'autre, au total elles ne marchent ni en avant ni en arrière.

 

La fabrication des toiles en Écosse, et celle de gros draps dans la partie occiden­tale du comté d'York, sont des manufactures croissantes dont le produit en général, à quelques variations près, va toujours en augmentant en quantité et en valeur. En examinant cependant les comptes qu'on a publiés de leur produit annuel, je n'ai pas remarqué que les variations aient eu quelque rapport sensible avec le bas prix ou la cherté des temps. En 1740, année de grande disette, ces deux manufactures paraissent, dans le fait, avoir déchu d'une manière fort considérable. Mais en 1756, autre année de grande cherté, la manufacture d'Écosse fit un pas plus rapide qu'à l'ordinaire. La manufacture de la province d'York, à la vérité, alla en déclinant, et son produit fut au-dessous de ce qu'il avait été en 1755, et cela jusqu'à l'année 1766, après la révocation de l'acte du timbre de l'Amérique. Dans cette année et dans la suivante, il s'éleva alors beaucoup plus haut qu'il n'avait jamais été auparavant, et il a toujours continué ainsi depuis.

 

Quant aux grandes manufactures dont les marchandises doivent être vendues au loin, leur produit doit nécessairement dépendre beaucoup moins du bon marché ou de la cherté des temps dans les endroits où elles sont établies, que des circonstances qui influent sur la demande dans les endroits où s'en fait la consommation; telles que la paix ou la guerre, la prospérité ou la décadence de quelque autre manufacture rivale, et les bonnes ou mauvaises dispositions des principaux consommateurs. D'ailleurs, une grande partie du travail extraordinaire, qui se fait probablement dans les années de bon marché, ne paraît jamais sur les registres publics des manufactures. Les salariés qui quittent leurs maîtres s'établissent à leur propre compte. Les femmes retournent chez leurs parents, et ordinairement elles filent pour se vêtir elles et leur famille. Les ouvriers indépendants ne travaillent même pas toujours pour vendre au public, mais ils se trouvent employés par leurs voisins à des ouvrages destinés à l'usage de la famille. Ainsi, il arrive fort souvent que le produit de leur travail ne figure point dans ces registres dont on publie quelquefois les relevés avec tant d'éta­lage, et sur lesquels nos marchands et nos manufacturiers prétendent souvent, assez mal à propos, calculer la prospérité ou la décadence des empires.

 

Quoique les variations dans le prix du travail, non seulement ne correspondent pas toujours avec celles du prix des vivres, mais se manifestent en sens opposé, il ne faudrait pas pourtant s'imaginer, d'après cela, que le prix des vivres n'a pas d'influence sur le prix du travail. Le prix pécuniaire du travail est nécessairement réglé par deux circonstances, la demande du travail et le prix des choses propres aux besoins et commodités de la vie. La quantité des choses propres aux besoins et commodités de la vie qu'il faut donner à l'ouvrier, est déterminée par l'état où se trouve la demande du travail, selon que cet état est croissant, stationnaire ou décroissant, ou bien selon qu'il exige une population croissante, stationnaire ou décroissante; et c'est ce qu'il faut d'argent pour acheter cette quantité déterminée de choses, qui règle le prix pécuniaire du travail. Si donc le prix pécuniaire du travail se trouve quelquefois élevé, tandis que le prix des denrées a baissé, il serait encore plus élevé si les denrées étaient chères, en supposant la demande du travail toujours la même.

 

C'est parce que la demande du travail augmente dans les années d'une abondance soudaine et extraordinaire, et parce qu'elle décroît dans les années d'une cherté soudaine et extraordinaire, que le prix pécuniaire du travail s'élève quelquefois dans les unes et baisse dans les autres.

 

Dans les années d'une abondance soudaine et extraordinaire, il se trouve dans les mains des entrepreneurs de travail des fonds qui peuvent suffire à entretenir et à employer un plus grand nombre de travailleurs qu'il n'en a été employé l'année pré­cé­dente; et ce nombre extraordinaire n'est pas toujours facile à trouver. Ainsi ces maî­tres, qui voudraient avoir plus d'ouvriers, enchérissent les uns sur les autres pour en avoir; ce qui permet aux ouvriers de hausser à la fois le prix réel et le prix pécuniaire de leur travail.

 

Il arrive tout le contraire dans une année de cherté soudaine et extraordinaire. Les fonds destinés à alimenter l'industrie sont alors moindres qu'ils n'étaient l'année précédente. Un grand nombre de gens se trouvent privés d'occupation, et ils enchéris­sent au rabais les uns sur les autres pour s'en procurer; ce qui baisse à la fois le prix réel et le prix pécuniaire du travail. En 1740, année de disette extraordinaire, un grand nombre d'ouvriers consentaient à travailler pour la seule nourriture. Dans les années d'abondance qui succédèrent, il fut plus difficile de se procurer des domestiques et des ouvriers.

 

La disette d'une année de cherté, en diminuant la demande du travail, tend à en faire baisser le prix, comme la cherté des vivres tend à le hausser. Au contraire, l'abon­­dance d'une année de bon marché, en augmentant cette demande, tend à élever le prix du travail, comme le bon marché des vivres tend à le faire baisser. Dans les varia­tions ordinaires du prix des vivres, ces deux causes opposées semblent se contre­balancer l'une l'autre; et c'est là probablement ce qui explique pourquoi les salaires du travail sont partout beaucoup plus fixes et plus constants que le prix des vivres.

 

L'augmentation qui survient dans les salaires du travail augmente nécessairement le prix de beaucoup de marchandises en haussant cette partie du prix qui se résout en salaires, et elle tend d'autant à diminuer la consommation tant intérieure qu'extérieure de ces marchandises. Cependant, la même cause qui fait hausser les salaires du tra­vail, l'accroissement des capitaux, tend à augmenter sa puissance productive, et à faire produire à une plus petite quantité de travail une plus grande quantité d'ouvrage. Le propriétaire du capital qui alimente un grand nombre d'ouvriers essaye nécessaire­ment, pour son propre intérêt, de combiner entre eux la division et la distribution des tâches de telle façon qu'ils produisent la plus grande quantité possible d'ouvrage. Par le même motif, il s'applique à les fournir des meilleures machines que lui ou eux peu­vent imaginer. Ce qui s'opère parmi les ouvriers d'un atelier particulier, s'opérera pour la même raison parmi ceux de la grande société. Plus leur nombre est grand, plus ils tendent naturellement à se partager en différentes classes et à subdiviser leurs tâches. Il y a un plus grand nombre d'intelligences occupées à inventer les machines les plus propres à exécuter la tâche dont chacun est chargé et, dès lors, il y a d'autant plus de probabilités que l'on viendra à bout de les inventer. Il y a donc une infinité de mar­chandises qui, en conséquence de tous ces perfectionnements de l'industrie, sont obte­nues par un travail tellement inférieur à celui qu'elles coûtaient auparavant, que l'aug­men­tation dans le prix de ce travail se trouve plus que compensée par la diminution dans la quantité du même travail.


 

 

 

 

 

 

 

Chapitre IX

 

DES PROFITS DU CAPITAL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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La hausse et la baisse dans les profits du capital dépendent des mêmes causes que la hausse et la baisse dans les salaires du travail, c'est-à-dire de l'état croissant ou dé­crois­sant de la richesse nationale; mais ces causes agissent d'une manière très diffé­rente sur les uns et sur les autres.

 

L'accroissement des capitaux qui fait hausser les salaires tend à abaisser les pro­fits. Quand les capitaux de beaucoup de riches commerçants sont versés dans un mê­me genre de commerce, leur concurrence mutuelle tend naturellement à en faire bais­ser les profits, et quand les capitaux se sont pareillement grossis dans tous les diffé­rents commerces établis dans la société, la même concurrence doit produire le même effet sur tous.

 

Nous avons déjà observé qu'il était difficile de déterminer quel est le taux moyen des salaires du travail, dans un lieu et dans un temps déterminés. On ne peut guère, même dans ce cas, déterminer autre chose que le taux le plus habituel des salaires; mais cette approximation ne peut guère s'obtenir à l'égard des profits des capitaux. Le profit est si variable, que la personne qui dirige un commerce particulier ne pourrait pas toujours vous indiquer le taux moyen de son profit annuel. Ce profit est affecté, non seulement de chaque variation qui survient dans le prix des marchandises qui sont l'objet de ce commerce, mais encore de la bonne ou mauvaise fortune des con­currents et des pratiques du commerçant, et de mille autres accidents auxquels les marchandises sont exposées, soit dans leur transport par terre ou par mer, soit même quand on les tient en magasin. Il varie donc, non seulement d'une année à l'autre, mais même d'un jour à l'autre, et presque d'heure en heure. Il serait encore plus difficile de déterminer le profit moyen de tous les différents commerces établis dans un grand royaume et, quant à prétendre juger avec un certain degré de précision de ce qu'il peut avoir été anciennement ou à des époques reculées, c'est ce que nous regardons comme absolument impossible.

 

Mais quoiqu'il soit peut-être impossible de déterminer avec quelque précision quels sont ou quels ont été les profits moyens des capitaux, soit à présent, soit dans les temps anciens, cependant on peut s'en faire une idée approximative d'après l'inté­rêt de l'argent. On peut établir pour maxime que partout où on pourra faire beaucoup de profits par le moyen de l'argent, on donnera communément beaucoup pour avoir la faculté de s'en servir, et qu'on donnera en général moins, quand il n'y aura que peu de profits à faire par son emploi. Ainsi, suivant que le taux ordinaire de l'intérêt varie dans un pays, nous pouvons compter que les profits ordinaires des capitaux varient en même temps; qu'ils baissent quand il baisse, et qu'ils montent quand il monte. Les progrès de l'intérêt peuvent donc nous donner une idée du profit du capital.

 

Par le statut de la trente-septième année du règne de Henri VIII, tout intérêt au-dessus de 10 p. 100 fut déclaré illégitime. Il paraît qu'avant ce statut, on prenait quel­quefois un intérêt plus fort. Sous le règne d'Edouard VI, le zèle religieux proscrivit tout intérêt. On dit cependant que cette prohibition, comme toutes les autres de ce genre, ne produisit aucun effet, et il est probable qu'elle augmenta le fléau de l'usure, plutôt que de le diminuer. Le statut de la treizième année d'Élisabeth, chapitre VIII, fit revivre celui de Henri VIII, et le taux légal de l'intérêt demeura fixé à 10 p. 100, jusqu'à la vingt et unième année du règne de Jacques 1er, où il fut réduit à 8 p. 100. Bientôt après la restauration, il fut réduit à 6 p. 100, et par le statut de la deuxième année de la reine Anne, à 5 p. 100. Tous ces différents règlements paraissent avoir été faits avec beaucoup d'égards aux circonstances. Ils semblent avoir suivi et non précédé le taux de l'intérêt de la place, ou le taux auquel empruntaient habituellement les gens qui avaient bon crédit. Il paraît que, depuis le temps de la reine Anne, 5 p. 100 a été un taux plutôt au-dessus qu'au-dessous de celui de la place. Avant la dernière guerre, le gouvernement empruntait à 3 p. 100; et dans la capitale, ainsi qu'en beaucoup d'autres lieux du royaume, les gens qui avaient bon crédit empruntaient à 3 112, 4 et 4 112 p. 100.

 

Depuis le règne de Henri VIII, la richesse et le revenu national ont toujours été en croissant et, dans le cours de leurs progrès, leur mouvement paraît avoir été graduel­lement accéléré plutôt que retardé. Ils paraissent non seulement avoir toujours avancé, mais encore avoir toujours avancé de plus vite en plus vite. Durant la même période, les salaires du travail ont été continuellement en augmentant, et les profits des capi­taux, dans la plus grande partie des différentes branches de commerce et de ma­nu­factures. continuellement en diminuant.

 

Il faut, en général, un plus grand capital pour faire aller un genre quelconque de commerce dans une grande ville que dans un village. Dans une ville importante, les grands capitaux versés dans chaque branche de commerce, et le nombre des riches concurrents, réduisent généralement le taux du profit au-dessous de ce qu'il est dans un village. Mais les salaires du travail sont, en général, plus hauts dans une grande ville que dans un village. Dans une ville qui s'enrichit, ceux qui ont de gros capitaux à employer ne peuvent souvent trouver autant d'ouvriers qu'ils voudraient; et pour s'en procurer le plus qu'ils peuvent, ils enchérissent les uns sur les autres, ce qui fait hausser les salaires et baisser les profits. Dans les campagnes éloignées, les capitaux ne suffisent pas d'ordinaire pour occuper tout le monde, en sorte que les ouvriers s'of­frent au rabais pour se procurer de l'emploi, ce qui fait baisser les salaires et hausser les profits.

 

En Écosse, quoique le taux légal de l'intérêt soit le même qu'en Angleterre, cepen­dant le taux de la place est plus élevé. Les gens les plus accrédités y empruntent rare­ment au-dessous de 5 p. 100; les banquiers d'Édimbourg donnent même 4 p. 100 sur leurs bons, payables en tout ou en partie à la volonté du porteur. Les banquiers, à Londres, ne donnent pas d'intérêt pour l'argent déposé chez eux. Il y a peu d'industries qui ne puissent s'exercer en Écosse avec de plus faibles capitaux qu'en Angleterre; le taux commun du profit y doit donc être un peu plus élevé. On a déjà observé que les salaires étaient plus bas en Écosse qu'en Angleterre ; aussi le pays est-il non seule­ment beaucoup plus pauvre, mais encore ses progrès vers un état meilleur, car il est clair qu'il en fait, semblent-ils être bien plus lents et bien plus tardifs.

 

En France, le taux légal de l'intérêt, pendant le cours de ce siècle, n'a pas toujours été réglé sur le taux de la place [4]. En 1720, l'intérêt fut réduit du denier 20 au denier 50, ou de 5 à 2 p. 100. En 1724, il fut porté au denier 30, ou à 3 1/2 p. 100. En 1725, il fut remis au denier 20, ou à 5 p. 100. En 1766, sous l'administration de M. Laverdy, il fut réduit au denier 25, ou à 6 p. 100. L'abbé Terray le porta ensuite à l'ancien taux de 5 p. 100. On suppose que l'objet de la plupart de ces réductions forcées de l'intérêt était d'amener la réduction de l'intérêt des dettes publiques, et ce projet a été quel­quefois mis à exécution. La France est peut-être pour le moment un pays moins riche que l'Angleterre; et quoique le taux légal de l'intérêt ait souvent été plus bas en France qu'en Angleterre, le taux de la place a été généralement plus élevé; car là, comme ailleurs, on a beaucoup de moyens faciles et sûrs d'éluder la loi. Des commerçants anglais, qui ont fait le commerce dans les deux pays, m'ont assuré que les profits du négoce étaient plus élevés en France qu'en Angleterre; et c'est là, sans aucun doute, le motif pour lequel beaucoup de sujets anglais emploient de préférence leurs capitaux dans un pays où le commerce est peu considéré, plutôt que de les employer dans leur propre pays où il est en grande estime. Les salaires du travail sont plus bas en France qu'en Angleterre. Quand on passe d'Écosse en Angleterre, la différence que l'on re­mar­que dans l'extérieur et la tenue des gens du peuple des deux pays indique suffi­samment la différence de leur condition. Le contraste est encore plus frappant quand on revient de France. La France, quoique indubitablement plus riche que l'Écos­se, ne paraît pas avancer d'un pas aussi rapide. C'est une opinion générale, et même vulgaire dans chacun de ces pays, que l'opulence y va en déclinant; opinion mal fondée, à ce que je crois, même à l'égard de la France. Quant à l'Écosse, quiconque l'aura vue il y a vingt ou trente ans et l'observera aujourd'hui, ne supposera jamais assurément qu'elle aille en déclinant.

 

D'un autre côté, la Hollande est plus riche que l'Angleterre proportionnellement à sa population et à l'étendue de son territoire. Le gouvernement y emprunte à 2 p. 100, et les particuliers qui ont bon crédit, à 3. On dit que les salaires y sont plus élevés qu'en Angleterre, et l'on sait généralement que les Hollandais sont, de tous les peuples de l'Europe, celui qui se contente des moindres bénéfices. Quelques personnes ont prétendu que le commerce déclinait en Hollande, et cela est peut-être vrai de quelques branches particulières. Mais ces symptômes semblent indiquer assez que la décadence n'y est pas générale. Quand les profits baissent, les commerçants sont très disposés à se plaindre de la décadence du commerce, quoique cependant la diminution des pro­fits soit l'effet naturel de sa prospérité ou d'une plus grande masse de fonds qui y est versée. Pendant la dernière guerre, les Hollandais ont gagné tout le commerce de trans­port de la France, dont ils conservent encore la plus grande partie. Les fortes sommes dont ils sont propriétaires dans les fonds publics de France et d'Angleterre, qu'on évalue pour ces derniers à environ 40 000 000 l. sterl. (en quoi je soupçonne pourtant beaucoup d'exagération), la quantité de fonds qu'ils prêtent à des particuliers, dans les pays où le taux de l'intérêt est plus élevé que chez eux, sont des circonstances qui, sans aucun doute, démontrent la surabondance de leurs capitaux, ou bien leur accroissement au-delà de ce qu'ils peuvent employer avec un profit convenable dans les affaires de leur pays; mais cela ne prouve nullement que ces affaires aillent en diminuant. Ne peut-il pas en être des capitaux d'une grande nation comme de ceux d'un particulier, lesquels, bien qu'ils aient été acquis par le moyen de son commerce, s'augmentent souvent au-delà de ce qu'il peut y employer, tandis qu'en même temps son commerce n'en va pas moins toujours en augmentant ?

 

Dans nos colonies de l'Amérique septentrionale et des Indes occidentales, non seulement les salaires du travail, mais encore l'intérêt de l'argent et, par conséquent, les profits du capital, sont plus élevés qu'en Angleterre. Dans ces différentes colonies, le taux légal de l'intérêt, ainsi que le taux de la place, s'élève de 6 à 8 p. 100. Cepen­dant de forts salaires et de gros profits sont naturellement des choses qui vont rare­ment ensemble, si ce n'est dans le cas particulier d'une colonie nouvelle. Dans une co­lo­nie nouvelle, à la différence de tout autre pays, les capitaux sont naturellement peu abondants en proportion de l'étendue de son territoire, et peu nombreux en proportion de sa population et de l'étendue de son capital. Les colons ont plus de terre qu'ils n'ont de capitaux à consacrer à la culture; aussi les capitaux qu'ils possèdent sont-ils appli­qués seulement à la culture des terres les plus fertiles et les plus favorablement si­tuées, à celles qui avoisinent les côtes de la mer ou qui bordent les rivières naviga­bles. Ces terres s'achètent très souvent au-dessous même de la valeur de leur produit naturel. Le capital employé à l'achat et à l'amélioration de ces terres doit rendre un très gros profit et, par conséquent, fournir de quoi payer un très gros intérêt. L'accu­mu­lation rapide du capital dans un emploi aussi profitable met le planteur dans le cas d'augmenter le nombre des bras qu'il occupe, beaucoup plus vite qu'un établissement récent ne lui permet d'en trouver; aussi les travailleurs qu'il peut se procurer sont-ils très libéralement payés. A mesure que la colonie augmente, les profits des capitaux dimi­nuent. Quand les terres les plus fertiles et les mieux situées se trouvent toutes occupées, la culture de celles qui sont inférieures, tant pour le sol que pour la situa­tion, devient de moins en moins profitable et, par conséquent, l'intérêt du capital employé se trouve nécessairement réduit. C'est pour cela que le taux de l'intérêt, soit légal, soit courant, a considérablement baissé dans la plupart de nos colonies, pendant le cours de ce siècle. A mesure de l'augmentation des richesses de l'industrie et de la population, l'intérêt a diminué.

 

Les salaires du travail ne baissent pas comme les profits des capitaux. La de­man­de de travail augmente avec l'accroissement du capital, quels que soient les profits; et après que ces profits ont baissé, les capitaux n'en augmentent pas moins; ils conti­nuent même à augmenter bien plus vite qu'auparavant. Il en est des nations indus­tri­euses qui sont en train de s'enrichir, comme des individus industrieux. Un gros capi­tal, quoique avec de petits profits, augmente en général plus promptement qu'un petit capital avec de gros profits. L'argent fait l'argent, dit le proverbe. Quand vous avez gagné un peu, il vous devient souvent facile de gagner davantage. Le difficile est de gagner ce peu.

 

 

 

J'ai déjà exposé en partie la liaison qu'il y a entre l'accroissement du capital et celui de l'industrie ou de la demande de travail productif; mais je la développerai avec plus d'étendue par la suite, en traitant de l'accumulation des capitaux.

 

 

L'acquisition d'un nouveau territoire ou de quelques nouvelles branches d'indus­trie peut quelquefois élever les profits des capitaux et, avec eux, l'intérêt de l'argent, même dans un pays qui fait des progrès rapides vers l'opulence. Les capitaux du pays ne suffisant pas à la quantité des affaires que ces nouvelles acquisitions offrent aux possesseurs de ces capitaux, on les applique alors seulement aux branches particu­liè­res qui donnent le plus gros profit. Une partie de ceux qui étaient auparavant em­ployés dans d'autres industries en est nécessairement retirée, pour être versée dans les entreprises nouvelles qui sont plus profitables ; la concurrence devient donc moins active qu'auparavant, dans toutes les anciennes branches d'industrie. Le marché se trouve moins abondamment fourni de plusieurs différentes sortes de marchandises. Le prix de celles-ci hausse nécessairement plus ou moins, et rend un plus gros profit à ceux qui en trafiquent, ce qui les met dans le cas de payer un intérêt plus fort des prêts qu'on leur fait. Pendant quelque temps, après la fin de la dernière guerre, non seule­ment des particuliers du meilleur crédit, mais même quelques-unes des premières compagnies de Londres, qui auparavant ne payaient pas habituellement plus de 4 et 4 et 112 p. 100, empruntèrent communément alors à 5. Cela s'explique suffisamment par la grande augmentation de territoire et de commerce, qui fut la conséquence de nos acquisitions dans l'Amérique septentrionale et les Indes occidentales, sans qu'il soit besoin de supposer aucune diminution dans la masse des capitaux de la société. La masse des anciens capitaux étant attirée dans une foule de nouvelles entreprises, il en est résulté nécessairement une diminution dans la quantité employée auparavant dans les autres industries, où la diminution de la concurrence fit nécessairement baisser les profits. J'aurai lieu, par la suite, d'exposer les raisons qui me portent à croi­re que la masse des capitaux de la Grande-Bretagne n'a pas souffert de diminu­tion, même par les dépenses énormes de la dernière guerre.

 

Toutefois, une diminution survenue dans la masse des capitaux d'une société, ou dans le fonds destiné à alimenter l'industrie, en amenant la baisse des salaires, amène pareillement une hausse dans les profits et, par conséquent, dans le taux de l'intérêt. Les salaires du travail étant baissés, les propriétaires de ce qui reste de capitaux dans la société peuvent établir leurs marchandises à meilleur compte qu'auparavant; et comme il y a moins de capitaux employés à fournir le marché qu'il n'y en avait aupa­ra­vant, ils peuvent vendent plus cher. Leurs marchandises leur coûtent moins et se vendent plus cher. Leurs profits, croissant ainsi en raison double, peuvent suffire à payer un plus gros intérêt. Les grandes fortunes faites si subitement et si aisément, au Bengale et dans les autres établissements anglais des Indes orientales, nous témoi­gnent assez que les salaires sont très bas et les profits très élevés dans ces pays ruinés. L'intérêt de l'argent suit la même proportion. Au Bengale, on prête fréquemment aux fermiers à raison de 40, 50 et 60 p. 100, et la récolte suivante répond du payement. De même que les profits capables de payer un pareil intérêt doivent réduire presque à rien la rente du propriétaire, de même une usure aussi énorme doit à son tour emporter la majeure partie de ces profits. Dans les temps qui précédèrent la chute de la république romaine, il paraît qu'une usure de la même espèce régnait dans les provinces, sous l'ad­mi­nistration ruineuse de leurs proconsuls. Nous voyons, dans les lettres de Cicé­ron, que le vertueux Brutus prêtait son argent, en Chypre, à 48 p. 100.

 

Dans un pays qui aurait atteint le dernier degré de richesse auquel la nature de son sol et de son climat et sa situation à l'égard des autres pays peuvent lui permettre d'at­teindre, qui, par conséquent, ne pourrait plus ni avancer ni reculer; dans un tel pays, les salaires du travail et les profits des capitaux seraient probablement très bas tous les deux. Dans un pays largement peuplé en proportion du nombre d'hommes que peut nourrir son territoire ou que peut employer son capital, la concurrence, pour obtenir de l'occupation, serait nécessairement telle, que les salaires y seraient réduits à ce qui est purement suffisant pour entretenir le même nombre d'ouvriers; et comme le pays serait déjà pleinement peuplé, ce nombre ne pourrait jamais augmenter. Dans un pays richement pourvu de capitaux, en proportion des affaires qu'il peut offrir en tout genre, il y aurait, dans chaque branche particulière de l'industrie, une aussi grande quan­tité de capital employé, que la nature et l'étendue de ce commerce pourraient le permettre; la concurrence y serait donc partout aussi grande que possible et, consé­quemment, les profits ordinaires aussi bas que possible.

 

Mais peut-être aucun pays n'est encore parvenu à ce degré d'opulence, La Chine paraît avoir été longtemps stationnaire, et il y a probablement longtemps qu'elle est arrivée au comble de la mesure de richesse qui est compatible avec la nature de ses lois et de ses institutions; mais cette mesure peut être fort inférieure à celle dont la nature de son sol, de son climat et de sa situation serait susceptible avec d'autres lois et d'autres institutions. Un pays qui néglige ou qui méprise tout commerce étranger, et qui n'admet les vaisseaux des autres nations que dans un ou deux de ses ports seulement, ne peut pas faire la même quantité d'affaires qu'il ferait avec d'autres lois et d'autres institutions. Dans un pays d'ailleurs où, quoique les riches et les posses­seurs de gros capitaux jouissent d'une assez grande sûreté, il n'y en existe presque aucune pour les pauvres et pour les possesseurs de petits capitaux, où ces derniers sont, au contraire, exposés en tout temps au pillage et aux vexations des mandarins infé­rieurs, il est impossible que la quantité du capital engagée dans les différentes bran­ches d'industrie soit jamais égale à ce que pourraient comporter la nature et l'étendue de ces affaires. Dans chacune des différentes branches d'industrie, l'oppres­sion qui frappe les pauvres établit nécessairement le monopole des riches, qui, en se rendant les maîtres de tout le commerce, se mettent à même de faire de très gros profits ; aussi dit-on que le taux ordinaire de l'intérêt de l'argent à la Chine est de 12 p. 100, et il faut que les profits ordinaires des capitaux soient assez forts pour solder cet intérêt exorbitant.

 

Un vice dans la loi peut quelquefois faire monter le taux de l'intérêt fort au-dessus de ce que comporterait la condition du pays, quant à sa richesse ou à sa pauvreté. Lorsque la loi ne protège pas l'exécution des contrats, elle met alors tous les emprun­teurs dans une condition équivalente à celle de banqueroutiers ou d'individus sans crédit, dans les pays mieux administrés. Le prêteur, dans l'incertitude où il est de re­cou­vrer son argent, exige cet intérêt énorme qu'on exige ordinairement des banque­routiers. Chez les peuples barbares qui envahirent les provinces occidentales de l'em­pire romain, l'exécution des contrats fut, pendant plusieurs siècles, abandonnée à la bonne foi des contractants. Il était rare que les cours de justice de leurs rois en pris­sent connaissance. Il faut peut-être attribuer en partie à cette cause le haut intérêt qui régna dans les anciens temps.

 

Lorsque la loi défend toute espèce d'intérêt, elle ne l'empêche pas. Il y a toujours beaucoup de gens dans la nécessité d'emprunter, et personne ne consentira à leur prê­ter sans retirer de son argent un intérêt proportionné, non seulement au service que cet argent peut rendre, mais encore aux risques auxquels on s'expose en éludant la loi. M. de Montesquieu attribue le haut intérêt de l'argent chez tous les peuples mahomé­tans, non pas à leur pauvreté, mais en partie au danger de la contravention, et en partie à la difficulté de recouvrer la dette.

 

Le taux le plus bas des profits ordinaires des capitaux doit toujours dépasser un peu ce qu'il faut pour compenser les pertes accidentelles auxquelles est exposé chaque emploi de capital. Ce surplus constitue seulement, à vrai dire, le profit ou le bénéfice net. Ce qu'on nomme profit brut comprend souvent, non seulement ce surplus, mais encore ce qu'on retient pour la compensation de ces pertes extraordinaires. L'intérêt que l'emprunteur peut payer est en proportion du bénéfice net seulement.

 

Il faut encore que le taux le plus bas de l'intérêt ordinaire dépasse aussi de quelque chose ce qui est nécessaire pour compenser les pertes accidentelles qui résultent du prêt, même quand il est fait sans imprudence. Sans ce surplus, il n'y aurait que l'amitié ou la charité qui pourraient engager à prêter.

 

Dans un pays qui serait parvenu au comble de la richesse, où il y aurait dans cha­que branche particulière d'industrie la plus grande quantité de capital qu'elle puisse absorber, le taux ordinaire du profit net serait très peu élevé; par conséquent, le taux de l'intérêt ordinaire que ce profit pourrait payer serait trop bas pour qu'il fût possible, excepté aux personnes riches, extrêmement riches, de vivre de l'intérêt de leur argent. Tous les gens de fortune bornée ou médiocre seraient obligés de diriger eux-mêmes l'emploi de leurs capitaux. Il faudrait absolument que tout homme fût occupé dans les affaires ou intéressé dans quelque genre d'industrie. Tel est, à peu près, à ce qu'il paraît, l'état de la Hollande. Là, le bon ton ne défend pas à un homme de pratiquer les affaires. La nécessité en a fait presque à tout le monde une habitude, et partout c'est la coutume générale qui règle le bon ton. S'il est ridicule de ne pas s'habiller comme les autres, il ne l'est pas moins de ne pas faire la chose que tout le monde fait. De même qu'un homme d'une profession civile paraît fort déplacé dans un camp ou dans une garnison, et court même risque d'y être peu respecté, il en est de même d'un homme désœuvré au milieu d'une société de gens livrés aux affaires.

 

Le taux le plus élevé auquel puissent monter les profits ordinaires est celui qui, dans le prix de la grande partie des marchandises, absorbe la totalité de ce qui devait revenir à la rente de la terre, et qui réserve seulement ce qui est nécessaire pour sala­rier le travail de préparer la marchandise et de la conduire au marché, au taux le plus bas auquel le travail puisse jamais être payé, c'est-à-dire la simple subsistance de l'ouvrier. Il faut toujours que, d'une manière ou d'une autre, l'ouvrier ait été nourri pendant le temps que le travail lui a pris ; mais il peut très bien se faire que le proprié­taire de la terre n'ait pas eu de rente. Les profits du commerce que pratiquent au Bengale les employés de la compagnie des Indes orientales ne sont peut-être pas très éloignés de ce taux excessif.

 

La proportion que le taux ordinaire de l'intérêt, au cours de la place, doit garder avec le taux ordinaire du profit net, varie nécessairement, selon que le profit hausse ou baisse. Dans la Grande-Bretagne, on porte au double de l'intérêt ce que les com­mer­çants appellent un profit honnête, modéré, raisonnable; toutes expressions qui, à mon avis, ne signifient autre chose qu'un profit commun et d'usage. Dans un pays où le taux ordinaire du profit net est de 8 ou 10 p. 100, il peut être raisonnable qu'une moitié de ce profit aille à l'intérêt, toutes les fois que l'affaire se fait avec de l'argent d'emprunt. Le capital est au risque de l'emprunteur, qui, pour ainsi dire, est l'assureur de celui qui prête; et dans la plupart des genres de commerce, 4 ou 5 p. 100 peuvent être à la fois un profit suffisant pour le risque de cette assurance, et une récompense suffisante pour la peine d'employer le capital. Mais dans le pays où le taux ordinaire des profits est beaucoup plus bas ou beaucoup plus élevé, la proportion entre l'intérêt et le profit net ne saurait être la même; s'il est beaucoup plus bas, peut-être ne pourrait-on pas en retrancher une moitié pour l'intérêt; s'il est plus élevé, il faudra peut-être aller au-delà de la moitié.

 

Dans les pays qui vont en s'enrichissant avec rapidité, le faible taux des profits peut compenser le haut prix des salaires du travail dans le prix de beaucoup de den­rées, et mettre ces pays à portée de vendre à aussi bon marché que leurs voisins, qui s'enrichiront moins vite, et chez lesquels les salaires seront plus bas.

 

Dans le fait, des profits élevés tendent, beaucoup plus que des salaires élevés, à faire monter le prix de l'ouvrage. Si, par exemple, dans la fabrique des toiles, les salaires des divers ouvriers, tels que les séranceurs du lin, les fileuses, les tisserands, etc., venaient tous à hausser de deux deniers par journée, il deviendrait nécessaire d'élever le prix d'une pièce de toile, seulement d'autant de fois deux deniers qu'il y au­rait eu d'ouvriers employés à la confectionner, en multipliant le nombre des ouvriers par le nombre des journées pendant lesquelles ils auraient été ainsi employés. Dans chacun des différents degrés de main-d'œuvre que subirait la marchandise, cette partie de son prix, qui se résout en salaires, hausserait seulement dans la proportion arithmé­tique de cette hausse des salaires. Mais si les profits de tous les différents maîtres qui emploient ces ouvriers venaient à monter de 5 p. 100, cette partie du prix de la mar­chandise qui se résout en profits s'élèverait, dans chacun des différents degrés de la main-d'œuvre, en raison progressive de cette hausse du taux des profits ou en pro­por­tion géométrique. Le maître des séranceurs demanderait, en vendant son fin, un sur­croît de 5 p. 100 sur la valeur totale de la matière et des salaires par lui avancés à ses ouvriers. Le maître des fileuses demanderait un profit additionnel de 5 p. 100, tant sur le prix du Un sérancé dont il aurait fait l'avance, que sur le montant du salaire des fileuses. Et enfin, le maître des tisserands demanderait aussi 5 p. 100, tant sur le prix par lui avancé du fil de lin, que sur les salaires de ses tisserands.

 

La hausse des salaires opère sur le prix d'une marchandise, comme l'intérêt simple dans l'accumulation d'une dette. La hausse des profits opère comme l'intérêt composé. Nos marchands et nos maîtres manufacturiers se plaignent beaucoup des mauvais effets des hauts salaires, en ce que l'élévation des salaires renchérit leurs marchan­dises, et par là en diminue le débit, tant à l'intérieur qu'à l'étranger; ils ne parlent pas des mauvais effets des hauts profits; ils gardent le silence sur les conséquences fâcheuses de leurs propres gains; ils ne se plaignent que de celles du gain des autres.


 

 

 

 

 

Chapitre X

 

Des salaires et des profits

dans les divers emplois

du travail et du capital

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Chacun des divers emplois du travail et du capital, dans un même canton, doit nécessairement offrir une balance d'avantages et de désavantages qui établisse ou qui tende continuellement à établir une parfaite égalité entre tous ces emplois. Si, dans un même canton, il y avait quelque emploi qui fût évidemment plus ou moins avanta­geux que tous les autres, tant de gens viendraient à s'y jeter dans un cas, ou à l'aban­don­ner dans l'autre, que ses avantages se remettraient bien vite de niveau avec ceux des autres emplois. Au moins en serait-il ainsi dans une société où les choses sui­vraient leur cours naturel, où l'on jouirait d'une parfaite liberté, et où chaque individu serait entièrement le maître de choisir l'occupation qui lui conviendrait le mieux et d'en changer aussi souvent qu'il le jugerait à propos. L'intérêt individuel porterait chacun à rechercher les emplois avantageux et à négliger ceux qui seraient désa­vantageux.

 

A la vérité, les salaires et les profits pécuniaires sont, dans tous les pays de l'Europe, extrêmement différents, suivant les divers emplois du travail et des capi­taux. Mais cette différence vient en partie de certaines circonstances attachées aux emplois mêmes, lesquelles, soit en réalité, soit du moins aux yeux de l'imagi­nation, suppléent, dans quelques-uns de ces emplois, à la modicité du gain pécuniaire, ou en contrebalancent la supériorité dans d'autres; elle résulte aussi en partie de la police de l'Europe, qui nulle part ne laisse les choses en pleine liberté.

 

Pour examiner particulièrement et ces circonstances, et cette police, je diviserai ce chapitre en deux sections.

 

 

 

 

Chapitre X

 

Section I. - Des inégalités qui procèdent
de la nature même des emplois.

 

 

 

 

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Autant qu'il m'a été possible de l'observer, les circonstances principales qui suppléent à la modicité du gain pécuniaire dans quelques emplois, et contre-balancent sa supériorité dans d'autres, sont les cinq suivantes : 1° l'agrément ou le désagrément des emplois en eux-mêmes; 2° la facilité ou le bon marché avec lequel on peut les apprendre, ou la difficulté et la dépense qu'ils exigent pour cela; 3° l'occupation cons­tante qu'ils procurent, ou les interruptions auxquelles ils sont exposés; 4° le plus ou moins de confiance dont il faut que soient investis ceux qui les exercent; 5° la probabilité ou improbabilité d'y réussir.

 

 

 

Premièrement, les salaires du travail varient suivant que l'emploi est aisé ou péni­ble, propre ou malpropre, honorable ou méprisé.

 

Ainsi, dans la plupart des endroits, à prendre l'année en somme, un garçon tailleur gagne moins qu'un tisserand; son ouvrage est plus facile. Le tisserand gagne moins qu'un forgeron; l'ouvrage du premier n'est pas toujours plus facile, mais il est beau­coup plus propre; le forgeron, quoiqu'il soit un artisan, gagne rarement autant, en dou­­ze heures de temps qu'un charbonnier travaillant aux mines, qui n'est qu'un jour­nalier, gagne en huit. Son ouvrage n'est pas tout à fait aussi malpropre; il est moins dangereux, il ne se fait pas sous terre et loin de la clarté du jour. La considération entre pour beaucoup dans le salaire des professions honorables. Sous le rapport de la rétribution pécuniaire, tout bien considéré, elles sont, en général, trop peu payées, comme je le ferai voir bientôt. La défaveur attachée à un état produit un effet con­traire. Le métier de boucher a quelque chose de cruel et de repoussant ; mais, dans la plupart des endroits, c'est le plus lucratif de presque tous les métiers ordinaires. Le plus affreux de tous les emplois, celui d'exécuteur public, est, en proportion de la quantité de travail, mieux rétribué que quelque autre métier que ce soit.

 

La chasse et la pêche, les occupations les plus importantes de l'homme dans la première enfance des sociétés, deviennent, dans l'état de civilisation, ses plus agréa­bles amusements, et il se livre alors par plaisir à ce qu'il faisait jadis par nécessité. Ainsi, dans une société civilisée, il n'y a que de très pauvres gens qui fassent par métier ce qui est pour les autres l'objet d'un passe-temps. Telle a été la condition des pêcheurs depuis Théocrite [5]. Dans la Grande-Bretagne, un braconnier est un homme fort pauvre. Dans le pays où la rigueur des lois ne permet pas le braconnage, le sort d'un homme qui fait son métier de la chasse, moyennant une permission, n'est pas beaucoup meilleur. Le goût naturel des hommes pour ce genre d'occupation y porte beaucoup plus de gens qu'elle ne peut en faire vivre dans l'aisance, et ce que produit un tel travail, en proportion de sa quantité, se vend toujours à trop bon marché pour fournir aux travailleurs au-delà de la plus chétive subsistance.

 

Le désagrément et la défaveur de l'emploi influent de la même manière sur les profits des capitaux. Le maître d'une auberge ou d'une taverne, qui n'est jamais le maî­tre chez lui, et qui est exposé aux grossièretés du premier ivrogne, n'exerce pas une industrie très agréable ni très considérée; mais il y a peu de commerce ordinaire dans lequel on puisse, avec un petit capital, réaliser d'aussi gros profits.

 

 

Secondement, les salaires du travail varient suivant la facilité et le bon marché de l'apprentissage, ou la difficulté et la dépense qu'il exige.

 

Quand on a établi une machine coûteuse, on espère que la quantité extraordinaire de travail qu'elle accomplira avant d'être tout à fait hors de service remplacera le capital employé à l'établir, avec les profits ordinaires tout au moins. Un homme qui a dépensé beaucoup de temps et de travail pour se rendre propre à une profession qui demande une habileté et une expérience extraordinaires, peut être comparé à une de ces machines dispendieuses. On doit espérer que la fonction à laquelle il se prépare lui rendra, outre les salaires du simple travail, de quoi l'indemniser de tous les frais de son éducation, avec au moins les profits ordinaires d'un capital de la même valeur. Il faut aussi que cette indemnité se trouve réalisée dans un temps raisonnable, en ayant égard à la durée très incertaine de la vie des hommes, tout comme on a égard à la durée plus certaine de la machine.

 

C'est sur ce principe qu'est fondée la différence entre les salaires du travail qui demande une grande habileté, et ceux du travail ordinaire.

 

La police de l'Europe considère comme travail demandant de l'habileté celui de tous les ouvriers, artisans et manufacturiers, et comme travail commun celui de tous les travailleurs de la campagne. Elle paraît supposer que le travail des premiers est d'une nature plus délicate et plus raffinée que celui des autres. Il peut en être ainsi dans certains cas ; mais le plus souvent il en est autrement, comme je tâcherai bientôt de le faire voir. Aussi les lois et coutumes d'Europe, afin de rendre l'ouvrier capable d'exercer la première de ces deux espèces de travail, lui imposent la nécessité d'un apprentissage, avec des conditions plus ou moins rigoureuses, selon les différents pays ; l'autre reste libre et ouvert à tout le monde, sans condition. Tant que dure l'apprentissage, tout le travail de l'apprenti appartient à son maître; pendant ce même temps, il faut souvent que sa nourriture soit payée par ses père et mère ou quelque autre de ses parents, et presque toujours il faut au moins qu'ils l'habillent. Ordinaire­ment aussi, on donne au maître quelque argent pour qu'il enseigne son métier à l'apprenti. Les apprentis qui ne peuvent donner d'argent donnent leur temps, ou s'en­ga­gent pour un plus grand nombre d'années que le temps d'usage; convention toujours très onéreuse pour l'apprenti, quoiqu'elle ne soit pas toujours, à cause de l'indolence habituelle de celui-ci, très avantageuse pour le maître. Dans les travaux de la campa­gne, au contraire, le travailleur se prépare peu à peu aux fonctions les plus difficiles tout en s'occupant des parties les plus faciles de la besogne; et son travail suffit à sa subsistance dans tous les différents degrés de sa profession. Il est donc juste qu'en Europe les salaires des artisans, gens de métier et ouvriers de manufactures, soient un peu plus élevés que ceux des ouvriers ordinaires; ils le sont aussi et, à cause de la supériorité de leurs salaires, les artisans sont regardés presque partout comme faisant partie d'une classe plus relevée. Cependant cette supériorité est bien peu considérable; le salaire moyen d'un ouvrier à la journée, dans les fabriques les plus communes, com­me celles de draps et de toiles unies, n'est guère supérieur, dans la plupart des lieux, aux salaires journaliers des simples manœuvres. A la vérité, l'artisan est plus constamment et plus uniformément occupé, et la supériorité de son gain paraîtra un peu plus forte si on le calcule pour toute l'année ensemble. Toutefois, cette supériorité ne s'élève pas au-dessus de ce qu'il faut pour compenser la dépense plus forte de son éducation.

 

L'éducation est encore bien plus longue et plus dispendieuse dans les arts qui exigent une grande habileté, et dans les professions libérales. La rétribution pécu­niaire des peintres, des sculpteurs, des gens de loi et des médecins doit donc être beaucoup plus forte, et elle l'est aussi.

 

Quant aux profits des capitaux, ils semblent être très peu affectés par la facilité ou la difficulté d'apprentissage de la profession dans laquelle ils sont employés. Les différents emplois des capitaux dans les grandes villes paraissent offrir communément chacun la même somme de facilités et de difficultés. Une branche quelconque de com­merce, soit étranger, soit domestique, ne saurait être beaucoup plus compliquée qu'une autre.

 

 

 

Troisièmement, les salaires du travail varient dans les différentes professions, suivant la constance ou l'incertitude de l'occupation.

 

Dans certaines professions, l'occupation est plus constante que dans d'autres. Dans la plus grande partie des ouvrages de manufactures, un journalier est à peu près sûr d'être occupé tous les jours de l'année où il sera en état de travailler; un maçon en pierres ou en briques, au contraire, ne peut pas travailler dans les fortes gelées ou par un très mauvais temps et, dans tous les autres moments, il ne peut compter sur de l'occupation qu'autant que ses pratiques auront besoin de lui; conséquemment, il est sujet à se trouver souvent sans occupation. Il faut donc que ce qu'il gagne quand il est occupé, non seulement l'entretienne pour le temps où il n'a rien à faire, mais le dédommage encore en quelque sorte des moments de souci et de découragement que lui 'cause quelquefois la pensée d'une situation aussi précaire. Aussi, dans les lieux où le gain de la plupart des ouvriers de manufactures se trouve être presque au niveau des salaires journaliers des simples manœuvres, celui des maçons, est en général, de la moitié ou du double plus élevé. Quand les simples manœuvres gagnent 4 et 5 schellings par semaine, les maçons en gagnent fréquemment 7 et 8; quand les premiers en gagnent 6, les autres en gagnent souvent 9 et 10 ; et quand ceux-là en gagnent 9 ou 10, comme à Londres, ceux-ci communément en gagnent 15 et 18. Cependant, il n'y a aucune espèce de métier qui paraisse plus facile à apprendre que celui d'un maçon. On dit que pendant l'été, à Londres, on emploie quelquefois les porteurs de chaises comme maçons en briques. Les hauts salaires de ces ouvriers sont donc moins une récompense de leur habileté, qu'un dédommagement de l'interruption qu'ils éprouvent dans leur emploi.

 

 

Le métier de charpentier en bâtiment paraît exiger plus de savoir et de dextérité que celui de maçon. Cependant, en plusieurs endroits, car il n'en est pas de même par­tout, le salaire journalier du charpentier est un peu moins élevé. Quoique son occupa­tion dépende beaucoup du besoin accidentel que ses pratiques ont de lui, cependant elle n'en dépend pas entièrement, et elle n'est pas sujette à être interrompue par les mauvais temps.

 

Quand il arrive que, en certaines localités, l'ouvrier n'est pas occupé constamment dans les mêmes métiers où, en général, il l'est constamment ailleurs, alors son salaire s'élève bien au-dessus de la proportion ordinaire avec le salaire du simple travail. A Londres, presque tous les compagnons de métier sont sujets à être arrêtés et renvoyés par leurs maîtres, d'un jour à l'autre ou de semaine en semaine, de la même manière que les journaliers dans les autres endroits. La plus basse classe d'artisans, celle des garçons tailleurs, y gagne en conséquence une demi-couronne par jour, quoique 18 deniers y puissent passer pour le salaire du simple travail. Dans les petites villes et les villages, au contraire, les salaires des garçons tailleurs sont souvent à peine au niveau de ceux des simples manœuvres; mais c'est qu'à Londres ils restent souvent plusieurs semaines sans occupation, particulièrement pendant l'été.

 

Quand l'incertitude de l'occupation se trouve réunie à la fatigue, au désagrément et à la malpropreté de la besogne, alors elle élève quelquefois les salaires du travail le plus grossier au-dessus de ceux du métier le plus difficile. Un charbonnier des mines, qui travaille à la pièce, passe pour gagner communément, à Newcastle, environ le dou­ble, et dans beaucoup d'endroits de l'Écosse environ le triple des salaires du travail de manœuvre. Ce taux élevé provient entièrement de la dureté, du désagrément et de la malpropreté de la besogne. Dans la plupart des cas, cet ouvrier peut être occupé autant qu'il le veut. Le métier des déchargeurs de charbon à Londres égale presque ce­lui des charbonniers pour la fatigue, le désagrément et la malpropreté; mais l'occu­pation de la plupart d'entre eux est nécessairement très peu constante, à cause de l'irrégularité dans l'arrivée des bâtiments de charbon. Si donc les charbonniers des mines gagnent communément le double et le triple des salaires du manœuvre, il ne doit pas sembler déraisonnable que les déchargeurs de charbon gagnent quatre et cinq fois la valeur de ces mêmes salaires. Aussi, dans les recherches que l'on fit, il y a quelques années, sur le sort de ces ouvriers, on trouva que sur le pied auquel on les payait alors, ils pouvaient gagner 6 à 10 schellings par jour; or, 6 schellings sont environ le quadruple des salaires du simple travail à Londres, et dans chaque métier particulier on peut toujours regarder les salaires les plus bas comme ceux de la très majeure partie des ouvriers de ce métier. Quelque exorbitants que ces gains puissent paraître, s'ils étaient plus que suffisants pour compenser toutes les circonstances désa­gréables qui accompagnent cette besogne, il se jetterait bientôt tant de concur­rents dans ce métier, qui n'a aucun privilège exclusif, que les gains y baisseraient bien vite au taux le plus bas.

 

 

Les profits ordinaires des capitaux ne peuvent, dans aucune industrie, être affectés par la constance ou l'incertitude de l'emploi. C'est la faute du commerçant, et non celle des affaires, si le capital n'est pas constamment employé.

 

 

Quatrièmement, les salaires du travail peuvent varier suivant la confiance plus ou moins grande qu'il faut accorder à l'ouvrier.

 

Les orfèvres et les joailliers, en raison des matières précieuses qui leur sont confiées, ont partout des salaires supérieurs à ceux de beaucoup d'autres ouvriers dont le travail exige non seulement autant, mais même beaucoup plus d'habileté.

 

Nous confions au médecin notre santé, à l'avocat et au procureur notre fortune, et quelquefois notre vie et notre honneur; des dépôts aussi précieux ne pourraient pas, avec sûreté, être remis dans les mains de gens pauvres et peu considérés. Il faut donc que la rétribution soit capable de leur donner dans la société le rang qu'exige une confiance si importante. Lorsque à cette circonstance se joint encore celle du long temps et des grandes dépenses consacrés à leur éducation, on sent que le prix de leur travail doit s'élever encore beaucoup plus haut.

 

Quand une personne n'emploie au commerce d'autres capitaux que les siens pro­pres, il n'y a pas lieu à confiance, et le crédit qu'elle peut d'ailleurs se faire dans le public ne dépend pas de la nature de son commerce, mais de l'opinion qu'on a de sa fortune, de sa probité et de sa prudence. Ainsi, les différents taux du profit dans les diverses branches d'industrie ne peuvent pas résulter des différents degrés de confiance accordés à ceux qui les exercent.

 

 

 

 

Cinquièmement, les salaires du travail dans les différentes occupations varient suivant la chance de succès.

 

Dans les divers genres d'occupation, il est plus ou moins probable, à divers degrés, qu'un apprenti acquerra la capacité nécessaire pour remplir l'emploi auquel on le destine. Dans la plus grande partie des métiers, le succès est à peu près sûr, mais il est très incertain dans les professions libérales. Mettez votre fils en apprentissage chez un cordonnier, il n'est presque pas douteux qu'il apprendra à faire une paire de souliers; mais envoyez-le à une école de droit, il y a au moins vingt contre un à parier qu'il n'y fera pas assez de progrès pour être en état de vivre de cette profession. Dans une loterie parfaitement égale, ceux qui tirent les billets gagnants doivent gagner tout ce que perdent ceux qui tirent les billets blancs. Dans une profession où vingt person­nes échouent pour une qui réussit, celle-ci doit gagner tout ce qui aurait pu être gagné par les vingt qui échouent. L'avocat, qui ne commence peut-être qu'à l'âge de quarante ans à tirer parti de sa profession, doit recevoir la rétribution, non seulement d'une éducation longue et coûteuse, mais encore de celle de plus de vingt autres étudiants, à qui probablement cette éducation ne rapportera jamais rien. Quelque exorbitants que semblent quelquefois les honoraires des avocats, leur rétribution réelle n'est jamais égale à ce résultat. Calculez la somme vraisemblable du gain annuel de tous les ou­vriers d'un métier ordinaire, dans un lieu déterminé, comme cordonniers ou tisse­rands, et la somme vraisemblable de leur dépense annuelle, vous trouverez qu'en général la première de ces deux sommes l'emportera sur l'autre; mais faites le même calcul à l'égard des avocats et étudiants en droit dans tous les différents collèges de jurisconsultes, et vous trouverez que la somme de leur gain annuel est en bien petite proportion avec celle de leur dépense annuelle, en évaluant même la première au plus haut, et la seconde au plus bas possible. La loterie du droit est donc bien loin d'être une loterie parfaitement égale, et cette profession, comme la plupart des autres profes­sions libérales, est évidemment très mal récompensée, sous le rapport du gain pécuniaire.

 

Ces professions cependant ne sont pas moins suivies que les autres, et malgré ces motifs de découragement, une foule d'esprits élevés et généreux s'empressent d'y en­trer. Deux causes différentes contribuent à cette vogue : la première, c'est le désir d'ac­quérir la célébrité qui est le partage de ceux qui s'y distinguent; et la seconde, c'est cette confiance naturelle que tout homme a plus ou moins, non seulement dans ses talents, mais encore dans son étoile.

 

Exceller dans une profession dans laquelle très peu atteignent la médiocrité, est la marque la plus décisive de ce qu'on appelle génie ou mérite supérieur. L'admiration publique, qui accompagne des talents aussi distingués, compose toujours une partie de leur récompense, ou plus grande ou plus faible, selon que cette admiration publi­que est d'un genre plus ou moins élevé; elle forme une partie considérable de la récom­pense dans la profession de médecin, une plus grande encore peut-être dans celle d'avocat, et elle est presque la seule rémunération de ceux qui cultivent la poésie et la philosophie.

 

Il y a des talents très brillants et très agréables qui entraînent une certaine sorte d'admiration pour celui qui les possède, mais dont l'exercice, quand il est fait en vue du gain, est regardé, soit raison ou préjugé, comme une espèce de prostitution publi­que. Il faut donc que la récompense pécuniaire de ceux qui les exercent ainsi soit suffisante pour indemniser, non seulement du temps, de la peine et de la dépense d'acquérir ces talents, mais encore de la défaveur qui frappe ceux qui en font un moyen de subsistance. Les rétributions exorbitantes que reçoivent les comédiens, les chanteurs et danseurs d'opéra, etc., sont fondées sur ces deux principes : l° la rareté et la beauté du talent ; 2° la défaveur attachée à l'emploi lucratif que l'on en fait. Il paraît absurde, au premier coup d'œil, de mépriser leurs personnes et en même temps de récompenser leurs talents avec une extrême prodigalité. C'est pourtant parce que nous faisons l'un, que nous sommes obligés de faire l'autre. Si l'opinion publique ou le préjugé venait jamais à changer à l'égard de ces professions, leur récompense pécu­niaire tomberait bientôt après. Beaucoup plus de gens s'y adonneraient, et la con­currence y ferait baisser bien vite le prix du travail. Ces talents, quoique bien loin d'être communs, ne sont pourtant pas aussi rares qu'on le pense. Il y a bien des gens qui les possèdent dans la dernière perfection, mais qui regarderaient comme au-dessous d'eux d'en tirer parti; et il y en a encore bien davantage qui seraient en état de les acquérir, si ces talents étaient plus considérés.

 

L'opinion exagérée que la plupart des hommes se forment de leurs propres talents est un mal ancien qui a été observé par les philosophes et les moralistes de tous les temps. Leur folle confiance en leur bonne étoile a été moins remarquée; c'est cepen­dant un mal encore plus universel, s'il est possible. Il n'y a pas un homme sur terre qui n'en ait sa part, quand il est bien portant et un peu animé. Chacun s'exagère plus ou moins la chance du gain; quant à celle de la perte, la plupart des hommes la comptent au-dessous de ce qu'elle est, et il n'y en a peut-être pas un seul, bien dispos de corps et d'esprit, qui la compte pour plus qu'elle ne vaut.

 

Le succès général des loteries nous montre assez que l'on s'exagère naturellement les chances du gain. On n'a jamais vu et on ne verra jamais une loterie au monde qui soit parfaitement égale, ou dans laquelle la somme du gain compense celle de la perte, parce que l'entrepreneur n'y trouverait pas son compte. Dans les loteries établies par les gouvernements, les billets ne valent pas, en réalité, le prix que payent les premiers souscripteurs, et cependant ils sont communément revendus sur la place, à 20, 30 et quelquefois 40 p. 100 de bénéfice. Le vain espoir de gagner quelqu'un des gros lots est la seule cause de la demande. Les gens les plus sages ont peine à regarder comme une folie ce fait de payer une petite somme pour acheter la chance de gagner 10 ou 20000 livres, quoiqu'ils sachent bien que cette petite somme est peut-être 20 ou 30 p. 100 plus que la chance ne vaut. Dans une loterie où il n'y aurait pas de lot au-dessus de 20 livres, mais qui se rapprocherait plus d'une parfaite égalité que les loteries pu­bli­ques ordinaires, les billets ne seraient pas aussi courus. Afin de s'assurer une meil­leure chance pour quelques-uns des gros lots, il y a des gens qui achètent beaucoup de billets, et d'autres qui s'associent pour de petites portions dans un beau­coup plus grand nombre de billets. C'est pourtant une des propositions les mieux dé­mon­trées en mathématiques, que plus on prend de billets, plus on a de chances de perte contre soi. Prenez tous les billets de la loterie, et vous serez sûr de perdre ; or, plus le nombre des billets pris sera grand, plus on approchera de cette certitude.

 

Les profits extrêmement modérés des assureurs nous font bien voir le plus sou­vent que les chances de perte sont calculées au-dessous de ce qu'elles sont, et presque jamais au-dessus. Pour que l'assurance, ou contre l'incendie, ou contre les risques de mer, soit une industrie, il faut que la prime ordinaire soit suffisante pour compenser les pertes ordinaires, payer les frais de l'établissement et fournir le profit qu'aurait pu rapporter le même capital employé à tout autre commerce. La personne qui ne paye pas plus que cela ne paye évidemment que la vraie valeur du risque ou le prix le plus bas auquel elle puisse raisonnablement s'attendre qu'on voudra le lui garantir. Mais, quoique beaucoup de gens aient gagné un peu d'argent dans le commerce des assu­ran­ces, il y en a très peu qui y aient fait de grandes fortunes, et de cette seule considé­ration il paraît résulter assez clairement que la balance ordinaire des profits et des pertes n'est pas plus avantageuse dans ce genre d'affaires que dans tout autre genre de commerce, où tant de gens font leur fortune. Et encore, toute modérée qu'est la prime d'assurance, beaucoup de gens font si peu de compte du risque, qu'ils ne se soucient pas de la payer. A prendre tout le royaume en masse, il y a dix-neuf maisons sur vingt, ou peut-être même quatre-vingt-dix-neuf sur cent, qui ne sont pas assurées contre les incendies. Les risques de mer sont plus alarmants pour la plupart des intéressés, aussi la proportion des vaisseaux assurés à ceux qui ne le sont pas est-elle beaucoup plus forte. Il en est cependant un grand nombre, dans tous les temps et même en temps de guerre, qui font voile sans être assurés; et quelquefois cela peut se faire sans imprudence. Quand une grande compagnie ou même un gros négociant a vingt ou trente vaisseaux en mer, ils s'assurent pour ainsi dire l'un l'autre. Il se peut que la prime épargnée sur tous fasse compensation avec les pertes qu'il est probable de rencontrer d'après le cours ordinaire des chances diverses. Toutefois, dans la plupart des cas, c'est moins par suite d'un calcul aussi approfondi que l'on néglige d'assurer les vaisseaux, que par l'effet de cette insouciance et de cette présomption qui portent à mépriser le danger, comme pour l'assurance des maisons.

 

L'âge où les jeunes gens font le choix d'un état est, de toutes les époques de la vie, celle où ce mépris du danger et cette confiance présomptueuse qui se flatte toujours de réussir agissent le plus puissamment. C'est là qu'on peut observer combien peu la crainte d'un événement malheureux est capable de balancer l'espoir d'un bon succès. Si l'empressement avec lequel on embrasse les professions libérales en est une preuve, cette preuve est encore bien plus sensible dans l'ardeur que mettent les gens du peuple à s'enrôler comme soldats ou comme matelots.

 

On voit tout d'un coup l'étendue des risques que court un soldat. Cependant, sans réfléchir au danger, les jeunes volontaires ne sont jamais si empressés de s'enrôler qu'au commencement d'une guerre; et quoiqu'il n'y ait pour eux presque aucune chance d'avancement, leurs jeunes têtes se figurent mille occasions, qui n'arrivent jamais, d'acquérir de la gloire et des distinctions. Ces espérances romanesques sont le prix auquel ils vendent leur sang. Leur paye est au-dessous du salaire des simples manœuvres, et quand ils sont en activité de service, leurs fatigues sont beaucoup plus grandes que celles de ces derniers.

 

La loterie de la marine n'est pas tout à fait aussi désavantageuse que celle de l'armée. Le fils d'un ouvrier ou d'un bon artisan se met en mer souvent avec le consen­te­ment de son père; mais c'est toujours sans ce consentement qu'il s'enrôle comme soldat. Dans le premier de ces métiers, d'autres personnes que lui voient quelque possibilité à ce qu'il y fasse quelque chose; dans l'autre, cette chance n'est visible que pour lui seul. Un grand amiral excite moins l'admiration publique qu'un général, et les plus grands succès dans le service de mer promettent moins de gloire et d'honneurs que de pareils succès sur terre. On retrouve la même différence dans tous les grades inférieurs des deux services. Par les règlements sur la préséance, un capitaine dans la marine a le même rang qu'un colonel dans l'armée, mais dans l'opinion générale il ne tient pas la même place. Comme dans cette loterie les premiers lots sont moindres, il faut que les petits soient plus nombreux. Aussi les simples matelots sont plus souvent dans le cas d'avancer et de se faire un sort que les simples soldats, et c'est l'espoir de ces lots qui met principalement ce métier en crédit. Qu'il exige bien plus de savoir et de dextérité que presque tout autre métier d'artisan, et quoique toute la vie d'un matelot soit une suite continue de travaux et de dangers, cependant, tant qu'il reste simple matelot, pour tout ce savoir et toute cette dextérité, pour tous ces travaux et ces dangers, il reçoit à peine d'autre récompense que le plaisir d'accomplir les uns et de surmonter les autres. Le salaire du matelot n'est pas plus fort que celui d'un simple manœuvre, dans le port qui règle le taux de ces salaires. Comme les matelots passent continuellement d'un port à un autre, la paye mensuelle de ceux qui partent de tous les différents ports de la Grande-Bretagne se rapproche bien plus du même niveau, que celle des autres ouvriers dans tous ces endroits différents, et le taux du port d'où part et où arrive le plus grand nombre de matelots, qui est le port de Londres, règle le taux de tous les autres ports. A Londres, les salaires de la majeure partie des différentes classes d'ouvriers sont environ le double de ceux de la même classe à Édimbourg. Mais les matelots qui partent du port de Londres gagnent rarement au-delà de 3 ou 4 schellings par mois de plus que ceux qui partent du port de Leith, et souvent même la différence n'est pas si grande. En temps de paix et dans le service marchand, le prix de Londres est de 1 guinée à 27 schellings environ, par mois de trente jours. Un ouvrier ordinaire à Londres, sur le pied de 9 à 10 schellings par semaine, peut gagner, dans le même mois, de 40 à 45 schellings. A la vérité le matelot est fourni de vivres en sus de sa paye ; cependant leur valeur n'excède peut-être pas toujours la différence de sa paye avec celle de l'ouvrier ordinaire; et quand cela serait quelquefois, ce sur­plus ne forme pas un gain net pour le matelot, puisqu'il ne peut pas le partager avec sa femme et ses enfants, qu'il est toujours obligé de faire subsister chez lui sur ses salaires.

 

Cette vie, pleine d'aventures et de périls, où l'on se voit sans cesse à deux doigts de la mort, loin de décourager les jeunes gens, semble donner à la profession un attrait de plus pour eux. Dans les rangs inférieurs du peuple, une mère tremble sou­vent d'envoyer son fils à l'école dans une ville maritime, de peur que la vue des vaisseaux et le récit des aventures des matelots ne l'excitent à se mettre en mer. La perspective lointaine de ces hasards, dont nous espérons triompher par courage et par adresse, n'a rien de désagréable pour nous, et elle ne fait nullement hausser les salai­res dans un emploi. Mais il n'en est pas de même des risques où le courage et l'adresse ne peuvent rien. Dans les métiers qui sont connus pour être très malsains, les salaires du travail sont très élevés. Le défaut de salubrité est une sorte de désagrément, et c'est sous cette distinction générale qu'il faut ranger les effets qu'il produit sur les salaires.

 

Dans les divers emplois du capital, le taux ordinaire du profit varie plus ou moins, suivant le plus ou moins de certitude des rentrées. Il y a, en général, moins d'incer­titude dans le commerce intérieur que dans le commerce étranger, et dans certaines branches du commerce étranger que dans d'autres ; dans le commerce de l'Amérique septentrionale, par exemple, que dans celui de la Jamaïque. Le taux ordinaire du pro­fit s'élève toujours plus ou moins avec le risque. Il ne paraît pas pourtant qu'il s'élève en proportion du risque, ou de manière à le compenser parfaitement. C'est dans les commerces les plus hasardeux que les banqueroutes sont les plus fréquentes. Le métier du contrebandier, le plus hasardeux de tous, mais aussi le plus lucratif quand l'affaire réussit, conduit infailliblement à la banqueroute. Cette confiance présomptu­euse dans le succès paraît agir ici comme partout ailleurs, et entraîner tant de gens à s'aventurer dans les affaires périlleuses, que la concurrence y réduit le profit au-dessous de ce qui serait nécessaire pour compenser le risque. Pour le compenser tout à fait, il faudrait que les rentrées ordinaires, outre les profits ordinaires du capital, pussent non seulement remplacer toutes les pertes accidentelles, mais encore qu'elles rapportassent aux coureurs d'aventures un surcroît de profit du même genre que le profit des assureurs. Mais si les rentrées ordinaires suffisaient à tout cela, les ban­que­routes ne seraient pas plus fréquentes dans ce genre de commerce que dans les autres.

 

 

 

Ainsi, des cinq circonstances qui font varier les salaires du travail, il n'y en a que deux qui influent sur les profits du capital : l'agrément ou le désagrément, la sûreté ou le risque qui accompagnent le genre d'affaire auquel le capital est employé.

 

Sous le rapport de l'agrément ou désagrément, il n'y a, dans la très grande partie des emplois du capital, que peu ou point de différence, mais il y en a beaucoup dans les emplois du travail; et quant au risque, quoiqu'il fasse hausser les profits du capital, il ne paraît pas que cette hausse ait toujours lieu en proportion du risque. De tout cela il résulte nécessairement que, dans une même société ou dans une même localité, le taux moyen des profits ordinaires dans les différents emplois du capital se rappro­chera bien plus de l'égalité que celui des salaires pécuniaires des diverses espèces de travail; aussi est-ce bien ce qui arrive. La différence entre le gain d'un simple ma­nœuvre et celui d'un avocat ou d'un médecin, est évidemment bien plus grande que celle qui peut exister entre les profits ordinaires de deux différentes branches d'indus­trie, quelles qu'elles soient. D'ailleurs, la différence apparente qui semble exister entre deux différents genres d'industrie est, en général, une illusion qui provient de ce que nous ne distinguons pas toujours ce qui doit être regardé comme salaire, de ce qui doit être regardé comme profit.

 

Les profits des apothicaires passent, par une sorte de dicton, pour quelque chose de singulièrement exorbitant. Cependant ce profit, en apparence énorme, n'est souvent autre chose qu'un salaire fort raisonnable. Le savoir d'un apothicaire est d'une nature bien plus délicate et plus raffinée que celui d'aucun autre ouvrier, et la confiance dont il doit être investi est aussi d'une bien plus haute importance. Il est, dans toutes les circonstances, le médecin des pauvres, et celui des riches, quand le danger ou la souffrance ne sont pas très considérables. Il faut que ses salaires soient en raison de ce savoir et de cette confiance, et il ne peut les trouver en général que dans le prix de ses drogues. La totalité des drogues que l'apothicaire le plus achalandé pourra vendre dans le cours d'une année, dans la ville qui fournit le marché le plus étendu, ne lui coûtera peut-être pas plus de 30 ou 40 livres. Quand même il ne les vendrait à 3 ou 400, ou même à 1000 pour 100 de profit, ce prix ne serait souvent que le salaire rai­sonnable de son travail, qui se trouve ainsi compris dans le prix de ses drogues, car il ne peut pas être prélevé autrement. La plus grande partie de ses profits apparents n'est qu'un véritable salaire déguisé sous la forme de profits.

 

Dans un port de mer peu considérable, un petit épicier se fera 40 ou 50 p. 100 d'un capital d'une centaine de livres sterling, tandis qu'un fort marchand en gros, dans le même heu, pourra à peine faire rendre 8 à 10 p. 100 à un capital de 10000 livres. Le commerce de l'épicier y est nécessaire à la consommation des habitants; mais un marché aussi resserré ne peut pas comporter l'emploi d'un plus gros capital dans ce négoce. Cependant il faut non seulement qu'un homme vive de son commerce, il faut encore qu'il puisse en vivre convenablement aux conditions que ce commerce exige de lui. Outre celle de posséder un petit capital, il faut encore ici celle de savoir lire, écrire et compter; il faut celle de pouvoir aussi juger assez passablement de peut-être cinquante ou soixante espèces de marchandises différentes, de leurs prix, de leurs qualités, et des marchés où on peut se les procurer au meilleur compte; il faut, en un mot, avoir toutes les connaissances nécessaires a un gros marchand, et rien n'empêche celui-ci de le devenir, que le manque d'un capital suffisant. On ne peut pas dire que 30 ou 40 livres par an soient une récompense trop forte pour le travail d'un homme qui réunit toutes ces connaissances. Si vous déduisez cela des gros profits apparents de son capital, il ne restera plus guère que les profits ordinaires. La plus grande partie du profit apparent est donc aussi, dans ce cas, un véritable salaire.

 

La différence entre le profit apparent de la vente en détail et celui de la vente en gros est bien moindre dans une capitale que dans une petite ville ou dans un village. Quand il est possible d'employer un fonds de 10000 livres au commerce d'épicerie, les salaires du travail de l'épicier ne sont qu'une bagatelle à ajouter à ce qui est réelle­ment le profit d'un aussi gros capital. Ainsi les profits apparents d'un très fort détail­lant, dans une grande ville, se rapprochent beaucoup plus de ceux du marchand en gros; c'est pour cette raison que les marchandises qui se vendent en détail sont, en général, à aussi bon marché, et souvent à bien meilleur marché dans la capitale que dans les petites villes ou dans les villages. Les épiceries, par exemple, y sont géné­ralement à bien meilleur marché; le pain et la viande de boucherie y sont souvent à aussi bon marché. Il n'en coûte pas plus pour transporter des épiceries dans une gran­de ville que dans un village; mais il en coûte bien davantage pour transporter dans la première du blé et du bétail, dont la plus grande partie est amenée d'une grande dis­tance. Le premier prix des épiceries étant le même dans les deux endroits, elles seront à meilleur marché là où elles sont chargées d'un moindre profit. Le premier prix du pain et de la viande de boucherie est plus fort dans la grande ville que dans le village; quoique chargés d'un profit moindre, ils n'y sont pas toujours à meilleur marché, mais ils s'y vendent souvent au même prix. Dans des articles comme le pain et la viande, la même cause qui diminue le profit apparent augmente les frais de premier achat.

 

C'est l'étendue du marché qui, offrant de l'emploi à de plus gros capitaux, diminue le profit apparent; mais aussi c'est elle qui, obligeant de se fournir à de plus grandes distances, augmente le premier coût. Cette diminution d'une part, et cette augmenta­tion de l'autre, semblent, en beaucoup de cas, se contrebalancer à peu près; et c'est là probablement la raison pour laquelle les prix du pain et de la viande de boucherie sont en général, à très peu de chose près, les mêmes dans la plus grande partie du royaume, quoiqu'en différents endroits il y ait ordinairement de grandes différences dans les prix du blé et du bétail.

 

Quoique les profits des capitaux, tant pour la vente en détail que pour la vente en gros, soient, en général, plus faibles dans la capitale que dans de petites villes ou dans des villages, cependant on voit fort souvent dans la première de grandes fortunes faites avec de petits commencements, et on n'en voit presque jamais dans les autres. Dans de petites villes et dans des villages, le peu d'étendue du marché empêche le commerce de s'étendre à mesure que grossit le capital; aussi, dans de pareils lieux, quoique le taux des profits d'une personne en particulier puisse être très élevé, cepen­dant la masse ou la somme totale de ces profits et, par conséquent, le montant de son accumulation annuelle, ne peuvent pas être très considérables. Au contraire, dans les grandes villes, on peut étendre son commerce à mesure que le capital augmente, et le crédit d'un homme qui est économe et en prospérité augmente encore bien plus vite que son capital. Suivant que l'un et l'autre augmentent, il agrandit la sphère de ses opérations ; la somme ou le montant total de ses profits est en proportion de l'étendue de son commerce, et ce qu'il accumule annuellement est proportionné à la somme totale de ses profits. Toutefois il arrive rarement que, même dans les grandes villes, on fasse des fortunes considérables dans une industrie régulière fixée et bien connue, si ce n'est par une longue suite d'années d'une vie appliquée, économe et laborieuse. A la vérité il se fait quelquefois, dans ces endroits, des fortunes soudaines dans ce qu'on appelle proprement le commerce ou la spéculation. Le négociant qui s'abandonne à ce genre d'affaires n'exerce pas d'industrie fixe, régulière, ni bien connue. Il est cette année marchand de blé, il sera marchand de vin, l'année prochaine, et marchand de sucre, de tabac ou de thé, l'année suivante. Il se livre à toute espèce de commerce qu'il présume pouvoir donner quelque profit extraordinaire, et il l'abandonne quand il prévoit que les profits en pourront retomber au niveau de ceux des autres affaires : ses profits et ses pertes ne peuvent donc garder aucune proportion régulière avec ceux de toute autre branche de commerce fixe et bien connue. Un homme qui ne craint pas de s'aventurer peut quelquefois faire une fortune considérable en deux ou trois spécu­lations heureuses; mais il est tout aussi probable qu'il en perdra autant par deux ou trois spéculations malheureuses. Un tel commerce ne peut s'entreprendre que dans les grandes villes. Ce n'est que dans les endroits où les affaires et les correspondances sont extrêmement étendues, qu'on peut se procurer toutes les connaissances qu'il exige.

 

Les cinq circonstances qui viennent d'être exposées en détail occasionnent bien des inégalités très fortes dans les salaires et les profits, mais elles n'en occasionnent aucune dans la somme totale des avantages et désavantages réels ou imaginaires de chacun des différents emplois du travail ou des capitaux; elles sont de nature seulement à compenser, dans certains emplois, la modicité du gain pécuniaire, et à en balancer la supériorité dans d'autres.

 

Cependant, pour que cette égalité ait lieu dans la somme totale des avantages et désavantages des emplois, trois choses sont nécessaires, en supposant même la plus entière liberté : la première, que l'emploi soit bien connu et établi depuis longtemps dans la localité; la seconde, qu'il soit dans son état ordinaire, ou ce qu'on peut appeler son état naturel, et la troisième, qu'il soit la seule ou la principale occupation de ceux qui l'exercent.

 

Premièrement, cette égalité ne peut avoir lieu que dans ces emplois qui sont bien connus et qui existent depuis longtemps dans la localité.

 

Toutes choses égales d'ailleurs, une entreprise nouvelle donne de plus hauts salaires que les anciennes. Quand un homme forme le projet d'établir une manufac­ture nouvelle, il faut, dans le commencement, qu'il attire les ouvriers et les détourne des autres emplois par l'attrait de salaires plus forts que ceux qu'ils gagneraient dans leurs propres professions, supérieurs à ceux que mériterait le nouveau travail, et il se passera un temps considérable avant qu'il puisse risquer de les remettre au niveau commun. Les manufactures dont le débit est entièrement fondé sur la mode et la fantaisie changent continuellement, et elles ne durent presque jamais assez longtemps pour qu'on puisse les regarder comme d'anciens établissements. Au contraire, celles dont le débit tient principalement à la nécessité ou à l'utilité sont moins sujettes au changement, et peuvent conserver, pendant des siècles entiers de suite, la même for­me et le même genre de fabrication. Les salaires doivent donc naturellement être plus forts, dans les manufactures de la première espèce, que dans celles de la dernière. Birmingham produit principalement des ouvrages de la première sorte; Sheffield, des ouvrages de la seconde; et l'on dit que les salaires du travail dans chacune de ces places sont conformes à cette différence dans la nature de leurs produits.

 

Tout établissement nouveau en manufacture, toute branche nouvelle de com­mer­ce, toute pratique nouvelle en agriculture, est toujours une spéculation dont l'entrepre­neur se promet des profits extraordinaires. Ces profits sont quelquefois très forts; plus souvent peut-être, c'est tout le contraire qui arrive; mais, en général, ils ne sont pas en proportion régulière avec ceux que donnent dans le voisinage les anciennes industries. Si le projet réussit, les profits sont ordinairement très élevés d'abord. Quand ce genre de trafic ou d'opération vient à être tout à fait établi et bien connu, la concurrence réduit les profits au niveau de ceux des autres emplois.

 

Secondement, cette égalité dans la somme totale des avantages et désavantages des divers emplois du travail et des capitaux ne peut avoir lieu que dans les emplois qui sont dans leur état ordinaire, ou dans ce qu'on peut appeler leur état naturel.

 

Dans presque chaque espèce différente de travail, la demande est tantôt plus gran­de, tantôt moindre que de coutume. Dans le premier cas, les avantages de ce genre d'emploi montent au-dessus du niveau commun; dans l'autre, ils descendent au-dessous. La demande de travail champêtre est plus forte dans le temps des foins et de la moisson que pendant le reste de l'année, et les salaires haussent avec ce surcroît de demande. En temps de guerre, lorsque quarante ou cinquante matelots sont forcés de passer de la marine marchande au service du roi, la demande de matelots pour le com­merce s'élève nécessairement en proportion de leur rareté ; et dans ces cas-là, leurs salaires montent communément d'une guinée ou de 27 schellings par mois, à 40 schellings et à 3 livres. Au contraire, dans une manufacture qui décline, beaucoup d'ouvriers, plutôt que de quitter leur ancien métier, se contentent de salaires plus faibles que ceux que comporterait sans cela la nature de leur travail.

 

Le profit du capital varie avec le prix des marchandises qui font l'objet de l'em­ploi. Quand le prix d'une marchandise s'élève au-dessus du taux ordinaire ou moyen, les profits d'une partie au moins du capital employé à la mettre sur le marché montent au-dessus du niveau général; et quand ce prix baisse, au contraire, ils tombent au-dessous de ce niveau. Toutes les marchandises sont plus ou moins sujettes à des variations dans leur prix, mais quelques-unes le sont beaucoup plus que d'autres. Dans toutes les choses qui sont le produit de l'industrie humaine, la demande annuelle règle nécessairement la quantité d'industrie qui s'y porte annuellement, de telle sorte que le produit moyen annuel puisse égaler, d'aussi près qu'il est possible, la consom­mation annuelle. On a déjà observé que, dans quelques emplois, la même quantité d'industrie produira toujours la même ou presque la même quantité de marchandises. Par exemple, dans une manufacture de toiles ou de draps, le même nombre de bras fabriquera, dans une année, la même quantité, à fort peu de chose près, de toiles ou de draps. Le prix de marché de ce genre de marchandises n'a donc varié qu'en consé­quence de variations accidentelles dans la demande, par exemple, en conséquence d'un deuil public qui fera hausser le prix du drap noir. Mais comme, en général, la demande de la plupart des espèces de drap ou de toile est assez uniforme, il en est de même de leur prix. Au contraire, il y a d'autres emplois où la même quantité d'indus­trie ne produira pas toujours la même quantité de marchandises. Par exemple, la même quantité d'industrie produira, en différentes années, des quantités fort diffé­rentes de blé, de vin, de houblon, de sucre, de tabac, etc. Aussi, le prix de ce genre de marchandises varie, non seulement d'après les variations de la demande mais encore d'après les variations bien plus fortes et bien plus fréquentes de la quantité produite, et il est, par conséquent, extrêmement mobile. Or, il faut nécessairement que le profit de quelques-uns de ceux qui font commerce de ces denrées se ressente de la mobilité du prix. Ceux qui se livrent au commerce de spéculation établissent leurs principales opérations sur ces sortes de marchandises. Quand ils prévoient que le prix pourra monter, ils en accaparent autant qu'ils peuvent, et ils cherchent à vendre quand il y a apparence de baisse.

 

Troisièmement, cette égalité dans la somme totale des avantages et désavantages de divers emplois de travail et de capitaux ne peut avoir lieu que dans les emplois qui sont la seule ou la principale occupation de ceux qui les exercent.

 

Lorsqu'une personne tire sa subsistance d'un emploi qui n'occupe pas la plus grande partie de son temps, elle consent volontiers, dans ses intervalles de loisir, à travailler à quelque autre emploi pour un salaire moindre que ne le comporterait sans cela la nature de ce travail.

 

Il existe encore, dans plusieurs endroits de l'Écosse, une classe de gens qu'on nom­me cotters ou cottagers, qui étaient, il y a quelques années, encore plus nom­breux qu'aujourd'hui. Ce sont des espèces de domestiques externes des propriétaires et des fermiers. La rétribution d'usage qu'ils reçoivent de leur maître, c'est une maison, un petit jardin potager, autant d'herbe qu'il en faut pour nourrir une vache, et peut-être une acre ou deux de mauvaise terre labourable. Quand le maître les emploie, il leur donne en outre quatre gallons de farine d'avoine par semaine, valant environ 16 deniers sterling. Pendant une grande partie de l'année, il ne les emploie pas ou les emploie très peu, et la culture de leur petite possession ne suffit pas pour occuper tout le temps qu'on leur laisse libre. Quand ces tenanciers étaient plus nombreux qu'ils ne sont maintenant, on dit que, moyennant une très faible rétribution, ils donnaient vo­lon­tiers le superflu de leur temps à quiconque les voulait employer, et qu'ils travail­laient pour de moindres salaires que les autres ouvriers. Il paraît qu'ils ont été autre­fois très communs dans toute l'Europe. Dans des pays mal cultivés et encore plus mal peuplés, la plus grande partie des propriétaires et des fermiers n'auraient pas pu sans cela se pourvoir des bras extraordinaires qu'exigent, dans certains saisons, les travaux de la campagne. Il est évident que la rétribution journalière ou hebdomadaire que ces ouvriers recevaient accidentellement de leurs maîtres n'était pas le prix entier de leur travail; leur petite possession en formait une partie considérable. Cependant plusieurs écrivains qui ont recueilli les prix du travail et des denrées dans les temps anciens, et qui se sont plu à les représenter tous deux prodigieusement bas, ont regardé cette rétribution accidentelle comme formant tout le salaire de ces ouvriers.

 

Le produit d'un travail fait de cette manière se présente souvent sur le marché à meilleur compte que la nature de ce travail ne le permettrait sans cette circonstance. Dans plusieurs endroits d'Écosse, on a des bas tricotés à l'aiguille à beaucoup meilleur marché qu'on ne pourrait les établir au métier partout ailleurs ; c'est l'ouvrage de domestiques et d'ouvrières qui trouvent dans une autre occupation la principale partie de leur subsistance. On importe par an, à Leith, plus de mille paires de bas de Shetland, dont le prix est de 5 à 7 deniers la paire. A Learwick, la petite capitale des îles de Shetland, le prix ordinaire du simple travail est, à ce qu'on m'a assuré, de 10 deniers par jour. Dans les mêmes îles, on tricote des bas d'estame, de la valeur d'une guinée la paire, et au-dessus.

 

La filature de toile se fait en Écosse de la même manière à peu près que les bas à l'aiguille, c'est-à-dire par des femmes qui sont louées principalement pour d'autres services. Celles qui essayent de vivre uniquement de l'un ou de l'autre de ces métiers gagnent à peine de quoi ne pas mourir de faim. Dans la plus grande partie de l'Écosse, il faut être une bonne fileuse pour gagner 20 deniers par semaine.

 

 

Dans les pays opulents, le marché est, en général, assez étendu pour qu'une seule occupation suffise à employer tout le travail et tout le capital de ceux qui s'y livrent. Ce n'est guère que dans les pays pauvres qu'on trouve des exemples de gens qui vivent d'un emploi et retirent en même temps quelques petits bénéfices d'un autre. Cependant, la capitale d'un pays très riche peut nous fournir un exemple de quelque chose de semblable. Il n'y a pas, je crois, de ville en Europe où les loyers de maisons soient plus chers qu'à Londres, et je ne connais pourtant pas de capitale où on puisse trouver des chambres garnies à si bon marché; non seulement les logements à Lon­dres sont moins chers qu'à Paris, ils le sont même beaucoup moins qu'à Édimbourg, au même degré de commodité; et ce qui pourra paraître singulier, c'est la cherté des loyers qui est la cause du bon marché des logements. La cherté des loyers de maison à Londres ne procède pas seulement des causes qui les rendent chers dans toutes les capitales, c'est-à-dire la cherté du travail, la cherté des matériaux de construction qu'il faut en général transporter de fort loin, et par-dessus tout la cherté de la rente ou loyer du sol; chaque propriétaire de sol agit en monopoleur, et exige très souvent, pour une seule acre de mauvaise terre dans la ville, une plus forte rente que ne pourraient lui en produire cent acres des meilleures terres de la campagne. Mais la cherté de ces loyers provient encore en partie de la coutume du pays, qui oblige tout chef de famille à prendre à loyer une maison entière, de la cave au grenier. En Angleterre, on com­prend sous le nom d'habitation ou domicile tout ce qui est renfermé sous le même toit; tandis que ce mot, en France, en Écosse et dans beaucoup d'autres endroits de l'Europe, ne signifie souvent rien de plus qu'un seul étage. Un industriel à Londres est obligé de prendre à loyer une maison entière, dans le quartier où demeurent ses pratiques. Il tient sa boutique au rez-de-chaussée, et il couche, ainsi que sa famille, dans les combles ; ensuite il tâche de regagner une partie de son loyer en prenant des locataires dans les deux étages du milieu. C'est sur son industrie, et non sur ses locataires, qu'il compte pour entretenir sa famille, tandis qu'à Paris et à Édimbourg les gens qui fournissent les logements n'ont ordinairement pas d'autres moyens de subsistance, et qu'il faut que le prix du logement paye non seulement le loyer de la maison, mais encore toute la dépense de la famille.

 

 

 

Chapitre X

 

Section 2. - Inégalités causées par la police de l’Europe

 

 

 

 

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Telles sont les inégalités qui se trouvent dans la somme totale des avantages et désavantages des divers emplois de travail et de capitaux, même dans les pays où règne la plus entière liberté, lesquelles proviennent du défaut de quelqu'une des trois conditions ci-dessus expliquées ; mais la police qui domine en Europe, faute de laisser les choses dans une entière liberté, donne lieu à d'autres inégalités d'une bien plus grande importance.

 

Elle produit cet effet principalement de trois manières : la première, en restrei­gnant la concurrence, dans certains emplois, à un nombre inférieur à celui des indi­vi­dus qui, sans cela, seraient disposés à y entrer; la seconde, en augmentant dans d'au­tres le nombre des concurrents au-delà de ce qu'il serait dans l'état naturel des choses ; et la troisième, en gênant la libre circulation du travail et des capitaux, tant d'un emploi à un autre, que d'un lieu à un autre.

 

Premièrement, la police qui règne en Europe donne heu à une inégalité considé­rable dans la somme totale des avantages et désavantages des divers emplois du travail et des capitaux, en restreignant, dans certains endroits, la concurrence à un plus petit nombre d'individus que ceux qui s'y porteraient sans cela.

 

Pour cet objet, les principaux moyens qu'elle emploie, ce sont les privilèges exclusifs des corporations.

 

Le privilège exclusif d'un corps de métier restreint nécessairement la concurrence, dans la ville où il est établi, à ceux auxquels il est libre d'exercer ce métier. Ordi­nai­re­ment, la condition requise pour obtenir cette liberté est d'avoir fait son apprentissage sous un maître ayant qualité pour cela. Les statuts de la corporation règlent quel­quefois le nombre d'apprentis qu'il est permis à un maître d'avoir, et presque toujours le nombre d'années que doit durer l'apprentissage. Le but de ces règlements est de restreindre la concurrence à un nombre d'individus beaucoup moindre que celui qui, sans cela, embrasserait cette profession. La limitation du nombre des apprentis res­treint directement la concurrence; la longue durée de l'apprentissage la restreint d'une manière plus indirecte, mais non moins efficace, en augmentant les frais de l'édu­cation industrielle.

 

A Sheffield, un statut de la corporation interdit à tout maître coutelier d'avoir plus d'un apprenti à la fois. A Norwich et à Norfolk, aucun maître tisserand ne peut avoir plus de deux apprentis, sous peine d'une amende de 5 livres par mois envers le roi. Dans aucun endroit de l'Angleterre ou des colonies anglaises, un maître chapelier ne peut avoir plus de deux apprentis, sous peine de 5 livres d'amende par mois, applica­bles, moitié au roi, moitié au dénonciateur. Quoique ces deux derniers règlements aient été confirmés par une loi du royaume, ils n'en sont pas moins évidemment dictés par ce même esprit de corporation qui a imaginé le statut de Sheffield. A peine les fabri­cants d'étoffes de soie à Londres ont-ils été une année érigés en corporation, qu'ils ont porté un statut qui défendait à tour maître d'avoir plus de deux apprentis à la fois; il a fallu un acte exprès du Parlement pour casser ce statut.

 

La durée de l'apprentissage, dans la plupart des corps de métiers, paraît avoir été anciennement fixée, dans toute l'Europe, au terme ordinaire de sept ans. Ces corpora­tions se nommaient autrefois universités, d'un mot latin qui désigne en effet une corporation quelconque. Dans les vieilles chartes des villes anciennes, nous trouvons souvent ces expressions : l'université des forgerons, l'université des tailleurs, etc. Lors du premier établissement de ces corporations particulières, qui sont aujourd'hui désignées spécialement sous le nom d'universités, le terme des années d'étude qui fut jugé nécessaire pour obtenir le degré de maître ès arts, paraît évidemment avoir été fixé d'après le terme d'apprentissage dans les métiers dont les corporations étaient beaucoup plus anciennes. De même qu'il était nécessaire d'avoir travaillé sept ans sous un maître dûment qualifié pour acquérir le droit de devenir maître dans un métier ordinaire et d'y tenir ainsi des apprentis, de même il fut nécessaire d'avoir étudié sept ans sous un maître pour être en état de devenir, dans les professions libérales, maître, professeur ou docteur (termes autrefois synonymes), et pour prendre sous soi des étudiants ou apprentis (termes qui furent aussi synonymes dans l'origine).

 

Le statut de la cinquième année d'Élisabeth, appelé communément le statut des apprentis, décida que nul ne pourrait à l'avenir exercer aucun métier, profession ou art pratiqué alors en Angleterre, à moins d'y avoir fait préalablement un apprentissage de sept ans au moins; et ce qui n'avait été jusque-là que le statut de quelques corpora­tions particulières devint la loi générale et publique de l'Angleterre, pour tous les métiers établis dans les villes de marché; car quoique les termes de la loi soient très généraux et semblent renfermer sans distinction la totalité du royaume, cependant, en l'interprétant, on a limité son effet aux villes de marché seulement, et on a tenu que, dans les villages, une même personne pouvait exercer plusieurs métiers différents, sans avoir fait un apprentissage de sept ans pour chacun.

 

De plus, par une interprétation rigoureuse des termes du statut, on en a limité l'effet aux métiers seulement qui étaient établis en Angleterre avant la cinquième année d'Élisabeth, et on ne l'a jamais étendu à ceux qui y ont été introduits depuis cette époque.

 

Cette limitation a donné lieu à plusieurs distinctions qui, considérées comme règlements de police, sont bien ce qu'on peut imaginer de plus absurde. Par exemple, on a décidé qu'un carrossier ne pouvait faire, ni par lui-même, ni par des ouvriers employés par lui à la journée, les roues de ses carrosses, mais qu'il était tenu de les acheter d'un maître ouvrier en roues, ce dernier métier étant pratiqué en Angleterre antérieurement à la cinquième année d'Élisabeth. Mais l'ouvrier en roues, sans avoir jamais fait d'apprentissage chez un ouvrier en carrosses, peut très bien faire des carrosses, soit par lui-même, soit par des ouvriers à la journée, le métier d'ouvrier en carrosses n'étant pas compris dans le statut, parce qu'à cette époque il n'était pas pratiqué en Angleterre. Il y a pour la même raison un grand nombre de métiers dans les industries de Manchester, Birmingham et Wolverhampton, qui, n'ayant pas été exercés en Angleterre antérieurement à la cinquième année d'Élisabeth, ne sont pas compris dans le statut.

 

En France, la durée de l'apprentissage varie dans les différentes villes et dans les différents métiers. Le terme fixé pour un grand nombre, à Paris, est de cinq ans; mais dans la plupart, avant que l'ouvrier puisse avoir le droit d'exercer comme maître, il faut qu'il travaille encore cinq ans de plus comme ouvrier à la journée; pendant ce dernier terme il est appelé le compagnon du maître, et ce temps s'appelle son compa­gnonnage.

 

En Écosse, il n'y a pas de loi générale qui règle universellement la durée de l'apprentissage. Le terme est différent dans les différentes corporations. Quand le terme est long, on peut, en général, en racheter une partie en payant un léger droit. En outre, dans beaucoup de villes, on achète la maîtrise dans un corps de métier quel­conque, moyennant un droit très faible. Les tisserands en toiles de lin et de chanvre, qui sont les principales fabrications du pays, ainsi que tous les autres ouvriers qui en dépendent, ouvriers en rouets, ouvriers en dévidoirs, etc., peuvent exercer leur métier dans toute ville incorporée, sans payer aucun droit. Dans les villes de corporation, toute personne est libre de vendre de la viande de boucherie à tous les jours de la semaine où il est permis d'en vendre. Le terme ordinaire de l'apprentissage en Écosse est de trois ans, même dans quelques métiers très difficiles; et, en général, je ne connais pas de pays où les lois de corporation soient moins oppressives.

 

La plus sacrée et la plus inviolable de toutes les propriétés est celle de son propre travail, parce qu'elle est la source originaire de toutes les autres propriétés. Le patrimoine du pauvre est dans sa force et dans l'adresse de ses mains ; et l'empêcher d'employer cette force et cette adresse de la manière qu'il juge la plus convenable, tant qu'il ne porte de dommage à personne, est une violation manifeste de cette propriété primitive. C'est une usurpation criante sur la liberté légitime, tant de l'ouvrier que de ceux qui seraient disposés à lui donner du travail; c'est empêcher à la fois l'un, de travailler à ce qu'il juge à propos, et l'autre, d'employer qui bon lui semble. On peut bien en toute sûreté s'en fier à la prudence de celui qui occupe un ouvrier, pour juger si cet ouvrier mérite de l'emploi, puisqu'il y va assez de son propre intérêt. Cette sollicitude qu'affecte le législateur, pour prévenir qu'on n'emploie des personnes inca­pables, est évidemment aussi absurde qu'oppressive.

 

Ce n'est pas l'institution de longs apprentissages qui pourra vous garantir qu'on n'exposera pas très souvent en vente des ouvrages défectueux. Quand on en produit de ce genre, c'est en général l'effet de la fraude, et non du manque d'habileté; et les plus longs apprentissages ne sont pas des préservatifs contre la fraude. Pour prévenir cet abus, il faut avoir recours à des règlements d'une tout autre nature. La marque sterling sur la vaisselle, ou l'empreinte sur les draps et sur les toiles, donne aux ache­teurs une garantie beaucoup plus sûre que tous les statuts d'apprentissage possibles. Aussi fait-on, en général, attention à ces marques quand on achète, tandis qu'on ne songe guère à s'informer si l'ouvrier a rempli ou non ses sept années d'apprentissage.

 

L'institution des longs apprentissages ne tend nullement à rendre les jeunes gens industrieux. Un journalier qui travaille à la pièce est bien plus disposé à devenir laborieux, parce que l'exercice de son industrie lui procure un bénéfice. Un apprenti doit naturellement être paresseux, et il l'est aussi presque toujours, attendu qu'il n'a pas d'intérêt immédiat au travail. Dans les emplois inférieurs, la récompense du tra­vail est le seul attrait du travail. Ceux qui seront le plus tôt à portée de jouir de cette récompense prendront vraisemblablement le plus tôt le goût de leur métier et en acquerront les premiers l'habitude. Naturellement, un jeune homme conçoit du dégoût pour le travail, quand il travaille longtemps sans en retirer aucun bénéfice. Les en­fants qu'on met en apprentissage sur les fonds des charités publiques sont presque toujours engagés pour un terme plus long que le nombre d'années ordinaires et, en général, ils deviennent très paresseux et très mauvais sujets.

 

L'apprentissage était totalement inconnu chez les anciens, tandis que les devoirs réciproques du maître et de l'apprenti forment un article important dans nos codes modernes. La loi romaine n'en parle pas. je ne connais pas de mot grec ou latin, et je pourrais bien avancer, je crois, qu'il n'en existe point, qui réponde à l'idée que nous attachons aujourd'hui au mot d'apprenti, c'est-à-dire un serviteur engagé à travailler à un métier particulier pour le compte d'un maître, pendant un terme d'années, sous la condition que le maître lui enseignera ce métier.

 

De longs apprentissages ne sont nullement nécessaires. Un art bien supérieur aux métiers ordinaires, celui de faire des montres et des pendules, ne renferme pas de secrets qui exigent un long cours d'instruction. A la vérité, la première invention de ces belles machines, et même celle de quelques instruments qu'on emploie pour les faire, doit être le fruit de beaucoup de temps et d'une méditation profonde, et elle peut passer avec raison pour un des plus heureux efforts de l'industrie humaine. Mais les uns et les autres étant une fois inventés et parfaitement connus, expliquer à un jeune homme, le plus complètement possible, la manière d'appliquer ces instruments et de construire ces machines, cela doit être au plus l'affaire de quelques semaines de leçons, peut-être même serait-ce assez de quelques jours. Dans les arts mécaniques ordinaires, quelques jours pourraient certainement suffire. A la vérité, la dextérité de la main, même dans les métiers les plus simples, ne peut s'acquérir qu'à l'aide de beaucoup de pratique et d'expérience. Mais un jeune homme travaillerait avec bien plus de zèle et d'attention, si dès le commencement il le faisait comme ouvrier, en recevant une paye proportionnée au peu d'ouvrage qu'il exécuterait, et en payant à son tour les matières qu'il pourrait gâter par maladresse ou défaut d'habitude. Par ce moyen son éducation serait, en général, plus efficace, et toujours moins longue et moins coûteuse. Le maître, il est vrai, pourrait perdre à ce compte; il y perdrait tous les salaires de l'apprenti, qu'il épargne à présent pendant sept ans de suite; peut-être bien aussi que l'apprenti lui-même pourrait y perdre. Dans un métier appris aussi aisément, il aurait plus de concurrents, et quand l'apprenti serait devenu ouvrier parfait, ses salaires seraient beaucoup moindres qu'ils ne sont aujourd'hui. La même augmentation de concurrence abaisserait les profits des maîtres, tout comme les salaires des ouvriers. Les gens de métier et artisans de toute sorte, ceux qui exploitent des procédés secrets, perdraient sous ce rapport, mais le public y gagnerait, car tous les produits de la main-d'œuvre arriveraient alors au marché à beaucoup meilleur compte.

 

C'est pour prévenir cette réduction de prix et, par conséquent, de salaires et de profits, en restreignant la libre concurrence qui n'eût pas manqué d'y donner lieu, que toutes les corporations et la plus grande partie des lois qui les concernent ont été établies.

 

Autrefois, dans presque toute l'Europe, il ne fallait pas d'autre autorité pour ériger un corps de métier, que celle de la ville incorporée où il était établi. A la vérité, en Angleterre, il fallait aussi une charte du roi. Mais il paraît que cette prérogative a été réservée à la couronne plutôt comme moyen de tirer de l'argent des sujets que comme moyen de défendre la liberté générale contre ces monopoles oppresseurs. On voit qu'en payant un droit au roi, la charte était, en général, accordée sur-le-champ; et lorsque quelque classe d'artisans ou de marchands s'était avisée d'agir comme corpo­ration sans avoir pris de charte, ces communautés de contrebande, comme on les appelait, ne perdaient pas toujours pour cela leurs franchises, mais elles étaient tenues de payer au roi un droit annuel, pour la permission d'exercer les privilèges qu'elles avaient usurpés [6]. La surveillance immédiate de toutes les corporations et des statuts qu'elles jugeaient à propos de faire pour leur propre régime, appartenait aux villes incorporées où elles étaient établies, et toute discipline qui s'exerçait sur elles procédait ordinairement, non du roi, mais de la grande corporation municipale, dont ces corporations subordonnées n'étaient que des membres ou des dépendances.

 

Le régime des villes incorporées se trouva tout à coup dans la main des mar­chands et artisans, et l'intérêt évident de chacune de leurs classes particulières fut d'em­pêcher que le marché ne fût surchargé, comme ils disent ordinairement, des objets de leur commerce particulier, c'est-à-dire, en réalité, de l'en tenir toujours dégarni. Chaque classe travailla avec ardeur à fabriquer les règlements les plus propres à ce but et, pourvu qu'on la laissât faire, elle fut très disposée à laisser faire de même les autres classes. Chaque classe, il est vrai, au moyen de ses règlements, se trouvait obligée d'acheter les marchandises dont elle avait besoin dans la ville même, chez les marchands et artisans des autres classes, et de les payer un peu plus cher qu'elle n'aurait fait sans cela; mais en revanche elle se trouvait aussi à même de vendre les siennes plus cher, dans la même proportion, ce qui revenait à peu près au même; dans les affaires que les classes différentes faisaient entre elles dans la ville, aucune d'elles ne perdait à ces règlements. Mais dans les affaires qu'elles faisaient avec la campagne, toutes également trouvaient de gros bénéfices, et c'est dans ce dernier genre d'affaires que consiste tout le trafic qui soutient et qui enrichit les villes.

 

Chaque ville tire de la campagne toute sa subsistance et tous les matériaux de son industrie. Elle paye ces deux objets de deux manières : la première, en renvoyant à la campagne une partie de ces matériaux travaillés et manufacturés et, dans ce cas, le prix en est augmenté du montant des salaires des ouvriers, et du montant des profits de leurs maîtres ou de ceux qui les emploient immédiatement; la seconde, en envoyant à la campagne le produit brut manufacturé ou importé dans la ville, soit des autres pays, soit des parties éloignées du même pays; et dans ce cas aussi, le prix originaire de ces marchandises s'accroît des salaires des voituriers ou matelots, et du profit des marchands qui les emploient. Le gain résultant de la première de ces deux branches d'industrie compose tout le bénéfice que la ville retire de ses manufactures. Le gain résultant de la seconde compose tout le bénéfice de son commerce intérieur et de son commerce étranger. La totalité du gain, dans l'une et dans l'autre branche d'industrie, consiste en salaires d'ouvriers et dans les profits de ceux qui les emploient. Ainsi, tous règlements, qui tendent à faire monter ces salaires et ces profits au-dessus de ce qu'ils devaient être naturellement, tendent à permettre à la ville d'acheter, avec une moindre quantité de son travail, le produit d'une plus grande quantité du travail de la campagne. Ils donnent aux marchands et artisans de la ville un avantage sur les propriétaires, fermiers et ouvriers de la campagne, et ils rompent l'égalité naturelle, qui s’établirait sans cela dans le commerce entre la ville et la campagne. La totalité du produit annuel du travail de la société se divise annuelle­ment entre ces deux classes de la nation. L'effet de ces règlements est de donner aux habitants des villes une part de ce produit plus forte que celle qui leur reviendrait sans cela, et d'en donner une moindre aux habitants des campagnes.

 

Le prix que payent les villes pour les denrées et matières qui y sont annuellement importées, consiste dans tous les objets de manufactures et autres marchandises qui en sont annuellement exportés. Plus ces derniers sont vendus cher, plus les autres sont achetés bon marché. L'industrie des villes en est plus favorisée au détriment de l'industrie des campagnes.

 

Pour nous convaincre que l'industrie qui s'exerce dans les villes est, dans toute l'Europe, plus favorisée que celle qui s'exerce dans les campagnes, il n'est pas besoin de se livrer à des calculs compliqués, il suffit d'une observation très simple et à la portée de tout le monde. Il n'y a pas un pays en Europe où nous ne trouvions au moins cent personnes qui auront fait de grandes fortunes avec peu de chose, par le moyen du commerce et des manufactures, autrement par l'industrie des villes, contre une seule qui aura fait fortune par l'industrie agricole, par celle qui obtient les produits de la terre par la culture et l'amélioration du sol. Il faut donc que l'industrie soit mieux récompensée, que les salaires du travail et les profits des capitaux soient évidemment plus forts dans les villes que dans les campagnes. Or, le travail et les capitaux cher­chent naturellement les emplois les plus avantageux. Naturellement donc, ils se jetteront dans les villes le plus qu'ils pourront, et abandonneront les campagnes.

 

Les habitants d'une ville, étant rassemblés dans un même lieu, peuvent aisément communiquer et se concerter ensemble. En conséquence, les métiers les moins impor­tants qui se soient établis dans les villes ont été presque partout érigés en corporations et, même quand ils ne l'ont pas été, l'esprit de corporation, la jalousie contre les étran­gers, la répugnance à prendre des apprentis ou à communiquer les secrets du métier, y ont toujours généralement dominé, et les différentes professions ont bien su empê­cher, par des associations et des accords volontaires, cette libre concurrence qu'elles ne pouvaient gêner par des statuts. Les métiers qui n'emploient qu'un petit nombre de bras sont ceux où on se livre le plus aisément à ces sortes de complots. Il ne faut peut-être qu'une demi-douzaine de cardeurs de laine pour fournir de l'ouvrage à un millier de fileuses et de tisserands. En convenant entre eux de ne pas prendre d'apprentis, non seulement ils peuvent se ménager plus d'occupation, mais encore tenir en quelque sorte dans leur dépendance toute la fabrique des draps, et faire monter le prix de leur travail fort au-dessus de ce que vaut la nature de leur emploi.

 

Les habitants de la campagne, qui vivent dispersés et éloignés l'un de l'autre, ne peuvent pas facilement se concerter entre eux. Non seulement ils n'ont jamais été réunis en corps de métier, mais même l'esprit de corporation n'a jamais régné parmi eux. On n'a jamais pensé qu'un apprentissage fût nécessaire pour l'agriculture, qui est la grande industrie de la campagne. Cependant, après ce qu'on appelle les beaux-arts et les professions libérales, il n'y a peut-être pas de profession qui exige une aussi grande variété de connaissances et autant d'expérience. La quantité innombrable de volumes qui ont été écrits sur cet art, dans toutes les langues, prouve bien que les nations les plus sages et les plus éclairées ne l'ont jamais regardé comme un sujet de facile étude. Et nous aurions peine encore à trouver dans tous ces volumes ensemble autant de connaissances sur les opérations si diverses et si compliquées de cette profession, qu'en possède communément un cultivateur même ordinaire, malgré tout le dédain avec lequel affectent de parler de lui certains auteurs inconsidérés qui ont écrit sur cette matière. Au contraire, il n'y a presque pas une profession mécanique ordinaire dont on ne puisse expliquer toutes les opérations dans une brochure de quelques pages, aussi complètement et aussi clairement que de pareilles choses peuvent se rendre à l'aide du discours et des figures. Il y en a plusieurs qui sont expliquées de cette manière dans l'Histoire des Arts et Métiers, publiée par l'Acadé­mie des sciences de France. En outre, il faut bien plus de jugement et de prudence pour diriger des opérations qui doivent varier à chaque changement de saison, et suivant une infinité d'autres circonstances, que pour des travaux qui sont toujours les mêmes ou à peu près les mêmes.

 

Non seulement l'art du cultivateur, qui consiste dans la direction générale des opérations de la culture, mais même plusieurs des branches inférieures des travaux de la campagne, exigent beaucoup plus de savoir et d'expérience que la majeure partie des arts mécaniques. Un homme qui travaille sur le cuivre ou sur le fer travaille avec des outils et sur des matières dont la nature est toujours la même ou à peu près ; mais celui qui laboure la terre avec un attelage de chevaux ou de bœufs travaille avec des instruments dont la santé, la force et le tempérament sont très différents, selon les di­ver­ses circonstances. La nature des matériaux sur lesquels il travaille n'est pas moins sujette à varier que celle des instruments dont il se sert, et les uns et les autres veulent être maniés avec beaucoup de jugement et de prudence; aussi est­ il rare que ces qua­lités manquent à un simple laboureur, quoiqu'on le prenne, en général, pour un mo­dèle de stupidité et d'ignorance. A la vérité, il est moins accoutumé que l'artisan au commerce de la société; son langage et le son de sa voix ont quelque chose de plus grossier et de plus choquant pour ceux qui n'y sont pas accoutumés; toutefois, son intelligence, habituée à s'exercer sur une plus grande variété d'objets, est en général bien supérieure à celle de l'autre, dont toute l'attention est ordinairement du matin au soir bornée à exécuter une ou deux opérations très simples. Tout homme qui, par relation d'affaires ou par curiosité, a un peu vécu avec les dernières classes du peuple de la campagne et de la ville, connaît très bien la supériorité des unes sur les autres. Aussi dit-on qu'à la Chine et dans l'Indoustan les ouvriers de la campagne sont mieux traités, pour la considé­ration et les salaires, que la plupart des artisans et ouvriers de manufactures. Il en serait probablement de même partout, si les lois et l'esprit de corporation n'y mettaient obstacle.

 

Ce n'est pas seulement aux corporations et à leurs règlements qu'il faut attribuer la supériorité que l'industrie des villes a usurpée dans toute l'Europe sur celle des cam­pa­gnes, il y a encore d'autres règlements qui la maintiennent; les droits élevés dont sont chargés tous les produits de manufacture étrangère et toutes les mar­chan­dises importées par des marchands étrangers, tendent tous au même but. Les lois de corpo­ration mettent les habitants des villes à même de hausser leurs prix, sans crainte d'être supplantés par la libre concurrence de leurs concitoyens; les autres règlements les garantissent de celle des étrangers. Le renchérissement de prix qu'occasionnent ces deux espèces de règlements est partout supporté, en définitive, par les propriétaires, les fermiers et les ouvriers de la campagne, qui se sont rarement opposés à l'éta­blissement de ces monopoles. Ordinairement, ils n'ont ni le désir ni les moyens de se concerter entre eux pour de pareilles mesures; les marchands, par leurs clameurs et leurs raisonnements captieux, viennent aisément à bout de leur faire prendre pour l'intérêt général ce qui n'est que l'intérêt privé d'une partie, et encore d'une partie subordonnée de la société.

 

Il paraît qu'anciennement, dans la Grande-Bretagne, l'industrie des villes avait sur celle des campagnes plus de supériorité qu'à présent; aujourd'hui, les salaires du tra­vail de la campagne se rapprochent davantage de ceux du travail des manufactures, et les profits des capitaux employés à la culture, de ceux des capitaux employés au commerce et aux manufactures, plus qu'ils ne s'en rapprochaient, à ce qu'il semble, dans le dernier siècle ou dans le commencement de celui-ci. Ce changement peut être regardé comme la conséquence nécessaire, quoique très tardive, de l'encouragement forcé donné à l'industrie des villes. Le capital qui s'y accumule devient, avec le temps, si considérable, qu'il ne peut plus y être employé avec le même profit à cette espèce d'industrie qui est particulière aux villes ; cette industrie a ses limites comme toute autre, et l'accroissement des capitaux, en augmentant la concurrence, doit nécessaire­ment réduire les profits. La baisse des profits dans les villes force les capitaux à refluer dans les campagnes, où ils vont créer de nouvelles demandes de travail, et font hausser, par conséquent, les salaires du travail agricole; alors ces capitaux se répandent, pour ainsi dire, sur la surface du sol, et l'emploi qu'on en fait en culture les rend en partie à la campagne, aux dépens de laquelle ils s'étaient originairement accu­mulés dans les villes. Je tâcherai de faire voir, par la suite, que c'est à ces déborde­ments de capitaux ordinairement accumulés dans les villes que, dans toute l'Europe, on est redevable des plus grandes améliorations faites dans la culture du pays, et je tâcherai de démontrer en même temps que, quoique ce cours des choses ait amené quelques pays à un degré considérable d'opulence, néanmoins une telle marche est nécessairement par elle-même lente, incertaine, sujette à être interrompue par une foule innombrable d'accidents, et qu'elle est à tous égards contraire à l'ordre de la nature et de la raison. Dans les troisième et quatrième livres de ces Recherches, je tâcherai de développer, avec autant de clarté et d'étendue qu'il me sera possible, quels sont les intérêts, les préjugés, les lois et coutumes qui ont donné lieu à ce fait.

 

Il est rare que des gens du même métier se trouvent réunis, fût-ce pour quelque partie de plaisir ou pour se distraire, sans que la conversation finisse par quelque conspiration contre le public, ou par quelque machination pour faire hausser les prix. Il est impossible, à la vérité, d'empêcher ces réunions par une loi qui puisse s'exé­cuter, ou qui soit compatible avec la liberté et la justice; mais si la loi ne peut pas empêcher des gens du même métier de s'assembler quelquefois, au moins ne devrait-elle rien faire pour faciliter ces assemblées, et bien moins encore pour les rendre nécessaires.

 

Un règlement qui oblige tous les gens du même métier, dans une ville, à faire inscrire sur un registre public leurs noms et demeures, facilite ces assemblées; il établit une liaison entre des individus qui autrement ne se seraient peut-être jamais connus, et il donne à chaque homme de métier une indication pour trouver toutes les autres personnes de sa profession.

 

Un règlement qui autorise les gens du même métier à se taxer entre eux pour pourvoir au soulagement de leurs pauvres, de leurs malades, de leurs veuves et orphe­lins, en leur donnant ainsi des intérêts communs à régir, rend ces assemblées nécessaires.

 

Une corporation rend non seulement les assemblées nécessaires, mais elle fait encore que la totalité des membres se trouve liée par le fait de la majorité. Dans un métier libre, on ne peut former de ligue qui ait son effet, que par le consentement unanime de chacun des individus de ce métier, et encore cette ligue ne peut-elle durer qu'autant que chaque individu continue à être du même avis. Mais la majorité d'un corps de métier peut établir un statut, avec des dispositions pénales, qui limitera la concurrence d'une manière plus efficace et plus durable que ne pourrait faire aucune ligue volontaire quelconque.

 

C'est sans le moindre fondement qu'on a prétexté que les corporations étaient nécessaires pour régir sagement l'industrie. La discipline véritable et efficace qui s'exer­ce sur un ouvrier, ce n'est pas celle de la corporation, mais bien celle de ses prati­ques. C'est la crainte de perdre l'ouvrage qu'elles lui donnent qui prévient ses fraudes et corrige sa négligence. Une corporation exclusive diminue nécessairement la force de cette discipline. On vous oblige alors d'employer une classe particulière de gens, qu'ils se comportent bien ou mal. C'est pour cette raison que, dans plusieurs grande villes de corporation, on ne trouve quelquefois pas d'ouvriers passables, même dans les métiers les plus indispensables. Si vous voulez avoir de l'ouvrage fait avec quelque soin, il faut le commander dans les faubourgs, où les ouvriers, n'ayant pas de privilège exclusif, ne peuvent compter que sur la bonne réputation qu'ils se font, et ensuite il faut l'introduire en contrebande dans la ville.

 

C'est ainsi que la police des pays de l'Europe, en restreignant dans quelques loca­li­tés la concurrence à un plus petit nombre de personnes que celui qui s'y serait porté sans cela, donne lieu à une inégalité très considérable dans la somme totale des avantages et désavantages des divers emplois du travail et des capitaux.

 

Secondement, la police des pays de l'Europe, en augmentant la concurrence dans quelques emplois au-delà de ce qu'elle serait naturellement, occasionne une inégalité d'une espèce contraire dans la somme totale des avantages et désavantages des diffé­rents emplois du travail et des capitaux.

 

On a regardé comme une chose de si grande importance qu'il y eût un nombre convenable de jeunes gens élevés dans certains professions, qu'il a été institué dans cette vue, tantôt par l'État, tantôt par la piété de quelques fondateurs particuliers, une quantité de pensions, de bourses, de places dans les collèges et séminaires, etc., qui attirent dans ces professions beaucoup plus de gens qu'il n'y en aurait sans cela. je crois que, dans tous les pays chrétiens, l'éducation de la plupart des ecclésiastiques est défrayée de cette manière. Il y en a très peu parmi eux qui aient été élevés entière­ment à leurs propres frais ; ceux qui sont dans ce cas ne trouveront donc pas toujours une récompense proportionnée à une éducation qui exige tant de temps, d'études et de dépense, les emplois ecclésiastiques étant obsédés par une foule de gens qui, pour se procurer de l'occupation, sont disposés à accepter une rétribution fort au-dessous de celle à laquelle ils auraient pu prétendre sans cela, avec une pareille éducation; et ainsi la concurrence du pauvre emporte la récompense du riche. Sans doute, il ne serait pas convenable de comparer un curé ou un chapelain à un artisan à la journée. On peut bien pourtant, sans blesser les convenances, considérer les honoraires d'un curé ou d'un chapelain comme étant de la même nature que les salaires de cet artisan. Tous les trois sont payés de leur travail en vertu de la convention qu'ils ont-faite avec leurs supérieurs respectifs. Or, jusques après le milieu du quatorzième siècle, les honoraires ordinaires d'un curé ou d'un prêtre gagé dans une paroisse, en Angleterre, ont été de 5 marcs d'argent (contenant environ autant d'argent que 10 livres de notre monnaie actuelle), ainsi que nous le trouvons réglé par les décrets de plusieurs con­ciles nationaux. A la même époque, il est déclaré que la paye d'un maître maçon est de 4 deniers par jour, contenant la même quantité d'argent qu'un schelling de notre monnaie actuelle, et celle d'un compagnon maçon, de 3 deniers par jour, égaux à 9 d'aujourd'hui [7]. Ainsi, les salaires de ces ouvriers, en les supposant constamment employés, étaient fort au-dessus des honoraires du curé ; et en supposant le maître maçon sans ouvrage pendant un tiers de l'année, ses salaires étaient encore aussi élevés que ces honoraires. Dans le statut de la douzième année de la reine Anne, chapitre XII, il est dit : « Qu'attendu qu'en plusieurs endroits les cures ont été mal desservies faute de fonds suffisants pour entretenir et encourager les curés, l'évêque sera autorisé à leur allouer, par acte revêtu de sa signature et de son sceau, des émoluments ou une rétribution fixe et suffisante, qui n'excède pas 50 livres, et qui ne soit pas au-dessous de 20 livres par an. » On regarde aujourd'hui 40 livres par an comme une rétribution suffisante pour un curé, et malgré cet acte du Parlement, il y a beaucoup de cures au-dessous de 20 livres. Or, il y a à Londres des cordonniers à la journée qui gagnent 40 livres par an, et il n'y a presque pas un ouvrier laborieux, de quelque genre que ce soit, dans cette capitale, qui n'en gagne plus de 20. Cette dernière somme n'excède même pas ce que gagnent très souvent de simples manœu­vres dans plusieurs paroisses de campagne, Toutes les fois que la loi a cherché à régler les salaires des ouvriers, c'est toujours pour les faire baisser plutôt que pour les élever; mais en maintes occasions la loi a tâché d'élever les honoraires des curés, en obligeant les recteurs des paroisses, pour maintenir la dignité de l'Église, à leur donner quelque chose de plus que la misérable subsistance qu'ils se seraient volon­tiers soumis à accepter. Dans l'un comme dans l'autre cas, la loi a également manqué son but, et elle n'a jamais eu le pouvoir d'élever le salaire des curés, non plus que d'abaisser celui des ouvriers jusqu'au degré qu'elle s'était proposé, parce qu'elle n'a jamais pu empêcher que les premiers, vu leur état d'indigence et la multitude des concurrents, ne consentissent à accepter moins que la rétribution fixée par la loi ; ni que les autres, vu la concurrence contraire de ceux qui trouvent leur profit et leur plaisir à les employer, ne reçussent davantage.

 

Les grands bénéfices et les autres honneurs ecclésiastiques soutiennent la dignité de l'Église, malgré la chétive condition de ses membres inférieurs. La considération que l'on porte à cette profession, même pour ces derniers, dédommage de la modicité de leur récompense pécuniaire. En Angleterre et dans tous les pays catholiques ro­mains, la chance de fortune dans l'Église est, en réalité, plus avantageuse qu'il ne le faut. Il suffit de l'exemple des Églises d'Écosse, de Genève et de plusieurs autres de la communion protestante, pour nous convaincre que dans une profession aussi recom­mandable, où l'on a tant de facilité pour se procurer l'éducation nécessaire, la seule perspective de bénéfices beaucoup plus modiques attirerait dans les ordres sacrés un nombre suffisant d'hommes instruits, bien nés et respectables.

 

Si l'on élevait proportionnellement une aussi grande quantité de personnes aux frais du public, dans les professions où il n'y a pas de bénéfices, telles que le droit et la médecine, la concurrence y serait bientôt si grande, que la récompense pécuniaire baisserait considérablement : personne alors ne voudrait prendre la peine de faire élever son fils à ses dépens dans l'une ou l'autre de ces professions. Elles seraient aban­données uniquement à ceux qui y auraient été préparés par cette espèce de chari­té publique, et ces deux professions, aujourd'hui si honorées, seraient tout à fait dé­gra­­dées par la misérable rétribution dont ces élèves si nombreux et si indigents se verraient, en général, forcés de se contenter.

 

La classe d'hommes peu fortunés qu'on appelle communément gens de lettres est à peu près dans la même position que celle où se trouveraient probablement les juri­consultes et les médecins, dans la supposition ci-dessus. La plupart d'entre eux, dans toutes les parties de l'Europe, ont été élevés pour l'Église, mais ils ont été détournés, par différentes raisons, d'entrer dans les ordres. lis ont donc, en général, reçu leur édu­cation aux frais du publie, et leur nombre est partout trop grand pour que le prix de leur travail ne soit pas réduit communément à la plus mince rétribution.

 

Avant l'invention de l'imprimerie, les gens de lettres n'avaient d'autre emploi, pour tirer parti de leurs talents, que celui d'enseigner publiquement, ou de communiquer a d'autres les connaissances utiles et curieuses qu'ils avaient acquises ; et cet emploi est encore assurément plus utile, plus honorable et même, en général, plus lucratif que celui d'écrire pour des libraires, emploi auquel l'imprimerie a donné naissance. Le temps et l'étude, le talent, le savoir et l'application nécessaires pour former un profes­seur distingué dans les sciences sont au moins équivalents à ce qu'en possèdent les premiers praticiens en médecine et en jurisprudence; mais la rétribution ordinaire d'un savant professeur est, sans aucune proportion, au-dessous de celle d'un bon avocat ou d'un bon médecin, parce que la profession du premier est surchargée d'une foule d'indigents qui ont été instruits aux dépens du public, tandis que dans les deux autres il n'y a que très peu d'élèves qui n'aient pas fait eux-mêmes les frais de leur éducation. Cependant, toute faible qu'elle est, la récompense ordinaire des professeurs publics et particuliers serait indubitablement beaucoup au-dessous même de ce qu'elle est, s'ils ne se trouvaient débarrassés de la concurrence de cette portion plus indigente encore de gens de lettres qui écrivent pour avoir du pain. Avant l'invention de l'imprimerie, étudiant et mendiant étaient, à ce qu'il semble, des termes à peu près synonymes, et il paraît qu'avant cette époque les différents recteurs des universités ont souvent accordé à leurs écoliers la permission de mendier.

 

Dans l'Antiquité, où l'on n'avait aucun de ces établissements charitables destinés à élever des personnes indigentes dans les professions savantes, les professeurs étaient, à ce qu'il semble, bien plus richement récompensés. Isocrate, dans son Discours contre les sophistes, reproche aux professeurs de son temps leur inconséquence. « Ils font à leurs écoliers, dit-il, les promesses les plus magnifiques; ils se chargent de leur enseigner à être sages, à être heureux, à être justes, et en retour d'un service d'une telle importance, ils stipulent une misérable récompense de 4 ou 5 mines. Ceux qui ensei­gnent la sagesse, continue-t-il, devraient certainement être sages eux-mêmes; cepen­dant, si l'on voyait un homme vendre à si bas prix une telle marchandise, il serait convaincu de la folie la plus manifeste. » Sans doute, il n'entend pas ici exagérer le montant de la rétribution, et nous pouvons être bien sûrs qu'elle n'était pas moindre qu'il ne la représente. Quatre mines étaient égales à 13 livres 6 sous 8 deniers; 5 mi­nes, à 16 livres 13 sous 4 deniers; ainsi, il faut que, dans ce temps, on ne payât guère moins que la plus forte de ces deux sommes aux premiers professeurs d'Athènes. Isocrate lui-même exigeait de chacun de ses élèves 10 mines, ou 33 livres 6 sous 8 deniers. Quand il enseignait à Athènes, on dit qu'il avait une centaine d'écoliers. J'entends par là le nombre auquel il enseignait à la fois, ou ceux qui assistaient à ce que nous appellerions un cours de leçons, et ce nombre ne paraîtra pas extraordinaire dans une si grande ville pour un professeur aussi célèbre, et qui enseignait celle de toutes les sciences qui était alors le plus en vogue, la rhétorique. Il faut donc que chacun de ses cours lui ait valu 1000 mines, ou 3 333 livres 6 sous 8 deniers. Aussi, Plutarque nous dit-il ailleurs que 1000 mines étaient son didactron ou le revenu ordi­naire de son école. Beaucoup d'autres grands professeurs de ces temps-là paraissent avoir fait des fortunes considérables. Gorgias fit présent au temple de Delphes de sa propre statue en or massif; cependant il ne faut pas, à ce que je crois, la supposer de grandeur naturelle. Son genre de vie, aussi bien que celui d'Hippias et de Protagoras, deux autres professeurs distingués du même temps, nous est représenté par Platon comme d'un luxe qui allait jusqu'à l'ostentation. On dit que Platon lui-même vivait d'une manière très somptueuse. Aristote, après avoir été le précepteur d'Alexandre et avoir été magnifiquement récompensé, comme chacun sait, tant par ce prince que par Philippe, trouva que les leçons de son école valaient bien encore la peine qu'il revînt à Athènes pour les reprendre. Les professeurs des sciences étaient probablement moins communs à cette époque qu'ils ne le devinrent un siècle ou deux après, lorsque la concurrence eut sans doute diminué le prix de leur travail et l'admiration qu'on avait pour leurs personnes. Cependant, les premiers d'entre eux paraissent toujours avoir joui d'un degré de considération bien supérieur à tout ce que pourrait espérer aujour­d'hui un homme de cette profession. Les Athéniens envoyèrent en ambassade solen­nelle à Rome Carnéade l'académicien et Diogène le stoïcien ; et quoique leur ville fût alors déchue de sa première grandeur, c'était encore une république considérable et indépendante. Carnéade, d'ailleurs, était Babylonien de naissance; et comme jamais aucun peuple ne se montra plus jaloux que les Athéniens d'écarter les étrangers des emplois publics, il faut que leur considération pour lui ait été très grande.

 

En somme, cette inégalité est peut-être plus avantageuse que nuisible au public. Elle tend bien à dégrader un peu la profession de ceux qui s'adonnent à l'enseigne­ment; mais ce léger inconvénient est à coup sûr grandement contre-balancé par l'avan­tage qui résulte du bon marché de l'éducation littéraire. Cet avantage serait encore d'une bien autre importance pour le public, si la constitution des collèges et des maisons d'éducation était plus raisonnable qu'elle ne l'est aujourd'hui dans la plus grande partie de l'Europe.

 

 

 

Troisièmement, la police des pays de l'Europe, en gênant la libre circulation du travail et des capitaux, tant d'un emploi à un autre que d'un lieu à un autre, occasionne en certains cas une inégalité fort nuisible dans la somme totale des avantages de leurs différents emplois.

 

Les statuts d'apprentissage gênent la libre circulation du travail d'un emploi à un autre, même dans le même lieu. Les privilèges exclusifs des corporations la gênent d'un lieu à un autre, même dans le même emploi.

 

Il arrive fréquemment que, tandis que des ouvriers gagnent de gros salaires dans une manufacture, ceux d'une autre sont obligés de se contenter de la simple subsis­tance. L'une sera dans un état d'avancement et, par conséquent, demandera sans cesse de nouveaux bras; l'autre sera dans un état de décadence, et les bras y devien­dront de plus en plus surabondants. Ces deux manufactures seront quelquefois dans la même ville, quelquefois dans le même voisinage, sans pouvoir se prêter l'une à l'autre la moindre assistance. L'obstacle qui s'y oppose peut résulter de la loi d'apprentissage dans un cas ; il peut résulter, dans l'autre, et de cette loi et de l'institution des corpo­rations exclusives. Cependant, dans plusieurs manufactures différentes, les opérations ont tant d'analogie, que les ouvriers pourraient aisément changer de métier les uns avec les autres, si ces lois absurdes n'y mettaient empêchement. Par exemple, l'art de tisser la toile unie et celui de tisser les étoffes de soie sont presque entièrement la même chose. Celui de tisser la laine en uni est un peu différent; mais la différence est si peu de chose, qu'un tisserand, soit en toile, soit en soie, y deviendrait en quelques jours un ouvrier passable. Si l'une de ces trois manufactures capitales venait à dé­choir, les ouvriers pourraient trouver une ressource dans l'une des deux autres qui serait dans un état de prospérité et, de cette manière, leurs salaires ne pourraient ja­mais s'élever trop haut dans l'industrie en progrès, ni descendre trop bas dans l'industrie en décadence. A la vérité, les manufactures de toile, en Angleterre, par un statut particulier, sont ouvertes à tout le monde; mais, comme ce genre n'est pas très cultivé dans une grande partie du pays, il ne peut pas fournir une ressource générale aux ouvriers des autres manufactures en déclin; partout où la loi de l'apprentissage est en vigueur, ces ouvriers n'ont donc d'autre parti à prendre que de se mettre à la charge de la paroisse, ou de travailler comme simples manœuvres, ce à quoi ils sont bien moins propres, par leurs habitudes, qu'à tout autre genre d'industrie qui aurait quelque rapport avec leur métier; aussi, en général, ils préfèrent se mettre à la charge de la paroisse.

 

Tout ce qui gêne la libre circulation du travail d'un emploi à un autre gêne pareil­lement celle des capitaux, la quantité de fonds qu'on peut verser dans une branche de commerce dépendant beaucoup de celle du travail qui peut y être employé. Cepen­dant, les lois des corporations apportent moins d'obstacles à la libre circulation des capitaux d'un lieu à un autre, qu'à celle du travail. Partout un riche marchand trouvera plus de facilité pour obtenir le privilège de s'établir dans une ville de corporation, qu'un pauvre artisan pour avoir la permission d'y travailler.

 

 

 

La gêne que les lois des corporations apportent à la libre circulation du travail est, je pense, commune à tous les pays de l'Europe ; celle qui résulte des lois sur les pau­vres est, d'autant que je puis le savoir, particulière à l'Angleterre. Elle vient de la diffi­culté qu'un homme pauvre trouve à obtenir un domicile (settlement), ou même la permission d'exercer son industrie dans une autre paroisse que celle à laquelle il appartient. Les lois des corporations ne gênent que la libre circulation du travail des artisans et ouvriers de manufacture seulement; la difficulté d'obtenir un domicile gêne jusqu'à la circulation du travail de simple manœuvre. Il ne sera pas hors de propos de donner à ce sujet quelques éclaircissements sur l'origine, le progrès et l'état actuel de ce mal, l'un des plus fâcheux peut-être de l'administration de l'Angleterre.

 

Lors de la destruction des monastères, quand les pauvres furent privés des secours charitables de ces maisons religieuses, après quelques tentatives infructueuses pour leur soulagement, le statut de la quarante-troisième année d'Élisabeth, chapitre II, ré­gla que chaque paroisse serait tenue de pourvoir à la subsistance de ses pauvres, et qu'il y aurait des inspecteurs des pauvres établis annuellement, lesquels, conjointe­ment avec les marguilliers, lèveraient, par une taxe paroissiale, les sommes suffi­san­tes pour cet objet.

 

Ce statut imposa à chaque paroisse l'obligation indispensable de pourvoir à la subsistance de ses pauvres. Ce fut donc une question de quelque importance, de sa­voir quels étaient les individus que chaque paroisse devait regarder comme ses pauvres. Après quelques variations, cette question fut enfin décidée dans les treizième et quatorzième années de Charles II, où il fut statué qu'une résidence non contestée de quarante jours ferait acquérir le domicile dans une paroisse, mais que, pendant ce terme, deux juges de paix pourraient, sur la réclamation des marguilliers ou inspec­teurs des pauvres, renvoyer tout nouvel habitant à la paroisse sur laquelle il était légalement établi en dernier lieu, à moins que cet habitant ne tînt à loyer un bien de 10 livres de revenu annuel, ou bien qu'il ne fournît, pour la décharge de la paroisse où il était actuellement résident, une caution fixée par ces juges.

 

On dit que ce statut donna lieu à quelques fraudes, les officiers de paroisse ayant quelquefois engagé par connivence leurs propres pauvres à aller clandestinement dans une autre paroisse, et à s'y tenir cachés pendant les quarante jours pour y gagner le domicile, à la décharge de la paroisse à laquelle ils appartenaient réellement. En consé­quence, il fut établi par le statut de la première année de Jacques II, que les qua­rante jours de résidence non contestée exigés pour gagner le domicile ne commen­ce­raient à courir que du jour où le nouveau résident aurait donné à l'un des marguilliers ou inspecteurs de la paroisse où il venait habiter, une déclaration par écrit du lieu de sa demeure et du nombre d'individus dont sa famille était composée.

 

Mais les officiers de paroisse, à ce qu'il paraît, furent quelquefois aussi peu scru­puleux à l'égard de leurs propres paroisses qu'à l'égard des autres paroisses, et ils prêtèrent la main à ces intrusions en recevant la déclaration, sans faire ensuite aucune des démarches qu'il convenait de faire. En conséquence, comme on supposa que chaque habitant avait intérêt d'empêcher, autant qu'il était en lui, l'admission de ces intrus qui augmentaient la charge de la paroisse, le statut de la troisième année de Guillaume III ajouta aux précédentes dispositions, que le terme de quarante jours de résidence ne courrait que de la date de la publication faite le dimanche à l'église, immédiatement après le service divin, de la déclaration donnée par écrit.

 

« Après tout, dit le docteur Burn, cette espèce de domicile, par une résidence de quarante jours continuée après la publication de la déclaration par écrit, s'obtient fort rarement, et le but de la loi est bien moins de faire gagner les droits de domicile que d'annuler ceux des personnes qui s'introduisent clandestinement dans une paroisse; car donner une déclaration, c'est seulement mettre la paroisse dans la nécessité de vous renvoyer. Mais lorsque la position de la personne est telle qu'il est incertain si elle est actuellement dans le cas de renvoi ou non, en donnant sa déclaration elle forcera la paroisse ou à lui accorder le domicile sans contestation, en lui laissant continuer ses quarante jours, ou à faire juger la chose en lui signifiant son renvoi. »

 

Ainsi, ce statut rendit à peu près impraticable pour les pauvres l'ancienne voie de gagner le domicile par quarante jours d'habitation. Mais, pour ne pas paraître ôter tout à fait aux gens d'une paroisse la possibilité de jamais s'établir tranquillement sur une autre, ce statut ouvrit quatre autres voies par lesquelles on pourrait gagner le domicile sans déclaration par écrit ni publication. La première fut d'être porté sur les rôles de la paroisse et de payer la taxe; la deuxième, d'être élu à un des emplois annuels de la paroisse et de l'exercer pendant un an; la troisième, de faire son temps d'apprentissage dans la paroisse; la quatrième, d'y être engagé pour servir un an, et de rester au même service pendant tout ce temps.

 

Ce n'est qu'un acte public de la paroisse entière qui peut faire gagner le domicile par les deux premières voies; en effet, lorsqu'un nouveau venu n'a que son travail pour subsister, la paroisse connaît trop les conséquences qui en résulteraient, pour consentir à l'adopter, soit en l'imposant aux taxes paroissiales, soit en le nommant à un office.

 

Un homme marié ne peut guère gagner le domicile par les deux dernières voies. Un apprenti est presque toujours garçon, et il est expressément statué qu'aucun do­mes­tique marié ne pourra gagner le domicile en s'engageant pour un an au service de quelqu'un. Le principal effet qu'ait produit l'introduction de cette voie de gagner le domicile par service a été de détruire en grande partie l'ancienne méthode de louer les domestiques pour une année, méthode auparavant si ordinaire en Angleterre que, même encore aujourd'hui, quand il n'y a pas de terme particulier de convenu, la loi suppose que tout domestique est loué pour l'année. Mais les maîtres ne sont pas tou­jours dans l'intention de donner le domicile à leurs domestiques en les louant de cette manière; et les domestiques, de leur côté, ne sont pas non plus toujours d'avis de se louer ainsi, parce que, le dernier domicile emportant déchéance de tous les précé­dents, ils pourraient perdre par là leur domicile originaire dans le lieu de leur nais­sance, ou de celui où résident leurs parents et leur famille.

 

Il est bien évident qu'un ouvrier indépendant, soit manœuvre, soit artisan, ne voudra jamais gagner le domicile par apprentissage ni par service. Aussi, quand un de ces ouvriers venait porter son industrie dans une nouvelle paroisse, il était sujet, quelque bien portant et laborieux qu'il pût être, à être renvoyé, selon le bon plaisir d'un marguillier ou d'un inspecteur, à moins qu'il ne tint un loyer de 10 livres par année, chose impossible à un ouvrier qui n'a que son travail pour vivre, ou bien qu'il ne pût fournir pour la décharge de la paroisse une caution, à l'arbitrage de deux juges de paix. Le montant de cette caution est, à la vérité, laissé entièrement à leur pruden­ce, mais ils ne peuvent guère l'exiger au-dessous de 30 livres, puisqu'il a été statué que l'acquisition, même en pleine propriété, d'un bien valant moins de 30 livres, ne pourrait faire gagner le domicile, cette somme n'étant pas suffisante pour la décharge de la paroisse. Or, c'est encore une caution que ne pourrait presque jamais fournir un homme vivant de son travail, et très souvent on en exige une beaucoup plus forte.

 

Pour rétablir donc en quelque sorte la libre circulation du travail, que ces diffé­rents statuts avaient presque totalement détruite, on imagina les certificats. Dans les huitième et neuvième années de Guillaume III, il fut statué que lorsqu'une personne aurait obtenu de la paroisse où elle avait son dernier domicile légal un certificat signé des marguilliers et inspecteurs des pauvres, et approuvé par deux juges de paix, tout autre paroisse serait tenue de la recevoir; qu'elle ne pourrait être renvoyée sur le simple prétexte qu'elle était dans le cas de devenir à la charge de la paroisse, mais seulement pour le fait d'y être actuellement à charge, auquel cas la paroisse qui avait accordé le certificat serait tenue de rembourser tant la subsistance du pauvre que les frais de son renvoi. Et à l'effet de donner à la paroisse, sur laquelle le porteur d'un tel certificat venait demeurer, la sûreté la plus complète, il fut réglé de plus, par le même statut, que ce porteur de certificat ne pourrait y gagner le domicile par quelque voie que ce fût, excepté celle de tenir un loyer de 10 livres par an, ou de remplir person­nellement, pendant une année entière, un des offices annuels de la paroisse; en consé­quence, cette personne ne pouvait pas gagner le domicile par déclaration, ni par service, ni par apprentissage, ni par le payement des taxes. Il fut même encore statué, dans la douzième année de la reine Anne, statut 1er, chap. XVIII, que les domestiques et les apprentis du porteur d'un tel certificat ne pourraient gagner aucun droit de domicile dans la paroisse où celui-ci demeurerait à la faveur de ce certificat.

 

Une observation fort judicieuse du docteur Burn peut nous apprendre jusqu'à quel point l'invention des certificats a rétabli cette libre circulation du travail, presque entièrement anéantie par les statuts précédents. « Il est évident, dit-il, qu'il y a plu­sieurs bonnes raisons pour exiger des certificats des personnes qui viennent s'établir dans un endroit : d'abord, c'est afin que celles qui résident à la faveur de ces certificats ne puissent gagner le domicile, ni par apprentissage, ni par service, ni par déclaration, ni par le payement des taxes; c'est afin qu'elles ne puissent donner le domicile ni à leurs apprentis, ni à leurs domestiques; c'est afin que, si elles deviennent à la charge de la paroisse, on sache où on doit les renvoyer, et que la paroisse soit remboursée de la dépense du renvoi et de celle de leur subsistance pendant ce temps; enfin, que si elles tombent malades de manière à ne pouvoir être transportées, la paroisse qui a donné le certificat soit tenue de les entretenir ; toutes choses qui ne pourraient avoir lieu sans la formalité du certificat. Ces raisons, d'un autre côté, seront à proportion tout aussi puissantes pour empêcher les paroisses d'accorder des certificats dans les cas ordinaires ; car il y a une chance infiniment plus qu'égale pour que les porteurs de leurs certificats leur reviennent, et encore dans une condition pire. » Le sens de cette observation, à ce qu'il semble, c'est que la paroisse où un homme pauvre vient demeurer devrait toujours exiger le certificat, et que celle qu'il se propose de quitter ne devrait presque jamais en accorder. « Il y a quelque chose de révoltant dans cette institution », dit encore ce judicieux auteur, dans son Histoire de la législation des pauvres, « c'est d'attribuer à un officier de paroisse le pouvoir de tenir ainsi un hom­me, pour toute sa vie, dans une espèce de prison, quelque inconvénient qu'il puisse y avoir pour lui à rester dans l'endroit où il aura eu le malheur de gagner ce qu'on appelle un domicile, ou quelque avantage qu'il puisse trouver à aller vivre ailleurs. »

 

Quoiqu'un certificat n'emporte avec soi aucune attestation de bonne conduite et ne certifie autre chose, sinon que la personne appartient à la paroisse à laquelle elle appartient réellement, cependant il est absolument laissé à l'arbitraire des officiers de paroisse de l'accorder ou de le refuser. On demanda une fois, dit le docteur Burn, une ordonnance de Mandamus pour enjoindre à des marguilliers et inspecteurs de signer un certificat; mais la requête fut rejetée par la cour du banc du roi, comme une prétention très étrange.

 

C'est probablement aux obstacles qu'un pauvre ouvrier trouve, dans la loi du do­mi­cile, à porter son industrie d'une paroisse à une autre sans l'aide d'un certificat, qu'il faut attribuer cette inégalité si forte qu'on remarque fréquemment en Angleterre dans les prix du travail, à des endroits assez peu distants l'un de l'autre. Un ouvrier garçon qui est bien portant et laborieux pourra quelquefois résider, par tolérance, sans cette formalité; mais un homme ayant femme et enfants, qui se risquerait à le faire, serait sûr, dans la plupart des paroisses, d'être renvoyé et, en général, il en serait de même du garçon s'il venait par la suite à se marier; ainsi, la disette de bras dans une paroisse ne peut pas toujours être soulagée par la surabondance dans une autre, comme cela se fait constamment en Écosse et, je présume, dans tous les pays où il n'existe pas d'entraves à la liberté de s'établir. Dans ces pays-là, quoique les salaires s'y élèvent quelquefois un peu dans le voisinage des grandes villes et partout ailleurs où il y a demande extraordinaire de travail, ils baissent ensuite par degrés à mesure que la distance de ces endroits vient à augmenter, jusqu'à ce qu'ils retombent au taux ordi­nai­re des campagnes; mais nous n'y rencontrons jamais ces différences tranchantes et inexplicables que nous remarquons quelquefois dans les salaires de deux places voisines en Angleterre, où les barrières artificielles d'une paroisse sont bien plus difficiles à franchir pour un pauvre ouvrier, que des limites naturelles, telles qu'un bras de mer ou une chaîne de montagnes qui forment ailleurs une démarcation très sensible entre les différents taux des salaires.

 

C'est un attentat manifeste contre la justice et la liberté naturelles, que de renvoyer un homme qui n'est coupable d'aucun délit de la paroisse où il choisit de demeurer; cependant le peuple, en Angleterre, qui est si jaloux de sa liberté, mais qui, comme le peuple de la plupart des autres pays, n'entend jamais bien en quoi elle consiste, est resté, déjà depuis plus d'un siècle, assujetti à cette oppression sans y chercher de remède. Quoique les gens sages se soient aussi quelquefois plaints de la loi du domi­cile comme d'une calamité publique, néanmoins elle n'a jamais été l'objet d'une réclamation universelle du peuple, comme celle qu'ont occasionnée les warrants généraux; pratique sans contredit très abusive, mais qui pourtant ne peut donner lieu à une oppression générale; tandis qu'on peut affirmer qu'il n'existe pas en Angleterre un seul pauvre ouvrier, parvenu à l'âge de quarante ans, qui n'ait eu à éprouver, dans un moment ou dans un autre de sa vie, des effets excessivement durs de cette oppressive et absurde loi du domicile.

 

 

Je terminerai ce long chapitre en observant que s'il a été d'usage anciennement de fixer le taux des salaires, d'abord par des lois générales qui s'étendaient sur la totalité du royaume, et ensuite par des ordonnances particulières des juges de paix pour chaque comté particulier, aujourd'hui ces deux pratiques sont tout à fait tombées en désuétude. « Après une expérience de plus de quatre cents ans, dit le docteur Burn, il est bien temps enfin de ne plus se tourmenter pour assujettir à des règlements précis ce qui, par sa nature, ne paraît être susceptible d'aucune exacte limitation; car s'il fallait que toutes les personnes reçussent des salaires égaux dans le même genre de travail, il n'y aurait plus d'émulation, et ce serait fermer la voie à l'industrie et au talent. »

 

Toutefois, on essaye encore de temps à autre, dans des actes du Parlement, de fixer le taux des salaires dans quelques métiers et dans quelques endroits particuliers; ainsi, le statut de la huitième année de Georges III défend, sous de graves peines, à tous maîtres tailleurs à Londres et à cinq milles à la ronde, de donner à leurs ouvriers, et à ceux-ci d'accepter plus de 2 s. 7 d. et demi par jour, excepté en cas de deuil public. Toutes les fois que la législature essaye de régler les démêlés entre les maîtres et leurs ouvriers, ce sont toujours les maîtres qu'elle consulte; aussi, quand le règle­ment est en faveur des ouvriers, il est toujours juste et raisonnable; mais il en est quelquefois autrement quand il est en faveur des maîtres : ainsi, la loi qui oblige les maîtres, dans plusieurs métiers, à payer leurs ouvriers en argent et non en denrées, est tout à fait juste et raisonnable, elle ne fait aucun tort aux maîtres; elle les oblige seulement à payer en argent la même valeur que celle qu'ils prétendaient payer, mais qu'ils ne payaient pas toujours réellement, en marchandises. Cette loi est en faveur des ouvriers, mais celle de la huitième année de Georges III est en faveur des maîtres. Quand les maîtres se concertent entre eux pour réduire les salaires de leurs ouvriers, ordinairement ils se lient, par une promesse ou convention secrète, à ne pas donner plus que tel salaire, sous une peine quelconque. Si les ouvriers faisaient entre eux une ligue contraire de la même espèce, en convenant, sous certaines peines, de ne pas accepter tel salaire, la loi les en punirait très sévèrement. Si elle agissait avec impar­tialité, elle traiterait les maîtres de la même manière; mais le statut de la huitième année de Georges Ill donne force de loi à cette taxation que les maîtres cherchaient quelquefois à établir par des ligues secrètes. Les plaintes des ouvriers semblent par­fai­tement bien fondées, quand ils disent que ce statut met l'ouvrier le plus habile et le plus laborieux sur le même pied qu'un ouvrier ordinaire.

 

Il était aussi d'usage, dans les anciens temps, de chercher à borner les profits des marchands et autres vendeurs, en taxant le prix des vivres et de quelques autres marchandises. La taxe du pain est, autant que je sache, le seul vestige qui reste de cet ancien usage. Partout où il existe une corporation exclusive, il est peut-être à propos de régler le prix des choses de première nécessité; mais où il n'y en a point, la concur­rence le réglera bien mieux que toutes les taxes possibles. La méthode établie par le statut de la trente-unième année de Georges II, pour régler le prix du pain, ne peut se pratiquer en Écosse, à cause d'une omission à la loi, son exécution dépendant de l'office de clerc du marché, qui n'existe pas dans ce pays. On ne remédia à cette omission qu'à la troisième année de Georges III. Le défaut de taxe n'occasionna pas d'inconvénient remarquable, et son établissement, dans un petit nombre d'endroits où elle eut lieu, ne produisit aucun avantage sensible. Il y a pourtant, dans la plus grande partie des villes d'Écosse, une corporation de boulangers qui réclame des privilèges exclusifs, mais ceux-ci ne sont pas, au reste, très sévèrement observés.

 

J'ai déjà remarqué que la proportion entre les taux différents, tant des salaires que des profits, dans les divers emplois du travail et des capitaux, ne paraissait pas être beaucoup affectée par l'état de richesse ou de pauvreté de la société, par son état crois­sant, stationnaire ou décroissant. Ces révolutions dans la propriété publique ont bien une influence générale sur l'universalité des salaires et des profits; mais, en définitive, cette influence agit également sur tous, quels que soient les différents emplois. Ainsi, la proportion qui règne entre eux subsiste toujours la même, et aucune de ces révolutions ne doit guère y apporter de changements, au moins pour un temps considérable.


 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre XI

 

DE LA RENTE DE LA TERRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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La Rente (Rent) considérée comme le prix payé pour l'usage de la terre, est natu­rel­lement le prix le plus élevé que le fermier est en état de payer, dans les circonstan­ces où se trouve la terre pour le moment. Lors de la stipulation des clauses du bail, le propriétaire fait tout ce qu'il peut pour ne lui laisser d'autre part dans le produit que celle qui est nécessaire pour remplacer le capital qui fournit la semence, paye le travail, achète et entretient les bestiaux et autres instruments de labourage, et pour lui donner, en outre, les profits ordinaires que rendent les fermes dans le canton. Cette part est évidemment la plus petite dont le fermier puisse se contenter sans être en perte, et le propriétaire entend rarement lui en laisser davantage. Tout ce qui reste du produit ou de son prix, ce qui est la même chose, au-delà de cette portion, quel que puisse être ce reste, le propriétaire tâche de se le réserver comme rente de sa terre; ce qui est évidemment la rente la plus élevée que le fermier puisse payer, dans l'état ac­tuel de la terre. Quelquefois, à la vérité, par générosité, et plus souvent par ignoran­ce, le propriétaire consent à recevoir quelque chose de moins que ce surplus, et quel­quefois aussi, quoique plus rarement, le fermier se soumet par ignorance à payer quel­que chose de plus que ce reste, ou se contente de quelque chose de moins que les profits ordinaires des fermes du canton. Néanmoins, ce surplus peut toujours être regardé comme la rente naturelle de la terre, ou la rente moyennant laquelle on peut naturellement penser que seront louées la plupart des terres.

 

On pourrait se figurer que la Rente de la terre n'est souvent autre chose qu'un Profit et un Intérêt raisonnable du capital que le propriétaire a employé à l'améliora­tion de la terre. Sans doute, il y a des circonstances où la rente pourrait être regardée en partie comme telle; car il ne peut presque jamais arriver que cela ait lieu pour plus que pour une partie. Le propriétaire exige une rente même pour la terre non amélio­rée, et ce qu'on pourrait supposer être un intérêt ou profit des dépenses d'amélioration n'est, en général, qu'une addition à cette rente primitive. D'ailleurs, ces améliorations ne sont pas toujours faites avec les fonds du propriétaire, mais quelquefois avec ceux du fermier; cependant, quand il s'agit de renouveler le bail, le propriétaire exige ordi­nai­rement la même augmentation de rente que si toutes ces améliorations eussent été faites de ses propres fonds.

 

Il exige quelquefois une rente pour ce qui est tout à fait incapable d'être amélioré par la main des hommes. La salicorne est une espèce de plante marine qui donne, quand elle est brûlée, un sel alcalin dont on se sert pour faire du verre, du savon, et pour plusieurs autres usages; elle croît en différents endroits de la Grande-Bretagne, particulièrement en Écosse, et seulement sur des rochers situés au-dessous de la haute marée, qui sont, deux fois par jour, couverts par les eaux de la mer, et dont le produit, par conséquent, n'a jamais été augmenté par l'industrie des hommes. Cependant, le propriétaire d'un domaine borné par un rivage où croît cette espèce de salicorne en exige une rente tout aussi bien que de ses terres à blé.

 

Dans le voisinage des îles de Shetland, la mer est extraordinairement abondante en poisson, ce qui fait une grande partie de la subsistance des habitants; mais, pour tirer parti du produit de la mer, il faut avoir une habitation sur la terre voisine. La rente du propriétaire est en proportion, non de ce que le fermier peut tirer de la terre, mais de ce qu'il peut tirer de la terre et de la mer ensemble. Elle se paye partie en poisson, et ce pays nous offre un de ces exemples, très peu communs, où la rente cons­titue une des parties du prix de cette espèce de denrée.

 

La rente de la terre, considérée comme le prix payé pour l'usage de la terre, est donc naturellement un prix de monopole. Il n'est nullement en proportion des amélio­rations que le propriétaire peut avoir faites sur sa terre, ou de ce qu'il lui suffirait de prendre pour ne pas perdre, mais bien de ce que le fermier peut consentir à donner.

 

On ne peut porter ordinairement au marché que les parties seulement du produit de la terre dont le prix ordinaire suffit à remplacer le capital qu'il faut employer pour les y porter, et les profits ordinaires de ce capital. Si le prix ordinaire est plus que suffisant, le surplus en ira naturellement à la rente de la terre. S'il n'est juste que suffi­sant, la marchandise pourra bien être portée au marché, mais elle ne pourra fournir une rente au propriétaire. Le prix sera-t-il ou ne sera-t-il pas plus que suffisant ? C'est ce qui dépend de la demande.

 

Il y a certaines parties du produit de la terre dont la demande doit toujours être telle, qu'elles rapporteront un prix plus élevé que ce qui suffit pour les faire venir au marché; il en est d'autres dont la demande peut être alternativement telle, qu'elles rap­por­tent ou ne rapportent pas ce prix plus fort que le prix suffisant. Les premières doi­vent toujours fournir de quoi payer une rente au propriétaire; les dernières quelquefois suffiront à l'acquittement d'une rente, et d'autre fois non, suivant la différence des circonstances.

 

Il faut donc observer que la rente entre dans la composition du prix des mar­chandises d'une tout autre manière que les salaires et les profits. Le taux élevé ou bas des salaires et des profits est la cause du prix élevé ou bas des marchandises; le taux élevé ou bas de la rente est l'effet du prix; le prix d'une marchandise particulière est élevé ou bas, parce qu'il faut, pour la faire venir au marché, payer des salaires et des profits élevés ou bas ; mais c'est parce que son prix est élevé ou bas, c'est parce qu'il est ou beaucoup ou très peu plus, ou pas du tout plus élevé que ce qui suffit pour payer ces salaires et ces profits, que cette denrée fournit de quoi payer une forte ou une faible rente, ou ne permet pas d'en acquitter une.

 

je considérerai en particulier : - l° les parties du produit de la terre qui fournissent toujours de quoi payer une rente; - 2° celles qui peuvent quelquefois fournir de quoi en payer une, et quelquefois non ; - 3° les variations qui, dans les différentes périodes de développement des sociétés, s'opèrent naturellement dans la valeur relative de ces deux différentes sortes de produits, soit qu'on les compare l'une avec l'autre, soit qu'on les compare avec les marchandises manufacturées. Ces trois objets diviseront ce chapitre en trois sections.

 

 

 

Chapitre XI

 

Section 1. - Du produit qui fournit toujours
de quoi payer une Rente.

 

 

 

 

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Les hommes, comme toutes les autres espèces d'animaux, se multipliant naturelle­ment en proportion des moyens de subsistance, les denrées alimentaires sont toujours plus ou moins demandées. En tout temps, la nourriture pourra acheter ou commander une quantité plus ou moins grande de travail, et toujours il se trouvera des individus disposés à faire quelque chose pour la gagner. A la vérité, ce qu'elle peut acheter de travail n'est pas toujours égal à ce qu'elle pourrait faire subsister de travailleurs si elle était distribuée de la manière la plus économique, et cela à cause des salaires élevés qui sont quelquefois donnés au travail. Mais elle peut toujours acheter autant de travail qu'elle peut en entretenir au taux auquel ce genre de travail est communément entretenu dans le pays.

 

Or, la terre, dans presque toutes les situations possibles, produit plus de nourriture que ce qu'il faut pour entretenir tout le travail qui concourt à mettre cette nourriture au marché, et même l'entretenir de la manière la plus libérale qui ait jamais eu lieu pour ce genre de travail. Le surplus de cette nourriture est aussi toujours plus que suffisant pour remplacer avec profit le capital qui emploie ce travail. Ainsi, il reste toujours quelque chose pour donner une rente au propriétaire.

 

Les marais les plus déserts d'Écosse et de Norvège forment une espèce de pâtu­rage pour des bestiaux qui, avec leur lait et l'accroissement du troupeau, suffisent toujours, non seulement à faire subsister le travail qu'exigent leur garde et leur entre­tien, ainsi qu'à payer au fermier ou maître du troupeau les profits ordinaires de son capital, mais encore à fournir une petite rente au propriétaire. La rente augmente en proportion de la bonté du pâturage. Non seulement la même étendue de terre nourrit un plus grand nombre de bestiaux, mais comme ils sont rassemblés dans un petit espace, ils exigent moins de travail pour leur garde et pour la récolte de leur produit. Le propriétaire gagne de deux manières : par l'augmentation du produit, et par la diminution du travail qu'il faut faire subsister sur ce produit.

 

La rente varie selon la fertilité de la terre, quel que soit son produit, et selon sa situation, quelle que soit sa fertilité. La terre située dans le voisinage d'une ville don­ne une rente plus élevée qu'une terre également fertile, située dans un endroit éloi­gné de la campagne. Quoique l'une et l'autre n'exigent peut-être pas plus de travail pour leur culture, il en coûte toujours nécessairement davantage pour amener au marché le produit de la terre éloignée. Il faut donc que ce dernier produit entretienne une plus grande quantité de travail et, par conséquent, que le surplus, dont le profit du fermier et la rente du propriétaire sont tirés tous les deux, en soit d'autant diminué. Mais, com­me on l'a déjà fait voir, dans les endroits éloignés de la campagne, le taux du pro­fit est généralement plus élevé que dans le voisinage d'une grande ville. Ainsi, dans ce surplus déjà diminué, il ne doit revenir qu'une part d'autant plus petite au proprié­taire.

 

Les grandes routes bien entretenues, les canaux et les rivières navigables, en diminuant les frais de transport, rapprochent du niveau commun les parties reculées de la campagne et celles qui avoisinent la ville. Ce sont aussi, par cette raison, les plus importantes des améliorations; elles encouragent la culture des terres les plus éloi­gnées, qui forment nécessairement dans un pays la portion la plus étendue de sa surface. Elles sont avantageuses à la ville, en détruisant le monopole des campagnes situées dans son voisinage ; elles sont même avantageuses à cette dernière partie des campagnes. Si elles donnent lieu à introduire dans l'ancien marché quelques denrées rivales du produit de ces campagnes voisines, elles ouvrent aussi à ce produit plu­sieurs marchés nouveaux. Le monopole d'ailleurs est un des grands ennemis d'une bonne gestion, laquelle ne peut jamais s'établir universellement dans un pays, qu'au­tant que chacune se voit forcé, par une concurrence libre et générale, d'y avoir recours pour la défense de ses propres intérêts. Il n'y a pas plus de cinquante ans que quelques-uns des comtés voisins de Londres présentèrent au Parlement une pétition con­tre le projet d'étendre les routes entretenues aux comtés plus éloignés de la capi­tale. Ces provinces éloignées, disaientils, en conséquence du bas prix de la main-d'œuvre, pourraient vendre leurs grains et fourrages à meilleur compte que nous au marché de Londres, et par ce moyen réduiraient nos fermages et ruineraient notre cul­ture. Cependant, depuis ce temps, ces réclamants ont vu leurs fermages s'augmenter et leur culture s'améliorer.

 

Une pièce de blé, d'une fertilité médiocre, produit une beaucoup plus grande quan­­tité de nourriture pour l'homme, que la meilleure prairie d'une pareille étendue. Quoique sa culture exige plus de travail, cependant le surplus qui reste après le rem­placement de la semence et la subsistance de tout ce travail, est encore beaucoup plus considérable. Ainsi, en supposant qu'une livre de viande de boucherie ne valût jamais plus qu'une livre de pain, cet excédent plus fort serait partout d'une plus grande valeur et formerait un fonds plus abondant, tant pour le profit du fermier que pour la rente du propriétaire. C'est ce qui semble avoir eu lieu partout généralement dans les pre­miers commencements de l'agriculture.

 

Mais la valeur relative de ces deux espèces de nourriture, le pain et la viande de boucherie, est fort différente, selon les différentes périodes de l'agriculture. Dans l'enfance grossière de cet art, les terres inhabitées et sans culture, qui forment alors la majeure partie du pays, sont toutes abandonnées au bétail. Il y a plus de viande que de pain; par conséquent, le pain est la nourriture pour laquelle la concurrence est plus grande, et qui, en raison de cela, se vend à plus haut prix. Ulloa nous dit qu'à Buénos-Ayres, il y a quarante ou cinquante ans, le prix ordinaire d'un bœuf, choisi parmi un troupeau de deux ou trois cents têtes, était de 4 réaux, équivalant à 21 deniers et demi sterling. Il ne dit rien du prix du pain, sans doute parce qu'il n'y avait rien trouvé de remarquable. Un bœuf, dit-il, n'y coûte guère plus que la peine de le prendre. Mais nulle part le blé ne peut croître sans une grande quantité de travail; et dans un pays situé sur les bords de la Plata, qui était alors la route directe de l'Europe aux mines d'ar­gent du Potosi, le prix pécuniaire du travail ne devait pas être à très bon marché. Il en est autrement quand la culture s'est étendue à la majeure partie du pays; il y a alors plus de pain que de viande. La concurrence prend une autre direction, et c'est le prix de la viande qui devient plus fort que celui du pain.

 

En outre, à mesure que la culture s'étend, les terres incultes deviennent insuffi­san­tes pour répondre à la demande de viande de boucherie. Une grande partie des terres cultivées est nécessairement employée à élever et à engraisser du bétail, dont il faut, par conséquent, que le prix suffise à payer, non seulement le travail de le soigner et de le garder, mais encore les profits et la rente que cette terre mise en labour aurait pu rapporter au fermier et au propriétaire. Lorsqu'on amène les bestiaux au même mar­ché, ceux qui ont été nourris au milieu des friches les plus incultes sont, à proportion du poids et de la qualité, vendus au même prix que ceux qui ont été élevés sur la terre la mieux cultivée. Les propriétaires de ces friches en profitent, et ils haussent la rente de leurs terres en proportion du prix du bétail qu'elles nourrissent. Il n'y a pas plus d'un siècle que, dans plusieurs endroits des montagnes d'Écosse, la viande de bou­cherie était à aussi bon ou à meilleur marché que le pain même de farine d'avoine. Par l'union des deux royaumes, le marché d'Angleterre a été ouvert au bétail de ces mon­ta­gnes. Leur prix ordinaire est à présent environ trois fois plus élevé qu'au commen­cement du siècle, et pendant le même temps les rentes de la plupart des biens situés dans ce pays ont triplé et quadruplé. Dans presque toute la Grande-Bretagne, une livre de la meilleure viande de boucherie vaut aujourd'hui, en général, plus de deux livres du meilleur pain blanc, et dans les années d'abondance, elle en vaut quelquefois trois ou quatre.

 

C'est ainsi que, par les progrès de l'amélioration des terres, les rentes et profits des pâtures incultes se règlent, en quelque sorte, sur les rentes et profits de celles qui sont cultivées, et celles-ci, à leur tour, sur les rentes et profits des terres à blé. Le blé est une récolte annuelle. La viande de boucherie est une récolte qui met quatre ou cinq années à croître. Or, comme une acre de terre produira une beaucoup plus petite quan­tité d'une de ces deux espèces de nourriture que l'autre,' il faut que l'infériorité de la quantité soit compensée par la supériorité du prix. S'il y avait plus que compensation, on remettrait des terres à blé en prairie; et si la compensation n'était pas obtenue, une partie des prés serait remise en terres à blé.

 

On doit cependant entendre que ce n'est que dans la plus grande partie seulement des terres cultivées d'un grand pays, que peut avoir lieu cette égalité entre les rentes et profits fournis par les prés et prairies, et ceux fournis par le blé; entre la terre dont le produit nourrit immédiatement le bétail, et celle dont le produit nourrit immé­dia­te­ment les hommes. Il y a des situations locales particulières où il en est tout à fait autrement, et où la rente et le profit que donne l'herbe des prés sont fort au-dessus de ceux que le blé pourrait rendre.

 

Ainsi, dans le voisinage d'une grande ville, la demande de lait et de fourrage con­tribue plus souvent, avec le haut prix de la viande de boucherie à élever la valeur de l'herbe des prés au-dessus de ce qu'on peut appeler sa proportion naturelle avec la valeur du blé. Il est évident que cet avantage local ne peut se communiquer aux terres situées à quelque distance.

 

Des circonstances particulières ont quelquefois rendu certains pays si peuplés, que tout le territoire, semblable à celui du voisinage d'une grande ville, n'a pu suffire à produire à la fois et le fourrage et le blé qu'exigeait la consommation. Ils ont donc par préférence employé leurs terres à la production du fourrage, comme la denrée la plus volumineuse et la plus difficile à transporter au loin ; et la nourriture de la masse du peuple, le blé, a été principalement importée des pays étrangers. Telle est à présent la situation de la Hollande, et telle semble avoir été celle d'une partie considérable de l'ancienne Italie, pendant la prospérité des Romains. Au rapport de Cicéron, Caton l'Ancien disait que le premier genre d'exploitation et le plus profitable dans une fer­me, c'était de faire d'excellents pâturages; le second, d'en faire de médiocres, et le troisième, d'en faire de mauvais. Il ne mettait le labourage qu'au quatrième rang pour le profit et l'avantage. A la vérité, dans cette partie de l'Italie, voisine de Rome, le labourage doit avoir été extrêmement découragé par les fréquentes distributions de blé qu'on y faisait au peuple, gratuitement ou à très bas prix. Ce blé était amené des provinces conquises, dont plusieurs étaient obligées de fournir à la république, par forme d'impôt, le dixième de leur produit à un prix fixe d'environ six deniers le quart de boisseau. Le bas prix auquel ce blé était distribué au peuple doit nécessairement avoir fait baisser, sur le marché de Rome, le blé qui était porté du Latium ou de l'an­cien territoire de Rome, et il doit avoir découragé dans ce pays la culture des céréales.

 

De même, dans un canton ouvert dont la production principale est le blé, une prairie bien enclose fournira souvent une plus forte rente qu'aucune pièce de blé du voisinage. Elle est utile à la subsistance du bétail employé à la culture du blé et, dans ce cas, la forte rente qu'elle rend n'est pas tant payée, à proprement parier, par la va­leur de son propre produit, que par celle des terres à blé qui sont cultivées à l'aide de ce produit. Si jamais les terres voisines venaient à être généralement encloses, il est probable que cette rente baisserait. La forte rente que rendent aujourd'hui en Écosse les terres encloses paraît être un effet de la rareté des clôtures, et il est probable qu'elle ne durera pas plus longtemps que cette rareté. L'avantage de la clôture est plus grand pour un pré que pour une terre à blé; elle épargne la peine de garder le bétail qui, d'ailleurs, se nourrit bien mieux quand il n'est pas sujet à être troublé par le berger ou par son chien.

 

Mais partout où il n'y a pas d'avantage local de ce genre, la rente et le profit que donne le blé ou tout autre végétal qui sert à la nourriture générale du peuple, doivent naturellement régler la rente et le profit que donnera une terre propre à cette produc­tion, et qui sera mise en prairie.

 

L'usage des prairies artificielles, des turneps, carottes, choux, etc., et tous les autres expédients dont on s'est avisé pour qu'une même quantité de terre pût nourrir un plus grand nombre de bestiaux que ne faisait la pâture naturelle, ont dû contribuer, à ce qu'il semble, à diminuer un peu la supériorité que le prix de la viande a natu­rel­lement sur celui du pain dans un pays bien cultivé. Aussi paraissent-ils avoir produit cet effet; et il y a quelque raison de croire, au moins pour le marché de Londres, que le prix de la viande de boucherie est aujourd'hui moins élevé proportionnellement au prix du pain qu'il ne l'était au commencement du siècle dernier.

 

 

 

Dans le Supplément à la vie du prince Henri, le docteur Birch nous a rapporté les prix auxquels ce prince payait ordinairement sa viande de boucherie. Il y est dit que les quatre quartiers d'un bœuf pesant six cents livres lui coûtaient communément 9 livres 10 schellings ou environ, ce qui fait 31 schellings 8 deniers par chaque cent livres pesant. Le prince Henri est mort le 6 novembre 1612, dans la dix-neuvième année de son âge.

 

En mars 1764, le Parlement fit une enquête sur les causes de la cherté qui régnait alors dans le prix des denrées. Entre plusieurs preuves relatives à l'objet de cette en­quê­te, un marchand de Virginie, entendu en témoignage, déclara qu'au mois de mars 1763 il avait approvisionné ses équipages en bœuf, à 24 ou 25 schellings le cent pe­sant, ce qu'il regardait comme le prix ordinaire; tandis que, dans cette année de cherté, il avait payé 27 schellings pour le même poids et la même qualité de viande. Cepen­dant, ce haut prix de 1764 est de 4 schellings 8 deniers inférieur au prix paye ordinai­rement par le prince Henri, et il faut observer qu'il n'y a que la meilleure viande qui soit propre à être salée pour ces voyages de long cours.

 

Le prix payé par le prince Henri s'élève à 3 deniers quatre cinquièmes pour cha­que livre pesant de tout le corps de la bête, en prenant l'un dans l'autre la basse viande et les morceaux de choix, et à ce compte les morceaux de choix n'auraient pas pu être vendus en détail à moins de 4 deniers et demi ou 5 deniers la livre.

 

Dans l'enquête parlementaire de 1764, les témoins établirent que les morceaux de choix du meilleur bœuf revenaient au consommateur au prix de 4 deniers et de 4 deniers un quart la livre, et la basse viande en général, de 7 farthings à 2 deniers et demi et 2 deniers trois quarts; et ils ajoutèrent que ces prix étaient généralement d'un demi-penny plus chers que les mêmes sortes de viande n'avaient été vendues habi­tu­ellement dans le mois de mars, les autres années. Or, ce haut prix lui-même est encore de beaucoup meilleur marché que ne paraît l'avoir été le prix ordinaire de la viande en détail, dans le temps du prince Henri.

 

Pendant les douze premières années du dernier siècle, le prix moyen du meilleur froment, au marché de Windsor, a été de 1 livre 18 schellings 3 deniers un sixième le quarter de neuf boisseaux de Winchester.

 

Mais dans les douze années qui ont précédé 1764, y compris cette même année, le prix moyen de la même mesure du meilleur froment au même marché a été de 2 livres 1 schelling 9 deniers et demi.

 

Ainsi, il paraît que, dans les douze premières années du dernier siècle, le froment a été bien meilleur marché, et la viande bien plus chère que dans les douze années antérieures à 1764 inclusivement.

 

Dans tous les grands pays, la majeure partie des terres cultivées est employée à produire ou de la nourriture pour les hommes, ou de la nourriture pour les bestiaux. La rente et le profit de ces terres règlent les rentes et profits de toutes les autres terres cultivées. Si quelque produit particulier fournissait moins, la terre serait bientôt remise en blé ou en prairie; et s'il y avait quelque produit qui fournît plus, on consacrerait bientôt à ce genre de produit une partie des terres à blé ou des prairies.

 

A la vérité, les genres de productions qui exigent ou une plus grande dépense pri­mitive, ou une plus grande dépense annuelle de culture, pour que la terre y soit appro­priée, paraissent ordinairement rapporter, les uns une plus forte rente, les autres un plus gros profit que le blé ou l'herbe des prés. Néanmoins, on trouvera rarement que cette supériorité aille au-delà d'un intérêt raisonnable ou d'une juste compensation de cette plus forte dépense.

 

Une houblonnière, un verger, un potager, paraissent généralement rendre, tant au propriétaire qu'au fermier, en rente et en profit, plus qu'un pré ou une pièce de blé; mais il faut aussi plus de dépense pour mettre la terre en cet état; de là il est dû une plus forte rente au propriétaire; elle exige aussi plus de soin, d'attention et d'habileté dans la culture : de là, un plus gros profit est dû au fermier; la récolte aussi est plus précaire, du moins pour le houblon et les fruits; il faut donc que le prix de cette récol­te, outre une compensation pour les pertes accidentelles, fournisse encore quelque cho­se, comme une espèce de prime d'assurance. La condition des jardiniers, bien peu aisée en général et toujours médiocre, nous prouve assez que, pour l'ordinaire, un métier aussi difficile n'est pas trop payé. Il y a tant de gens riches qui se livrent par amusement à cet art agréable, qu'il y a peu de profit à faire pour ceux qui le pratiquent pour vivre, parce que les personnes qui naturellement seraient leurs meilleurs cha­lands se procurent par elles-mêmes les productions les plus précieuses de ce genre de travail.

 

Il paraît que, dans aucun temps, l'avantage que le propriétaire retire de ces sortes d'améliorations n'a excédé ce qu'il lui fallait pour l'indemniser de la dépense qu'elles avaient originairement coûtée. Dans l'agriculture ancienne, après la vigne, c'était un potager bien arrosé, qui était, à ce qu'il semble, la partie de la ferme qu'on supposait rendre le meilleur produit. Mais Démocrite, qui écrivait sur l'agriculture, il y a environ deux mille ans, et qui était regardé par les anciens comme un des créateurs de l'art, pensait que ce n'était pas agir en homme sage que d'enclore un potager. Le profit, dit-il, n'indemniserait pas de la dépense d'un mur de pierres; et ceux de briques (je présume qu'il entend parler de briques cuites au soleil) se dégradent par la pluie et les mauvais temps de l'hiver, et exigent des réparations continuelles. Columelle, qui rapporte ce sentiment de Démocrite, ne le contredit pas, mais il indique une méthode très économique d'enclore avec une haie d'épines et de ronces, qu'il a trouvée, dit-il, par expérience, former une défense à la fois durable et impénétrable, mais qui, à ce qu'il semble, n'était guère connue du temps de Démocrite. Palladius adopte l'opinion de Columelle, qui avait été auparavant fort approuvée par Varron. Au jugement de ces anciens agriculteurs, le produit d'un jardin potager n'aurait été, à ce qu'il paraît, guère plus que suffisant pour payer les frais de la culture extraordinaire et de l'arro­sement ; car, dans ces pays méridionaux, on pensait alors, comme on le pense encore aujourd'hui, qu'il était à propos d'avoir à sa disposition un courant d'eau que l'on pût conduire dans chaque partie du jardin. Aujourd'hui, dans presque toute l'Europe, on ne juge pas qu'un potager mérite une meilleure clôture que celle indiquée par Columelle. Dans la Grande-Bretagne, et dans quelques autres pays du Nord, les bons fruits ne peuvent venir à maturité qu'à l'abri d'un mur; en conséquence, dans ces pays-là, il faut que leur prix suffise à payer la dépense de bâtir et d'entretenir ce mur sans lequel on ne les obtiendrait pas. Souvent, le mur à fruit environne le potager, qui jouit ainsi de l'avantage d'une clôture que son propre produit ne pourrait presque jamais payer.

 

 

 

C'était, à ce qu'il paraît, une maxime reconnue dans l'ancienne agriculture, comme elle l'est encore dans tous les pays vignobles, que la vigne est la partie la plus profi­table de la ferme, quand elle est plantée convenablement et amenée à sa perfec­tion ; mais quant à savoir s'il était avantageux de planter une nouvelle vigne, c'était là un sujet de controverse parmi les anciens agriculteurs d'Italie, ainsi que nous l'apprend Columelle. Comme amateur de toute culture savante, il décide en faveur de la vigne, et il tâche de démontrer, en comparant le profit et la dépense, que c'était une des amé­li­orations les plus avantageuses. Toutefois, ces sortes de comparaisons entre le profit et la dépense d'entreprises nouvelles sont ordinairement sujettes à de grandes erreurs, et en agriculture plus qu'en toute autre affaire. Si de telles plantations eussent alors donné autant de bénéfice qu'il prétend qu'elles devaient le faire, il n'y aurait pas eu matière à dispute. La même question est aussi souvent débattue aujourd'hui dans les pays vignobles. Les écrivains en économie rurale dans ces contrées, amateurs et parti­sans de la grande culture, paraissent, il est vrai, généralement disposés à décider, comme Columelle, en faveur de la vigne. Ce qui paraît favoriser encore leur opinion, ce sont les sollicitudes que se sont données en France les propriétaires des anciennes vignes, pour empêcher qu'on n'en plantât de nouvelles; ce fait semble indiquer, chez ceux qui en ont le plus l'expérience, une reconnaissance tacite que cette espèce de culture est pour le moment, dans ce pays, plus profitable qu'aucune autre. Cependant, on pourrait tirer du même fait une autre opinion, qui est que ce profit supérieur ne devrait pas survivre aux lois qui restreignent présentement la libre culture de la vigne. En 1731, ces propriétaires obtinrent un arrêt du conseil, qui défendit de planter de nouvelles vignes et de renouveler les anciennes arrachées depuis deux ans, à moins d'une permission particulière du roi, laquelle ne serait accordée que sur le rapport de l'intendant de la province, et son certificat portant que la terre, d'après l'examen, n'était susceptible d'aucune autre culture. Le prétexte de cet arrêt du conseil était la rareté du blé et des fourrages et la surabondance du vin; mais si cette surabondance eût réellement existé, elle aurait très efficacement empêché, sans le secours d'aucun arrêt du conseil, la plantation de nouvelles vignes, en réduisant les profits de ce genre d'exploitation au-dessous de leur proportion naturelle avec ceux des blés et des prairies. Et pour répondre à cette prétendue rareté de blés occasionnée par la multi­pli­cation des vignes, le blé n'est nulle part mieux cultivé en France que dans les provin­ces vignobles qui ont des terres propres à cette culture, telles que la Bourgogne, la Guyenne et le haut Languedoc. La quantité de bras qu'emploie une espèce de culture en­courage nécessairement l'autre, parce que la première fournit un marché tout prêt pour le produit de la seconde. C'est à coup sûr l'expédient le moins propre à encou­rager la culture du blé, que de diminuer le nombre de ceux qui sont en état de le payer ; c'est une politique aussi sage que celle qui voudrait donner de l'extension à l'agri­culture en décourageant les manufactures.

 

Ainsi, les rentes et profits des productions qui exigent ou de plus fortes avances primitives pour y approprier la terre, ou une plus grande dépense pour leur culture annuelle, quoique souvent fort supérieurs aux rentes et profits des blés et de l'herbe des prés, sont réglés par les rentes et profits de ces deux espèces ordinaires de récoltes, dans tous les cas où ils ne font que compenser, les avances et dépenses extra­ordinaires.

 

A la vérité, il arrive quelquefois que la quantité de terres qui peut être appropriée à une certaine production est trop petite pour répondre à la demande effective. Tout le produit en pourra alors être vendu à ceux qui sont disposés à donner quelque chose au-delà de ce qui est suffisant pour payer la totalité des rentes, salaires et profits em­ployés à le faire croître et à le mettre sur le marché, selon leurs taux naturels, ou selon les taux auxquels on les paye dans la majeure partie des terres cultivées. Dans ce cas, et dans ce seul cas, la portion restante du prix après le remboursement total des frais d'amélioration et de culture peut bien communément ne garder aucune proportion régulière avec le surplus correspondant dans le prix du blé ou de l'herbe des prés; elle peut même l'excéder à un degré presque sans bornes et la majeure partie de cet excé­dent va naturellement à la rente du propriétaire.

 

Par exemple, ce que nous avons dit de la proportion naturelle et ordinaire entre les rentes et profits que rapporte le vin et ceux que donnent le blé et l'herbe des prés, ne doit s'entendre seulement que pour ces vignes qui ne produisent autre chose qu'un bon vin ordinaire, tel qu'il en peut croître à peu près partout où il se trouve un terrain léger, pierreux ou sablonneux, un vin qui n'a d'autre qualité que de la force et de la salubrité. Ce n'est qu'avec ces sortes de vignes seulement que les terres ordinaires du pays peuvent être mises en concurrence; mais il est évident que cela ne peut avoir lieu à l'égard des vins d'une qualité particulière.

 

La vigne est, de tous les arbres à fruits, celui sur lequel la différence du terroir a le plus d'effet. Certains terroirs, à ce qu'on suppose, donnent au vin un bouquet qu'aucune espèce de culture ou de soins ne pourrait obtenir sur tout autre sol. Cet avantage, réel ou imaginaire, est quelquefois particulier au produit d'un petit nombre de vignes; quelquefois il s'étend sur la majeure partie d'un petit canton, et quelquefois sur une partie considérable d'une vaste province. La quantité de ces vins qui va au marché est au-dessous de la demande effective ou de la demande de ceux qui seraient disposés à payer la totalité des rentes, profits et salaires nécessaires pour les faire croître et les mettre sur le marché, suivant le taux ordinaire, ou suivant le taux auquel ces rentes, profits et salaires sont payés dans les vignobles ordinaires. Toute cette quantité peut donc trouver son débit parmi ceux qui sont disposés à payer au-delà; et cela élève nécessairement le prix de ces vins au-dessus des vins ordinaires. La diffé­rence est plus ou moins grande, selon que la vogue ou la rareté du vin donne plus ou moins d'activité à la concurrence des acheteurs. Quelle que soit cette différence, la majeure partie revient à la rente du propriétaire; car, quoiqu'en général ces sortes de vignes soient cultivées avec plus de soin que la plupart des autres, cependant le haut prix du vin paraît être moins l'effet que la cause de cette culture plus soignée. Dans un produit aussi précieux, la perte que causerait la négligence est assez forte pour obliger même les plus négligents à être soigneux. Ainsi, il ne faut qu'une petite partie de ce haut prix pour payer les salaires du travail extraordinaire donné à la culture de ces vins, ainsi que les profits du capital extraordinaire qui alimente ce travail.

 

 

Les colonies à sucre que possèdent les nations européennes dans les Indes occid­entales peuvent être comparées à ces vignobles précieux. La totalité de leur produit est au-dessous de la demande effective de l'Europe, et elle peut trouver son débit parmi ceux qui consentent à en payer plus que la totalité des rentes, profits et salaires nécessaire à sa préparation et à son transport au marché, sur le pied où on les paye communément pour tout autre produit. M. Poivre, qui a observé avec le plus grand soin l'agriculture aux Indes, nous dit [8] que le plus beau sucre blanc, à la Cochin­chine, se vend communément 3 piastres le quintal, environ 13 schellings 6 deniers de notre monnaie. Ce qu'on appelle là le quintal pèse de 130 à 200 livres de Paris, ou en prenant le terme moyen, 175 livres de Paris; ce qui, réduisant le prix du cent pesant d'Angleterre à environ 8 schellings sterl., ne fait pas le quart de ce qu'on paye com­mu­nément les sucres bruts ou moscouades qu'on importe de nos colonies, et pas la sixième partie du prix du plus beau sucre blanc. A la Cochinchine, la majeure partie des terres cultivées est employée à produire du blé et du riz, la nourriture de la masse du peuple. Les prix respectifs du blé, du riz et du sucre ont probablement entre eux une proportion naturelle, celle qui s'établit naturellement entre les différents produits de la plupart des terres cultivées, et qui est capable d'indemniser le propriétaire et le fermier, aussi exactement qu'il est possible de l'apprécier, des dépenses qu'ils ont cou­tume de faire pour l'amélioration primitive et pour la culture annuelle. Mais, dans nos colonies à sucre, le prix du sucre n'a pas cette proportion avec le prix du produit d'un champ de blé ou de riz, en Europe ou en Amérique. On dit ordinairement qu'un plan­teur compte, pour se défrayer de toutes ses dépenses de culture, sur le rhum et les mélasses seulement, et que son sucre est pour lui un profit net. Si cela est vrai, car je ne prétends pas l'affirmer, c'est comme si le fermier d'une terre à blé comptait payer tous ses frais de culture avec ses pailles, et que le grain fût tout profit pour lui. Nous voyons souvent des compagnies de négociants, à Londres et dans d'autres villes de commerce, acheter dans nos colonies à sucre des terres incultes, qu'ils se proposent de mettre en valeur, et de cultiver avec profit par le moyen des facteurs ou gérants, et cela malgré la grande distance, l'incertitude des retours et la mauvaise administration de la justice en ces contrées. Or, personne n'entreprendra de mettre en valeur et de cultiver de la même manière les terres les plus fertiles de l'Écosse, de l'Irlande ou des provinces à blé de l'Amérique septentrionale, quoique la justice, mieux administrée en ces pays, donne lieu de compter sur une plus grande régularité dans les retours.

 

Dans la Virginie et au Maryland, on préfère la culture du tabac à celle du blé, com­me étant plus lucrative. Le tabac pourrait se cultiver avec avantage dans la plus grande partie de l'Europe; mais presque partout on en a fait un objet capital d'impôt, et on a pensé qu'il serait plus difficile de lever cet impôt sur chaque différente ferme de pays où cette plante serait cultivée, que de le lever, par les douanes, sur l'impor­tation de la denrée. C'est pour cette raison que, dans la plus grande partie de l'Europe, la plus absurde des prohibitions empêche la culture du tabac et donne nécessairement une espèce de monopole aux pays où cette culture est permise; et comme c'est la Virginie et le Maryland qui produisent le plus de cette denrée, ces provinces ont une part considérable, quoique avec quelques concurrents, dans les bénéfices de ce mono­pole. Toutefois, la culture du tabac ne paraît pas aussi avantageuse que celle du sucre. je n'ai jamais entendu dire qu'aucune plantation de tabac ait été mise en valeur et cultivée avec des capitaux de commerçants résidant en Angleterre, et nous ne voyons guère arriver de nos colonies à tabac des planteurs aussi opulents que ceux qui nous arrivent souvent de nos îles à sucre. Si la préférence qu'on donne dans ces colonies à la culture du tabac sur celle du blé semble indiquer que la demande effective du tabac faite par l'Europe n'est pas complètement remplie, cependant cette demande est plus près de l'être, à ce qu'il semble, que celle du sucre; et quoique le prix actuel du tabac soit probablement au-delà de ce qui suffit au payement de la totalité des rentes, profits et salaires qu'exigent sa préparation et son transport au marché, sur le pied auquel on les paye communément dans les terres à blé, il ne doit pas dépasser ce taux dans la même proportion que le prix actuel du sucre. Aussi, nos planteurs de tabac ont-ils témoigné les mêmes craintes sur la surabondance du tabac, que les propriétaires des anciennes vignes de France sur la surabondance du vin. Par un arrêté de leur assem­blée, ils ont restreint sa culture à six mille pieds (qu'on suppose rendre un millier pesant de tabac) par chaque nègre de l'âge de seize à soixante ans. Ils comptent qu'un nègre de cet âge, outre la quantité de tabac qu'il a à fournir, peut encore cultiver qua­tre acres de maïs. Pour empêcher aussi que le marché ne soit surchargé, ils ont quel­quefois, dans les années surabondantes, à ce que nous dit le docteur Douglas [9] (que je soupçonne pourtant avoir été mal informé), brûlé une certaine quantité de tabac, par nègre, de la même manière qu'on nous dit que font les Hollandais pour les épices. S'il faut employer des moyens aussi violents pour maintenir le prix actuel du tabac, il est vraisemblable que la supériorité des avantages de cette culture sur celle du blé, s'il y en a encore quelqu'une, ne sera pas de longue durée.

 

C'est ainsi que la rente des terres cultivées pour produire la nourriture des hom­mes règle la rente de la plupart des autres terres cultivées. Aucun produit particulier ne peut longtemps rendre moins, parce que la terre serait aussitôt mise en autre nature de rapport; et s'il y a quelque production particulière qui rende ordinairement plus, c'est parce que la quantité de terre qui peut lui être propre ne suffit pas pour remplir la demande effective.

 

 

 

En Europe, c'est le blé qui est la principale production de la terre servant immé­dia­tement à la nourriture de l'homme. Ainsi, excepté quelques circonstances particu­liè­res, la rente des terres à blé règle en Europe celles de toutes les autres terres cul­tivées. L'Angleterre n'est donc pas dans le cas d'envier à la France ses vignobles, ni à l'Italie ses plantations d'olives. A l'exception de circonstances particulières, le rapport de ces sortes de cultures se règle sur le rapport du blé; et en blé, la fertilité de l'Angleterre n'est pas inférieure à celle de ces deux pays.

 

Si, dans un pays quelconque, la nourriture végétale ordinaire et favorite du peuple était tirée de quelque plante dont la terre la plus commune, avec la même ou presque la même culture, pût produire une beaucoup plus grande quantité que les terres les plus fertiles ne produisent de blé, alors la rente du propriétaire ou l'excédent de nour­riture qui lui restait après le payement du travail et le remboursement du capital et profits ordinaires du fermier, serait nécessairement beaucoup plus considérable. Quel que pût être, dans ce pays-là, le taux de la subsistance ordinaire du travail, ce plus grand excédent de la nourriture en ferait toujours subsister davantage et, par con­sé­quent, mettrait le propriétaire en état d'en acheter ou d'en commander une plus grande quantité. Il recevrait nécessairement une rente d'une valeur réelle plus considérable; il aurait réellement plus de pouvoir et d'autorité sur le travail d'autrui; il aurait à sa disposition et à son commandement plus de ces choses que fournit le travail d'autrui, et qui servent aux besoins et aux commodités de la vie.

 

Une rizière produit une plus grande quantité de nourriture que le champ de blé le plus fertile. Le produit ordinaire d'une acre s'élève, à ce qu'on dit, à deux récoltes par an de trente à soixante boisseaux chacune. Ainsi, quoique sa culture exige plus de tra­vail, quand tout ce travail a subsisté, il reste un plus grand excédent. Par conséquent, dans les pays à riz, où ce végétal est la nourriture ordinaire et favorite du peuple, et où il compose la principale subsistance du travail qui le cultive, il doit appartenir au propriétaire, dans ce plus grand excédent, une portion plus forte que celle qui lui re­vient dans les pays à blé. Dans la Caroline, où les planteurs sont généralement, com­me dans les autres colonies anglaises, fermiers et propriétaires à la fois et où, par conséquent, la rente se confond dans le profit, la culture du riz est regardée comme plus profitable que celle du blé, quoique leurs rizières ne produisent qu'une récolte par année, et quoique la coutume d'Europe y ait conservé assez d'empire pour que le peuple n'y fasse point du riz sa nourriture végétale ordinaire et favorite.

 

Un bon champ de riz est un vrai marécage dans toutes les saisons de l'année et, dans une saison, c'est un marécage entièrement couvert d'eau. Ce champ ne peut être propre ni au blé, ni au pâturage, ni à la vigne, ni dans le fait à aucune autre production végétale bien utile aux hommes; et toutes les terres propres à ces diverses cultures ne le sont nullement à celle du riz, Ainsi, même dans les pays à riz, la rente des terres qui le produisent ne peut pas régler la rente des autres terres cultivées qu'il est impossible de mettre en cette nature de rapport.

 

 

 

Un champ de pommes de terre produit en quantité autant de nourriture qu'un champ de riz, et beaucoup plus qu'un champ de blé. Douze milliers pesant de pommes de terre ne sont pas un produit plus grand pour une acre de terre que deux milliers pe­sant de froment. A la vérité, la nourriture réelle ou la subsistance nourrissante qu'on peut tirer de chacun de ces deux végétaux n'est pas tout à fait en raison de leur poids, à cause de la nature aqueuse de la pomme de terre. Toutefois, en accordant la moitié du poids pour l'eau contenue dans cette racine, ce qui est beaucoup, il restera toujours six milliers pesant de nourriture solide produits par une acre de pomme de terre, c'est-à-dire trois fois la quantité produite par l'acre de blé. Une acre de pommes de terre coûte moins à cultiver qu'une acre de blé, l'année de jachères, qui précède en général les semailles, étant plus qu'une compensation du travail à la houe et des autres façons extraordinaires qu'on donne toujours aux pommes de terre. Si cette racine devenait jamais, dans quelque partie de l'Europe, comme le riz dans certains pays à riz, la nour­riture végétale ordinaire et favorite du peuple, au point d'occuper la même quan­tité de terres labourables, en proportion, qu'en occupe aujourd'hui le blé ou toute autre espèce de grain qui nourrit l'homme, il en résulterait que la même quantité de terres cultivées ferait subsister une bien plus grande quantité d'individus, et que ceux qui travailleraient étant généralement nourris de pommes de terre, il se trouverait un excédent bien plus considérable après le remplacement du capital et la subsistance de tout le travail employé de la culture. Il appartiendrait aussi au propriétaire une plus gran­de portion dans cet excédent. La population augmenterait, et les fermages s'élève­raient beaucoup au-dessus de ce qu'ils sont aujourd'hui.

 

La terre propre à produire des pommes de terre est propre à presque tous les végétaux utiles. Si donc les pommes de terre occupaient autant de terres cultivées que le blé en occupe actuellement, elles régleraient, comme lui, la rente de la plupart des terres cultivées.

 

 

On m'a dit que, dans quelques endroits du comté de Lancastre, le pain de farine d'avoine était regardé comme plus nourrissant pour les gens de travail que le pain de froment, et j'ai souvent entendu dire qu'on avait en Écosse la même opinion. Avec cela je doute un peu qu'elle soit vraie. En général, le bas peuple d'Écosse, qui se nour­rit de pain d'avoine, n'est ni aussi fort ni aussi beau que celui d'Angleterre, qui se nourrit de pain de froment. Il ne travaille pas aussi bien et n'a pas aussi bonne mine; et comme la même différence ne se fait pas remarquer chez les personnes d'un rang supérieur de l'un et de l'autre pays, il semblerait, d'après l'expérience, que la nourri­ture des gens du peuple, en Écosse, ne convient pas aussi bien à la constitution de l'homme que celle des gens de la même classe en Angleterre. Mais il paraît qu'il n'en est pas de même des pommes de terre. On dit que les porteurs de chaises à bras, les portetaix, les porteurs de charbon à Londres, et ces malheureuses femmes qui vivent de prostitution, c'est-à-dire, les hommes les plus robustes et les plus belles femmes peut-être des trois royaumes, viennent pour la plupart des dernières classes du peuple d'Irlande, qui vivent, en général, de cette racine. Il n'y a pas de nourriture dont la qua­lité nourrissante, ou dont l'analogie particulière avec la constitution de l'homme soit démontrée d'une manière plus décisive.

 

Il est difficile de conserver les pommes de terre toute l'année, et impossible de les garder en magasin, comme le blé, pendant deux ou trois années de suite. La crainte qu'on a de ne pouvoir les débiter avant qu'elles ne se gâtent, en décourage la culture, et c'est peut-être le principal obstacle à ce qu'elles deviennent jamais, dans un grand pays, la première nourriture végétale de toutes les classes du peuple, comme l'est le pain.

 

 

 

Chapitre XI

 

Section 2. - Du produit qui tantôt fournit
et tantôt ne fournit pas de quoi payer une rente.

 

 

 

 

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La nourriture de l'homme paraît être le seul des produits de la terre qui fournisse toujours et nécessairement de quoi payer une rente quelconque au propriétaire. Les autres genres de produits peuvent tantôt rapporter une rente, et tantôt non, selon les circonstances.

 

Les deux plus grands besoins de l'homme, après la nourriture, sont le vêtement et le logement.

 

La terre, dans son état primitif et inculte, peut fournir des matières premières de vêtement et de logement pour beaucoup plus de personnes qu'elle ne peut en nourrir. Dans son état de culture, au contraire, elle ne peut guère fournir de ces denrées à toutes les personnes qu'elle serait dans le cas de nourrir, du moins telles que ces personnes voudraient les avoir et consentiraient à les payer. Ainsi, dans le premier état, il y a toujours surabondance de ces matières, qui n'ont souvent, par cette raison, que peu ou point de prix. Dans l'autre, il y en a souvent disette, ce qui augmente néces­sairement leur valeur. Dans le premier état, une grande partie de ces matières est jetée comme inutile, et le prix de celles dont on fait usage est regardé comme repré­sen­tant seulement le travail et la dépense nécessaire pour les mettre en état de servir. Elles ne peuvent, en conséquence, fournir aucune rente au propriétaire du sol. Dans l'autre, elles sont toutes mises en œuvre, et il y a souvent demande pour plus qu'on n'en peut avoir. Il se trouve toujours quelqu'un disposé à donner, de chaque portion de ces matières, plus que ce qu'il en faut pour payer la dépense de les transporter au marché ; aussi, leur prix peut toujours fournir quelque chose pour acquitter une rente au propriétaire de la terre.

 

Les premières matières qu'on employa pour le vêtement furent les peaux des plus gros animaux. Ainsi, chez les peuples chasseurs et les peuples pasteurs, qui font leur principale nourriture de la chair de ces animaux, chaque homme, en pourvoyant à sa nourriture, se pourvoit en même temps de plus de matière de vêtements qu'il n'en pourra porter. S'il n'y avait pas de commerce étranger, on en jetterait la plus grande partie comme chose sans valeur. C'est ce qui avait lieu vraisemblablement chez les peuples chasseurs de l'Amérique septentrionale avant la découverte de leur pays par les Européens, avec lesquels ils échangent maintenant l'excédent de leurs pelleteries contre des couvertures, des armes à feu et de l'eau-de-vie, ce qui donne quelque va­leur à cet excédent. Dans l'état actuel du commerce du monde connu, les nations les plus barbares, à ce que je pense, chez lesquelles la propriété soit établie, ont quelque commerce étranger de cette espèce, et trouvent, pour toutes les matières de vêtement que leur terre produit, et qu'elles ne peuvent ou travailler ou consommer chez elles, une demande assez forte de la part de voisins plus riches qu'elles, pour en élever le prix au-delà de ce que coûte la dépense de les envoyer au marché. Ce prix fournit donc quelque rente au propriétaire de la terre. Lorsque les montagnards d'Écosse con­sommaient la majeure partie de leurs bestiaux dans leurs montagnes, l'exportation des peaux de ces animaux était l'article le plus considérable du commerce de ce pays, et ce qu'on recevait en échange ajoutait quelque chose à la rente des propriétés du lieu. La laine d'Angleterre, qui, dans les anciens temps, n'aurait pu ni se consommer ni se manufacturer dans le pays, trouvait un marché dans la Flandre, alors bien supé­rieure à l'Angleterre en richesse et en industrie, et son prix contribuait à augmenter un peu la rente du pays qui la produisait. Dans des pays qui n'auraient pas été mieux cultivés que n'était alors l'Angleterre, ou que ne sont aujourd'hui les montagnes d'Écosse, et qui n'auraient pas de commerce étranger, les matières de vêtement se­raient tellement surabondantes, qu'une grande partie en serait jetée comme inutile, et que le reste ne fournirait aucune rente au propriétaire.

 

Les matières de logement ne peuvent pas toujours se transporter à une aussi gran­de distance que celles de vêtement, et ne deviennent pas non plus aussi promp­tement un objet de commerce étranger. Lorsqu'elles sont surabondantes dans le pays qui les produit, il arrive fréquemment, même dans l'état actuel du commerce du monde, qu'elles ne soient d'aucune valeur pour le propriétaire de la terre. Une bonne carrière de pierres, dans le voisinage de Londres, fournirait une rente considérable. Dans beau­coup d'endroits de l'Écosse et de la province de Galles, elle n'en rapportera aucu­ne. Le bois propre à la charpente est d'une grande valeur dans un pays bien peuplé et bien cultivé, et la terre qui le produit rapporte une forte rente. Mais, dans plusieurs endroits de l'Amérique septentrionale, le propriétaire saurait très bon gré à qui voudrait le débarrasser de la plupart de ses gros arbres. Dans quelques endroits des montagnes d'Écosse, faute de moyens de transport par eau ou par terre, l'écorce est la seule partie du bois qu'on puisse envoyer au marché. On y laisse les bois pourrir sur place. Quand il y a une telle surabondance dans les matières de logement, la partie dont on fait usage n'a d'autre valeur que le travail et la dépense employés à la rendre propre au service. Elle ne rapporte aucune rente au propriétaire, qui, en général, en abandonne l'usage à quiconque prend seulement la peine de le lui demander. Cepen­dant, il peut quelquefois être dans le cas d'en retirer une rente, s'il y a demande de la part de nations plus riches. Le pavé des rues de Londres a fourni aux propriétaires de quelques rochers stériles de la côte d'Écosse le moyen de tirer une rente de ce qui n'en avait jamais rapporté auparavant. Les bois de la Norvège et des côtes de la mer Baltique trouvent dans beaucoup d'endroits de la Grande-Bretagne un marché qu'ils ne pourraient pas trouver sur les lieux, et par ce moyen ils fournissent quelque rente à leurs propriétaires.

 

Les pays ne se peuplent pas en proportion du nombre d'hommes que leur produit pourrait vêtir et loger, mais en raison du nombre que ce produit peut nourrir. Quand la nourriture ne manque pas, il est aisé de trouver les choses nécessaires pour se vêtir et pour se loger; mais on peut avoir celles-ci en abondance, et éprouver souvent de grandes difficultés à se procurer la nourriture. Dans quelques localités, même en Angleterre, le travail d'un seul homme, dans une seule journée, peut bâtir ce qu'on y appelle une maison. Le vêtement de l'espèce la plus simple, celui de peaux de bêtes, exige un peu plus de travail pour le préparer et le mettre en état de servir; toutefois, il n'en exige pas encore beaucoup. Chez les peuples sauvages et barbares, la centième partie, ou guère plus, du travail de toute l'année, suffira pour les pourvoir de ce genre de vêtement et les loger de manière à satisfaire la majorité de la nation; les quatre-vingt-dix-neuf autres centièmes suffisent souvent à peine pour les pourvoir de nourriture.

 

Mais lorsque, au moyen de la culture et de l'amélioration de la terre, le travail d'une seule famille peut fournir à la nourriture de deux, alors le travail d'une moitié de la société suffit pour nourrir le tout. Ainsi, l'autre moitié, ou au moins la majeure partie de cette autre moitié, peut être employée à faire autre chose ou à satisfaire les autres besoins et fantaisies des hommes. Les objets principaux de la plupart de ces besoins et fantaisies, ce sont le vêtement, le logement, le mobilier de la maison, et ce qu'on appelle le train ou l'équipage. Un riche ne consomme pas plus de nourriture que le plus pauvre de ses voisins. Elle peut être fort différente quant à la qualité, et exiger beaucoup plus de travail et d'art pour la choisir et l'apprêter; mais quant à la quantité, il n'y a presque aucune différence. Comparez, au contraire, le vaste palais et la nombreuse garde-robe de l'un avec la cabane de l'autre, et le peu de guenilles qui le couvrent, et vous trouverez que, quant au vêtement, au logement et au mobilier, la différence est presque tout aussi grande en quantité qu'elle l'est en qualité. Dans tout homme, l'appétit pour la nourriture est borné par l'étroite capacité de son estomac; mais on ne saurait mettre de bornes déterminées au désir des commodités et orne­ments qu'on peut rassembler dans ses bâtiments, sa parure, ses équipages et son mobilier. C'est pourquoi ceux qui ont à leur disposition plus de nourriture qu'ils ne peuvent en consommer personnellement cherchent toujours à en échanger le surplus, ou, ce qui revient au même, le prix de ce surplus, pour se procurer des jouissances d'un autre genre. Quand on a donné aux besoins limités ce qu'ils exigent, tout le sur­plus est consacré à ces besoins du superflu, qui ne peuvent jamais être remplis et qui semblent n'avoir aucun terme. Les pauvres, pour obtenir de la nourriture, s'occupent à satisfaire ces fantaisies des riches, et, pour être plus sûrs d'en obtenir, ils cherchent à l'emporter les uns sur les autres par le bon marché et la perfection de leur ouvrage. Le nombre des ouvriers augmente à mesure qu'augmente la quantité de nourriture, ou que la culture et l'amélioration de la terre vont en croissant; et comme la nature de leur besogne admet une extrême subdivision de travail, la quantité des matières sur lesquelles ils s'exercent augmente dans une proportion infiniment plus forte que leur nombre. De là, naît la demande de toute espèce de matières que puisse mettre en œuvre l'invention des hommes, soit pour l'utilité, soit pour la décoration des bâti­ments, de la parure, de l'équipage ou du mobilier : de là, la demande des fossiles et des minéraux renfermés dans les entrailles de la terre; de là, la demande des métaux précieux et des pierres précieuses.

 

Ainsi, non seulement c'est de la nourriture que la rente tire sa première origine, mais encore, si quelque autre partie du produit de la terre vient aussi par la suite à rapporter une rente, elle doit cette addition de valeur à l'accroissement de puissance qu'a acquis le travail pour produit de la nourriture, au moyen de la culture et de l'amé­lioration de la terre.

 

 

 

Cependant, les autres parties du produit de la terre, qui, par la suite, viennent à rap­porter une rente, n'en rapportent pas toujours. La demande n'en est pas toujours assez forte, même dans les pays cultivés et améliorés, pour que le prix qu'elles rendent soit au-delà de ce qu'exigent le payement du travail dépensé pour les amener au marché et le remplacement du capital employé pour le même objet avec ses profits ordinaires. La demande sera ou ne sera pas assez forte pour cela, d'après différentes circonstances.

 

Par exemple, la rente que rapportera une mine de charbon de terre dépend en partie de sa fécondité, et en partie de sa situation.

 

On peut dire d'une mine, en général, qu'elle est féconde ou qu'elle est stérile, selon que la quantité de minerai que peut en tirer une certaine quantité de travail est plus ou moins grande que celle qu'une même quantité de travail tirerait de la plupart des autres mines de la même espèce.

 

Quelques mines de charbon de terre, avantageusement situées, ne peuvent être exploitées à cause de leur stérilité ; le produit n'en vaut pas la dépense; elles ne peu­vent rapporter ni profit ni rente.

 

Il y en a dont le produit est purement suffisant pour payer le travail et remplacer, avec les profits ordinaires, le capital employé à leur exploitation; elles donnent quel­que profit à leur entrepreneur, mais point de rente au propriétaire. Personne ne peut les exploiter plus avantageusement que le propriétaire, qui, en faisant lui-même l'en­tre­prise, gagne les profits ordinaires sur le capital qu'il y emploie. Il y a, en Écosse, beaucoup de mines de charbon qui sont exploitées ainsi, et qui ne pourraient pas l'être autrement. Le propriétaire n'en permettrait pas l'exploitation à d'autres sans exiger une rente, et personne ne trouverait moyen de lui en payer une.

 

Dans le même pays, il y a d'autres mines de charbon qui seraient bien assez fer­tiles, mais qui ne peuvent être exploitées à cause de leur situation. La quantité de minerai suffisante pour défrayer la dépense de l'exploitation pourrait bien être tirée de la mine avec la quantité ordinaire, ou même encore moins que la quantité ordinaire de travail; mais dans un pays enfoncé dans les terres, peu habité, et qui n'a ni bonnes routes ni navigation, cette quantité de minerai ne pourrait être vendue.

 

Le charbon de terre est un chauffage moins agréable que le bois; on dit, de plus, qu'il n'est pas aussi sain. Il faut donc qu'en général la dépense d'un feu de charbon de terre soit de quelque chose moindre, pour le consommateur, que celle d'un feu de bois.

 

Le prix du bois varie encore suivant l'état de l'agriculture, presque de la même manière, et précisément pour la même raison que le prix du bétail. Quand l'agriculture est encore dans sa première enfance, le pays est en grande partie couvert de bois, qui ne sont alors pour le propriétaire qu'un embarras, et qu'il donnerait volontiers pour la peine de les couper. A mesure que l'agriculture fait des progrès, les bois s'éclaircissent par l'extension du labourage et, d'un autre côté, dépérissent par suite de la multi­pli­cation des bestiaux. Quoique ces animaux ne multiplient pas dans la même proportion que le blé, qui est entièrement le fruit de l'industrie humaine, cependant la propa­gation de leur espèce est favorisée par les soins et la protection de l'homme, qui leur ménage, dans la saison de l'abondance, de quoi les faire subsister dans celle de la disette, leur fournit pendant tout le cours de l'année une plus grande quantité de nourriture que n'en fait naître pour eux la nature sauvage, et leur assure la plus libre jouissance de tout ce que leur offre la nature, en détruisant et en extirpant tout ce qui pourrait leur nuire. Des troupeaux nombreux qu'on laisse errer à travers les bois, quoiqu'ils ne détruisent pas les arbres âgés, empêchent la pousse des jeunes et, de cette manière, dans le cours d'un siècle ou deux, toute la forêt s'en va en ruine. Alors, la rareté du bois en élève le prix; ce produit rapporte une forte rente, et quelquefois le propriétaire trouve qu'il ne peut guère employer plus avantageusement ses meilleures terres qu'en y faisant croître du bois propre à la charpente, qui, par l'importance du profit, compense souvent la lenteur des retours. Tel est à peu près aujourd'hui, à ce qu'il semble, l'état des choses dans plusieurs endroits de la Grande-Bretagne, où l'on trouve autant de profit à faire des plantations qu'à exploiter la terre en blé ou en prairies. Nulle part le bénéfice que le propriétaire retire d'une plantation de bois ne peut l'emporter, au moins pour longtemps, sur la rente que rapportent ces deux der­niers genres de produits; mais, dans un pays enfoncé dans les terres, très bien cultivé, il arrivera souvent que ce bénéfice n'y sera pas inférieur. A la vérité, dans un pays bien florissant, situé sur les côtes, si l'on peut se procurer facilement du charbon pour le chauffage, on trouvera quelquefois plus de profit à tirer le bois de charpente, pour ses bâtiments, des pays étrangers moins cultivés, que de les faire croître chez soi. Dans la nouvelle ville d'Edimbourg, bâtie il y a peu d'années, il n'y a peut-être pas une seule pièce de bois coupée en Écosse.

 

Quel que puisse être le prix du bois, si celui du charbon est tel, qu'un feu de charbon coûte presque autant qu'un feu de bois, nous pouvons être sûrs que, dans cette localité, et tant que les choses seront ainsi, le prix du charbon est aussi haut qu'il puisse être; c'est ce qui existe apparemment dans quelques endroits de l'intérieur de l'Angleterre, spécialement dans le comté d'Oxford, où il est d'usage, même chez les gens du peuple, de mêler du bois et du charbon ensemble dans le foyer et où, par conséquent, il ne peut y avoir grande différence entre la dépense de ces deux sortes de chauffage.

 

Le charbon, dans les pays à mines de charbon, est partout fort au-dessous de ce prix extrême ; sans cela il ne pourrait pas supporter un transport éloigné, par terre ni même par eau. On ne pourrait en vendre qu'une petite quantité, et les maîtres char­bonniers et propriétaires des mines trouvent bien mieux leur compte à en vendre une grande quantité à quelque chose au-dessus du plus bas prix, qu'une petite quantité au prix le plus élevé. En outre, le prix de la mine de charbon la plus féconde règle le prix du charbon pour toutes les autres mines de son voisinage. Le propriétaire et l'entre­preneur trouvent tous deux qu'ils pourront se faire, l'un une plus forte rente, l'autre un plus gros profit en vendant à un prix un peu inférieur à celui de leurs voisins. Les voisins sont bientôt obligés de vendre au même prix, quoiqu'ils soient moins en état d'y suffire, et quoique ce prix aille toujours en diminuant et leur enlève même quel­quefois toute leur rente et tout leur profit. Quelques exploitations se trouvent alors entièrement abandonnées; d'autres ne rapportent plus de rente, et ne peuvent plus être continuées que par le propriétaire de la mine.

 

Le prix le plus bas auquel le charbon de terre puisse se vendre pendant un certain temps est, comme celui de toutes les autres marchandises, le prix qui est simplement suffisant pour remplacer, avec ses profits ordinaires, le capital employé à le faire venir au marché. A une mine dont le propriétaire ne retire pas de rente, et qu'il est obligé d'exploiter lui-même ou d'abandonner tout à fait, le prix du charbon doit, en général, approcher beaucoup de ce prix.

 

La rente, quand le charbon en rapporte une, compose pour l'ordinaire une plus petite portion du prix qu'elle ne le fait dans la plupart des autres produits durs de la terre. La rente d'un bien à la surface de la terre s'élève communément à ce qu'on sup­po­se être le tiers du produit total, et c'est pour l'ordinaire une rente fixe et indépen­dan­te des variations accidentelles de la récolte. Dans les mines de charbon, un cinquième du produit total est une très forte rente; un dixième est la rente ordinaire, et cette rente est rarement fixe, mais elle dépend des variations accidentelles dans le produit. Ces variations sont si fortes, que, dans un pays où les propriétés foncières sont censées vendues à un prix modéré, au denier trente, c'est-à-dire moyennant trente années du revenu, une mine de charbon vendue au denier dix est réputée vendue à un bon prix.

 

La valeur d'une mine de charbon pour le propriétaire dépend souvent autant de sa situation que de sa fécondité. Celle d'une mine métallique dépend davantage de sa fécondité et moins de sa situation. Les métaux même grossiers, et à plus forte raison les métaux précieux, quand ils sont séparés de leur gangue, ont assez de valeur pour pouvoir, en général, supporter les frais d'un long transport par terre et du trajet le plus lointain par mer. Leur marché ne se borne pas aux pays voisins de la mine, mais il s'étend au monde entier. Le cuivre du japon est un des articles du commerce de l'Europe, le fer d'Espagne est un de ceux du commerce du Chili et du Pérou; l'argent du Pérou s'ouvre un chemin, non seulement jusqu'en Europe, mais encore de l'Europe à la Chine.

 

 

Au contraire, le prix des charbons du Westmoreland ou du Shropshire ne peut influer que peu sur leur prix à Newcastle, et leur prix dans le Lyonnais n'exercera sur celui des premiers aucune espèce d'influence. Les produits de mines de charbon aussi distantes ne peuvent se faire concurrence l'un à l'autre; mais les produits des mines métalliques les plus distantes peuvent souvent le faire et le font en réalité communé­ment. Ainsi, le prix des métaux même grossiers, et plus encore celui des métaux pré­cieux; dans les mines les plus fécondes qui existent, influe nécessairement sur le prix de ces métaux dans toute autre mine du monde. Le prix du cuivre au Japon a néces­sai­rement quelque influence sur le prix de ce métal aux mines de cuivre d'Europe. Le prix de l'argent au Pérou, ou la quantité, soit de travail, soit de toute autre marchan­dise qu'il peut y acheter, doit avoir quelque influence sur le prix de l'argent, non seu­le­ment aux mines d'Europe, mais même à celles de la Chine. Après la découverte des mines du Pérou, les mines d'argent d'Europe furent pour la plupart abandonnées. La valeur de l'argent fut tellement réduite, que le produit de ces dernières ne pouvait plus suffire à payer les frais de leur exploitation, ou remplacer, avec un profit, les dépenses de nourriture, vêtement, logement et autres choses nécessaires qui étaient consom­mées pendant cette opération. La même chose arriva à l'égard des mines de Cuba et de Saint-Domingue, et même à l'égard des anciennes mines du Pérou, après la décou­verte de celles du Potosi.

 

Ainsi, le prix de chaque métal à chaque mine étant réglé en quelque sorte par le prix de ce métal à la mine la plus féconde qui soit pour le moment exploitée dans le monde, il en résulte que, dans la plus grande partie des mines, ce prix ne doit guère s'élever au-delà de la dépense de l'exploitation, et qu'il peut rarement fournir une bien forte rente au propriétaire. Aussi, dans la plupart des mines, la rente ne compose-t-elle qu'une petite part du prix du métal, et une bien plus petite encore lorsqu'il s'agit de métaux précieux. Le travail et le profit forment la majeure partie de ce prix.

 

La rente moyenne des mines d'étain de Cornouailles, les plus fécondes du monde, s'élève à un sixième du produit total, à ce que nous assure M. Borlace, garde des mines : quelques-unes, dit-il, rendent plus, et quelques autres moins; la rente de plu­sieurs mines de plomb très fécondes, situées en Écosse, est aussi d'un sixième du produit total.

 

Frézier et Ulloa nous disent qu'aux mines du Pérou, le propriétaire n'impose sou­vent pas d'autre condition à l'entrepreneur de la mine, que celle de venir broyer ou bocarder le minerai à son moulin, en lui payant le prix d'usage pour cette prépara­tion ; à la vérité, jusqu'en 1738, la taxe due au roi d'Espagne s'élevait au cinquième de l'argent au titre, ce qu'on pouvait regarder alors comme la véritable rente de la plupart des mines d'argent du Pérou, les plus riches que l'on connût dans le monde. S'il n'y avait pas eu de taxe imposée sur le produit, ce cinquième aurait appartenu naturelle­ment au propriétaire, et il y aurait eu beaucoup de mines exploitées, qui ne pouvaient l'être alors parce qu'elles n'auraient pas pu suffire à payer cette taxe. La taxe du duc de Cornouailles sur l'étain est supposée de plus de cinq pour cent, ou d'un vingtième de la valeur et, quelle que puisse être sa proportion avec le produit total, le montant de cette taxe appartiendrait naturellement aussi au propriétaire si l'étain était franc de droits; or, si vous ajoutez un vingtième à un sixième, vous trouverez que la totalité de la rente moyenne des mines d'étain de Cornouailles était à la totalité de la rente moyenne des mines d'argent du Pérou comme 13 est à 12 ; mais les mines d'argent du Pérou ne sont pas en état aujourd'hui de payer même cette faible rente, et en 1736 la taxe sur l'argent a été réduite d'un cinquième 1 un dixième; de plus, cette taxe, même telle qu'elle est, donne plus de tentation à la fraude que la taxe d'un vingtième sur l'étain, et la contrebande est bien plus facile sur une marchandise précieuse que sur une denrée d'un volume considérable; aussi dit-on que la taxe du roi d'Espagne est fort mal payée, et que celle du duc de Cornouailles l'est fort bien. Il est donc vrai­semblable que la rente entre pour une plus grande partie dans le prix de l'étain aux mines d'étain les plus fécondes, qu'elle ne le fait dans le prix de l'argent aux mines d'argent les plus fécondes qui existent. Il semble que ce qui reste au propriétaire après le remplacement du capital employé à exploiter ces différentes mines, avec ses profits ordinaires, est plus considérable dans le métal grossier, qu'il ne l'est dans le métal précieux.

 

Les profits des entrepreneurs des mines d'argent ne sont pas non plus ordinai­rement très considérables au Pérou. Les auteurs estimables et très bien informés que nous avons déjà cités nous apprennent que, lorsqu'un capitaliste entreprend au Pérou l'exploitation d'une nouvelle mine, il est généralement regardé comme un homme à peu près ruiné et presque en banqueroute; ce qui fait que tout le monde le fuit et évite d'avoir des relations avec lui. L'entreprise d'une nouvelle mine est considérée, dans ce pays, comme l'est ici une loterie dans laquelle le montant des lots ne compense pas la perte des billets blancs, quoique l'importance de quelques-uns de ces lots pousse beaucoup de joueurs téméraires à y aventurer la totalité de leur fortune.

 

Cependant, comme le souverain tire une partie considérable de son revenu du produit des mines d'argent, les lois du Pérou encouragent par tous les moyens possi­bles la découverte et l'exploitation des mines nouvelles. Quiconque découvre une mine est autorisé à prendre une longueur de terrain de 246 pieds, dans la direction qu'il suppose à la veine, et moitié autant en largeur; il devient propriétaire de cette portion de la mine, et il peut l'exploiter sans payer aucune redevance au propriétaire du terrain. L'intérêt des ducs de Cornouailles a donné lieu à un règlement à peu près de même genre dans cet ancien duché. Toute personne qui découvre une mine d'étain dans des terres incultes et sans clôture, peut en marquer les limites à une certaine éten­due; c'est ce qu'on appelle borner une mine, celui qui borne ainsi devient le vrai propriétaire de la mine, et il peut ou l'exploiter lui-même, ou la donner à bail à un autre sans le consentement du propriétaire du soi, sauf une très légère redevance qu'il faut payer à celui-ci lors de l'exploitation. Dans l'un et l'autre de ces règlements, on a sacrifié les droits sacrés de la propriété privée à l'intérêt prétendu du revenu public.

 

On a donné, au Pérou, les mêmes encouragements à la découverte et à l'exploi­tation des nouvelles mines d'or; sur l'or, la taxe du roi ne s'élève qu'à un vingtième du métal au titre; elle était autrefois d'un cinquième, et elle a été réduite à un dixième comme la taxe sur l'argent, mais on trouva que l'entreprise n'était pas en état de supporter même la plus faible de ces deux taxes. Néanmoins, s'il est rare, disent les mêmes auteurs (Frézier et Ulloa), de trouver quelqu'un qui ait fait sa fortune dans l'exploitation d'une mine d'argent, il est encore bien plus rare d'en trouver qui l'aient faite avec une mine d'or. Ce vingtième paraît être la totalité de la rente qui se paye par la plus grande partie des mines d'or au Chili et au Pérou; l'or est, en effet, plus facile à passer en fraude que l'argent, non seulement par rapport à la supériorité de la valeur du métal comparée à son volume, mais encore par rapport à la manière particulière dont la nature le produit. On trouve très rarement l'argent à l'état natif, mais, comme la plupart des autres métaux, il est ordinairement mêlé à une autre substance, dont il est impossible de le séparer en quantité assez grande pour payer la dépense, sinon par des opérations lentes et pénibles qui ne peuvent s'établir que dans des laboratoires construits exprès pour cela et, par conséquent, exposés à l'inspection des officiers du roi. On trouve, au contraire, presque toujours l'or à l'état natif : on le trouve quelque­fois en morceaux d'un certain volume; et même, quand il se trouve mêlé en parties fort petites et presque insensibles avec du sable, de la terre et d'autres matières étran­gères, on vient à bout de l'en séparer par une opération très courte et très simple, que tout le monde peut faire dans sa propre maison, avec quelque peu de mercure. Si donc la taxe du roi est mal payée sur l'argent, elle l'est vraisemblablement encore bien plus mal sur l'or, et la rente doit faire encore une bien plus petite partie du prix, dans celui de l'or, que dans celui de l'argent.

 

Le plus bas prix auquel on puisse, pendant un certain temps, vendre les métaux précieux, c'est-à-dire la plus petite quantité d'autres marchandises pour laquelle on puisse les échanger, se règle sur les mêmes principes qui déterminent le plus bas prix ordinaire de toute autre marchandise. Ce qui le détermine, c'est le capital qu'il faut com­munément employer pour le faire venir de la mine au marché, c'est-à-dire la quan­tité de nourriture, vêtement et logement qu'il faut communément consommer pour cela. Il faut que le prix soit tout au moins suffisant pour remplacer ce capital avec les profits ordinaires.

 

Toutefois, leur plus haut prix ne paraît pas être déterminé nécessairement par aucune autre circonstance que celle de la rareté ou de l'abondance actuelle de ces mé­taux eux-mêmes. Il n'est déterminé par le prix d'aucune marchandise, comme le prix du charbon de terre se trouve l'être par celui du bois, au-delà duquel il ne peut jamais s'élever, quelque rare que puisse être ce minéral. Augmentez, au contraire, la rareté de l'or à un certain degré, et la plus petite parcelle pourra devenir plus précieuse qu'un diamant, et obtenir en échange une plus grande quantité d'autres marchandises,

 

La demande de ces métaux provient en partie de leur utilité et en partie de leur beauté. Ils sont plus utiles peut-être qu'aucun autre métal, si l'on en excepte le fer. Comme ils sont moins sujets que tout autre à se rouiller et à se corrompre, il est bien plus aisé de les tenir propres, et c'est par cette raison qu'on trouve plus d'agrément à s'en servir pour les ustensiles de la table et de la cuisine. Une bouilloire d'argent est plus propre qu'une de plomb, de cuivre ou d'étain et la même qualité rendra une bouil­loire d'or encore bien préférable. Cependant, le principal mérite de ces métaux vient de leur beauté, qui les rend particulièrement propres à l'ornement de la parure et des meubles du ménage. Il n'y a pas de peinture ou de vernis qui puisse donner une couleur aussi magnifique que la dorure. Leur rareté ajoute encore extrêmement au mérite de leur beauté. Pour la plupart des gens riches, la principale jouissance de la richesse consiste à en faire parade, et cette jouissance n'est jamais plus complète que lorsqu'ils étalent ces signes incontestables d'opulence, que personne qu'eux seuls ne peut posséder. A leurs yeux, le mérite d'un objet qui a quelque degré d'utilité ou de beauté est infiniment rehaussé par sa rareté ou par le grand travail qu'il faut employer pour en rassembler une quantité considérable, travail qu'eux seuls sont en état de payer. Ils achèteront volontiers de tels objets à un prix plus haut que des choses beau­coup plus utiles ou plus belles, mais qui seraient plus communes. Ce sont ces qualités d'utilité, de beauté et de rareté qui sont la première source du haut prix de ces métaux, c'est-à-dire de la grande quantité d'autres marchandises qu'ils peuvent obtenir partout en échange. Cette valeur a précédé leur usage comme monnaie, et elle en est indépen­dante; elle est la qualité qui les a rendus propres à cet usage. Cet usage cependant, en occasionnant une nouvelle demande de ces métaux, et en diminuant la quantité qui pourrait en être employée de toute autre manière, peut avoir, par la suite, contribué à maintenir leur valeur ou même à l'augmenter.

 

 

La demande de pierres précieuses vient entièrement de leur beauté. Elles ne ser­vent à rien qu'à l'ornement, et le mérite de leur beauté est extrêmement rehaussé par leur rareté ou par la difficulté et la dépense de les extraire de la mine. En consé­quen­ce, c'est de salaires et de profits qu'est composée le plus souvent la presque totalité de leur haut prix. La rente n'y entre que pour une très faible part, très souvent elle n'y entre pour rien, et il n'y a que les mines les plus fécondes qui puissent suffire à payer une rente un peu considérable. Lorsque le célèbre joaillier Tavernier alla visiter les mines de diamants de Golconde et de Visapour, on lui dit que le souverain du pays, pour le compte duquel on les exploitait, avait donné ordre de les fermer toutes, à l'ex­cep­­tion de celles qui produisaient les pierres les plus grosses et les plus belles. Les autres, à ce qu'il semble, ne valaient pas pour le propriétaire la peine de les faire exploiter.

 

Le prix des métaux précieux et des pierres précieuses étant réglé pour le monde entier par le prix qu'ils ont à la mine la plus féconde, il s'ensuit que la rente que peut rapporter au propriétaire une mine des uns ou des autres est en proportion, non de la fécondité absolue de la mine, mais de ce qu'on peut appeler sa fécondité relative, c'est-à-dire de sa supériorité sur les autres mines du même genre. Si l'on découvrait de nouvelles mines qui fussent aussi supérieures à celles du Potosi que celles-ci se sont trouvées être supérieures aux mines de l'Europe, la valeur de l'argent pourrait par là se dégrader au point que les mines, même du Potosi, ne vaudraient pas la peine d'être exploitées. Avant la découverte des Indes occidentales espagnoles, les mines les plus fécondes de l'Europe peuvent avoir rapporté à leurs propriétaires une rente aussi forte que celle que rapportent à présent aux leurs les plus riches mines du Pérou. Quoique la quantité d'argent produit fût beaucoup moindre, elle s'échangeait peut-être contre tout autant de marchandises, et la part revenant au propriétaire mettait à sa disposition ou à son commandement une quantité égale, soit de travail, soit de toute autre mar­chan­dise. La valeur tant du produit total que de la rente, le revenu réel qu'elles don­naient tant au public qu'au propriétaire, pouvait être le même.

 

Les mines les plus abondantes, soit en métaux précieux, soit en pierres précieuses, ne pourraient qu'ajouter très peu à la richesse du monde. L'abondance dégrade néces­sairement la valeur d'un produit, qui ne tire sa principale valeur que de sa rareté. Un service de vaisselle d'argent et tous les autres ornement frivoles de la parure et du mobilier pourraient alors s'acheter moyennant une moindre quantité de marchan­dises ; et c'est en cela seulement que consisterait tout l'avantage que cette abondance procurerait au monde.

 

 

Il en est autrement des biens qui existent à la surface de la terre. La valeur, tant de leur produit que de leur rente, est en proportion de leur fertilité absolue et non de leur fertilité relative. La terre qui produit une certaine quantité de nourriture ou de matiè­res propres au vêtement ou au logement, peut toujours nourrir, vêtir et loger un certain nombre de personnes; et quelle que soit la proportion dans laquelle le pro­priétaire prendra sa part de ce produit, cette part mettra toujours à sa disposition une quantité proportionnée du travail de ces personnes et des commodités que ce travail peut lui procurer. La valeur des terres les plus stériles n'éprouve aucune diminution par le voisinage des terres les plus fertiles. Au contraire, elle y gagne, en général, une augmentation. Le grand nombre de personnes que les terres fertiles font subsister, procure à plusieurs parties du produit des terres stériles un marché qu'elles n'auraient jamais trouvé parmi les personnes que leur propre produit eût pu faire subsister.

 

Tout ce qui tend à rendre la terre plus fertile en subsistances, augmente non seule­ment la valeur des terres sur lesquelles se fait l'amélioration, mais encore contribue à augmenter pareillement la valeur de plusieurs autres terres, en faisant naître de nou­velles demandes de leur produit. Cette abondance de subsistance, dont en consé­quen­ce de l'amélioration de la terre plusieurs personnes se trouvent avoir à disposer au-delà de leur propre consommation, est la grande cause qui donne lieu à la demande de métaux précieux, de pierres précieuses, aussi bien que de tout autre objet de commo­dité ou d'ornement pour la parure, le logement, l'ameublement et l'équipage.

 

La nourriture de l'homme constitue non seulement le premier et principal article des richesses du monde, mais c'est encore l'abondance de cette nourriture qui donne à plusieurs autres genres de richesse la plus grande partie de leur valeur. Lors de la première découverte de Cuba et de Saint-Domingue par les Espagnols, les pauvres habi­tants de ces îles avaient coutume de porter de petits morceaux d'or en guise d'ornement dans leurs cheveux et sur différentes parties de leurs vêtements. Ils semblaient en faire le cas que nous pourrions faire de quelques petits cailloux un peu plus jolis que les autres, que nous regarderions comme valant tout juste la peine de les ramasser, mais comme de trop peu de prix pour les refuser a quiconque nous les demanderait. Ils donnaient cet or à leurs nouveaux hôtes à la première demande, sans paraître se douter seulement qu'ils leur eussent fait là un présent de quelque valeur. Ils furent très surpris de voir la fureur des Espagnols pour ce métal; ils ne pouvaient pas soupçonner qu'il y eût un pays au monde où la nourriture, qui est toujours si rare parmi eux, se trouvât entre les mains et à la disposition de quelques personnes en telle surabondance, qu'elles consentissent à en céder de quoi faire subsister toute une famille pendant plusieurs années pour se procurer seulement une petite quantité de ces colifichets brillants. S'ils avaient pu concevoir cette idée, la passion des Espagnols n'aurait plus été pour eux un objet de surprise.

 

 

 

 

Chapitre XI

 

Section 3. - Des variations dans la proportion entre les valeurs respectives de l'espèce de produit qui fournit toujours une Rente, et l'espèce de produit qui quelquefois en rapporte une et quelquefois n'en rapporte point.

 

 

 

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L'abondance de plus en plus grande de subsistances, en conséquence des amélio­rations successives de la culture, doit nécessairement faire augmenter sans cesse la demande de chaque partie du produit de la terre qui n'est pas la nourriture, et qu'on peut faire servir pour la commodité ou pour l'ornement. On pourrait donc s'attendre à ce que, pendant le cours des progrès, il ne pût y avoir qu'une seule espèce de variation dans les valeurs comparatives des deux différentes sortes de produits. Cette espèce de produit qui quelquefois rapporte une rente, et quelquefois n'en rapporte pas, devrait constamment augmenter de valeur, relativement à l'espèce de produit qui rapporte toujours une rente. A mesure que les arts et l'industrie vont en avançant, les matières propres à vêtir et à loger, les fossiles et les minéraux utiles, les métaux précieux et les pierres précieuses devraient successivement être de plus en plus demandés; ils de­vraient successivement s'échanger contre une quantité de subsistances de plus en plus grande, ou, en d'autres termes, ils devraient toujours renchérir de plus en plus. C'est aussi ce qui est arrivé à l'égard de presque toutes ces choses, le plus souvent, et il en serait arrivé de même pour toutes, dans toutes les circonstances, si à certaines épo­ques des événements particuliers n'avaient pas augmenté l'approvisionnement de quelques-unes de ces choses dans une proportion encore beaucoup plus forte que la demande.

 

La valeur d'une carrière de pierre de taille, par exemple, augmentera nécessaire­ment à mesure qu'augmenteront l'industrie et la population du pays environnant, surtout si elle se trouve la seule dans le voisinage. Mais la valeur d'une mine d'argent, fût-elle la seule à cinq cents lieues à la ronde, n'augmentera pas nécessairement en conséquence des progrès du pays où elle est située. Le marché, pour le produit d'une carrière de pierre de taille, ne s'étend guère au-delà de quelques milles à l'entour, et la demande en sera généralement en proportion des progrès et de la population de ce petit arrondissement; mais le marché, pour le produit d'une mine d'argent, peut s'éten­dre à tous les pays du monde connu. Ainsi, à moins que le monde entier n'aug­men­te généralement en richesse et en population, les progrès survenus même dans une grande étendue de pays autour de la mine n'augmenteront pas la demande de l'argent; et dans le cas même où le monde entier irait en s'enrichissant, lors même que, dans le cours de ces progrès, on découvrirait de nouvelles mines beaucoup plus fécondes qu'aucune de celles connues jusqu'alors, et bien que, dans ce cas, la demande d'argent allât toujours en augmentant, cependant il pourrait se faire que l'approvisionnement augmentât de son côté dans une proportion tellement supérieure, que le prix réel de ce métal tombât de plus en plus; c'est-à-dire que, de plus en plus, une quantité donnée, une livre pesant, par exemple, de ce métal, ne pût acheter ou commander qu'une quan­tité de travail toujours moindre, ou s'échangeât contre une quantité toujours suc­ces­sivement plus petite de blé, la principale subsistance du travailleur.

 

Le grand marché pour l'argent, c'est la partie du monde civilisée et commerçante.

 

Si la demande de ce marché venait à s'accroître par le progrès de l'amélioration générale, et que l'approvisionnement n'augmentât pas en même temps dans la même proportion, alors la valeur de l'argent s'élèverait successivement, par rapport à celle du blé. Une quantité donnée d'argent s'échangerait contre une quantité de blé toujours de plus en plus grande, ou, en d'autres termes, le prix moyen du blé en argent devien­drait successivement de plus en plus bas.

 

Si, au contraire, l'approvisionnement venait à s'accroître, par suite de quelque évé­nement, pendant plusieurs années de suite, dans une proportion beaucoup plus forte que la demande, ce métal deviendrait successivement de moins en moins cher, ou, en d'autres termes, le prix moyen du blé en argent, en dépit de toutes les améliorations possibles, deviendrait successivement de plus en plus cher.

 

Mais, d'un autre côté, si la quantité ou l'offre de ce métal venait à augmenter à peu près dans la même proportion que la demande, il continuerait alors à acheter ou à obtenir en échange la même ou à peu près la même quantité de blé, et le prix moyen du blé, en argent, resterait toujours à peu près le même, malgré tous les progrès.

 

 

Ces trois différents cas épuisent, à ce qu'il semble, toutes les combinaisons d'évé­ne­ments qui peuvent avoir lieu à cet égard dans le cours des progrès de l'amélioration générale; et si nous pouvons en juger par ce qui s'est passé tant en France que dans la Grande-Bretagne, pendant le cours des quatre siècles qui ont précédé celui-ci, chacune de ces trois combinaisons différentes semble avoir eu lieu dans le marché de l'Europe, et à peu près suivant l'ordre dans lequel je viens de les exposer.

 

 

 

 

 

 

digression sur les variations de la valeur de l’argent pendant le cours des quatre derniers siècles, et sur les effets des progrès dans la richesse nationale, sur les différentes sortes de produits bruts et le prix réel des ouvrages des manufactures

 

 

 

I. - Des variations de la valeur de l'argent
pendant le cours des quatre derniers siècles.

 

 

 

 

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Première période, de 1350 à 1570

 

En 1350, et quelque temps antérieurement à cette époque, le prix moyen du quar­ter de froment en Angleterre n'était estimé valoir, à ce qu'il paraît, pas moins de qua­tre onces d'argent, poids de la Tour, environ 20 schellings de notre monnaie actuelle. De ce prix il paraît être tombé successivement à deux onces d'argent, égales environ à 10 schellings de notre monnaie actuelle, prix auquel nous le trouvons évalué dans le commencement du seizième siècle, et auquel il semble avoir toujours été estimé jusqu'à l'an 1570 environ.

 

En 1350, qui était la vingt-cinquième année d'Édouard III, fut porté le statut qu'on appelle des ouvriers. On s'y plaint beaucoup, dans le préambule, de l'insolence des domestiques, qui tâchaient de tirer de leurs maîtres une augmentation de salaires; en conséquence, le statut ordonne que tous domestiques et ouvriers seront tenus à l'ave­nir de se contenter des mêmes salaires et livrées (on entendait alors par ce mot livrées, non seulement les habits mais les vivres) qu'ils avaient été dans l'usage de recevoir dans la vingtième année de ce règne et les quatre années précédentes, qu'à ce compte, leur livrée en blé ne pourrait être nulle part évaluée au-dessus de 10 deniers le boisseau, et qu'il serait toujours au choix du maître de la leur payer en blé ou en argent. On regardait donc, dans la vingt-cinquième année d'Edouard III, 10 deniers le boisseau comme un prix très modéré du blé, puisqu'il fallait un statut particulier pour forcer les domestiques à le recevoir à la place de leur livrée ordinaire de vivres, et on avait regardé ce même prix comme un prix raisonnable, dix années avant celle-ci, dans la seizième année du même règne, époque à laquelle se réfère le statut ; or, dans la seizième année d'Édouard III, 10 deniers contenaient environ une demi-once d'argent, poids de la Tour, et valaient environ une demi-couronne de notre monnaie actuelle. Ainsi, quatre onces d'argent, poids de la Tour, égales à 6 schellings 8 deniers de la monnaie d'alors, et à près de 20 schellings de celle d'aujourd'hui, étaient regardées comme un prix modéré pour le quarter de huit boisseaux.

 

Ce statut indique plus sûrement, sans aucun doute, ce qu'on regardait alors comme le prix modéré du grain, que ces prix de certaines années recueillies en général par les historiens et par d'autres écrivains, à cause de leur cherté ou de leur bon marché extraordinaire, et qui ne peuvent, en conséquence, servir à établir aucun jugement sur ce que peut avoir été le prix moyen. Il y a, d'ailleurs, d'autres raisons de croire que, dans le commencement du quatorzième siècle, et quelque temps encore auparavant, le prix commun du froment était au moins de quatre onces d'argent le quarter, et celui des autres grains en proportion.

 

En 1309, Raoul de Born, prieur de Saint-Augustin de Cantorbéry, donna, au jour de son installation, un festin dont Guillaume Thorn nous a conservé le détail, non seulement quant au service, mais même quant aux prix des denrées. Dans ce repas on consomma : 1° 53 quarters de froment, valant 19 livres, ou bien à 7 schellings 2 de­niers le quarter, ce qui fait environ 21 schellings 6 deniers de notre monnaie actuelle; 2' 58 quarters de drèche valant 17 livres 10 schellings, ou à 6 schellings le quarter, qui en font environ 18 de notre monnaie d'aujourd'hui; 3' 20 quarters d'avoine, valant 4 livres, ou à 4 schellings le quarter, qui font environ 12 schellings de notre monnaie actuelle. Les prix de la drèche et de l'avoine paraissent être ici au-dessus de leur proportion ordinaire avec le prix du froment.

 

Ces prix n'ont pas été recueillis pour leur cherté ou leur bon marché extraordi­naire, mais ils sont rapportés accidentellement comme les prix payés dans le temps pour les immenses quantités de grain consommés dans un festin qui était fameux par sa magnificence.

 

En 1262, la cinquante-unième année de Henri III, on fit revivre un ancien statut sur la taxe du pain et de l'ale, qui avait été porté, dit le roi dans le préambule, au temps de ses ancêtres, rois d'Angleterre. Ce statut est donc vraisemblablement au moins aussi ancien que le règne de son grand-père Henri II, et il peut même remonter au temps de la conquête. Il règle le prix du pain d'après les prix du blé, depuis un schelling jusqu'à 20 le quarter, argent de ce temps-là; or, il est à présumer, en général, que les statuts de ce genre cherchent à pourvoir également à toutes les déviations du prix moyen, autant au-dessous qu'au-dessus de ce prix. D'après cette supposition, dans le temps où ce statut fut porté d'abord, et depuis cette époque jusqu'à la cinquante-unième année de Henri III, le prix moyen d'un quarter de blé serait évalué à 10 schellings contenant six onces d'argent, poids de la Tour, faisant environ 30 schellings de notre monnaie d'aujourd'hui. Ce n'est donc pas nous écarter beaucoup de la vérité, que de supposer que le prix moyen n'était pas au-dessous du tiers du plus haut prix auquel ce statut règle le prix du pain, ou moins de 6 schellings 8 deniers argent de ce temps-là, contenant quatre onces d'argent, poids de la Tour.

 

Différents faits nous autorisent, en quelque sorte, à conclure que, vers le milieu du quatorzième siècle, et encore un certain temps auparavant, le prix moyen ou ordinaire du quarter de blé n'était pas au-dessus de quatre onces d'argent, poids de la Tour.

 

Depuis le milieu environ du quartorzième siècle jusqu'au commencement du seizième, ce qu'on regarde comme le prix raisonnable et modéré du blé, c'est-à-dire son prix moyen ou ordinaire, paraît avoir baissé successivement jusqu'à la moitié envi­ron du prix ci-dessus, de manière à être tombé enfin à près de deux onces d'ar­gent, poids de la Tour, faisant environ 10 schellings de notre monnaie actuelle. Il est demeure a ce prix jusqu'à 1570 environ.

 

Dans le journal de dépense de Henri, cinquième comte de Northumberland, à la date de 1512, il y a deux différentes estimations du blé; dans l'une, il est compté à 6 schellings 8 deniers le quarter, et dans l'autre, à 5 schellings 8 deniers seulement; en 1512, 6 schellings 8 deniers ne contenaient que deux onces d'argent, poids de la Tour, et valaient environ 10 schellings de notre monnaie d'à présent.

 

D'après plusieurs différents statuts, il paraît que, depuis la vingt-cinquième année d'Édouard 111, jusqu'au commencement du règne d'Élisabeth, pendant un espace de plus de deux cents ans, ce qu'on appelle le prix modéré et raisonnable du blé, c'est-à-dire son prix moyen et ordinaire, a toujours continué à s'évaluer à 6 schellings 8 de­niers. A la vérité, la quantité d'argent contenue dans cette somme nominale alla conti­nuel­lement en diminuant pendant le cours de cette période, par suite des altérations qui se firent dans la monnaie; mais l'augmentation de la valeur de l'argent avait, à ce qu'il semble, tellement compensé la diminution de la quantité contenue dans la même somme nominale, que la législature ne pensa pas que ces altérations valussent la peine de s'en occuper.

 

Ainsi, en 1436, il fut statué qu'on pourrait exporter du blé sans permission, quand le prix serait descendu jusqu'à 6 sch. 8 deniers, et en 1463 il fut statué qu'on ne pourrait pas importer de blé quand le prix ne serait pas au-dessus de 6 schellings 8 deniers le quarter. La législature avait pensé que lorsque le prix était aussi bas, il n'y avait aucun inconvénient à laisser exporter; mais lorsqu'il s'élevait plus haut, il deve­nait imprudent de permettre l'importation; ainsi, on avait considéré, dans ce temps, que ce qu'on appelle le prix modéré et raisonnable du blé était 6 schellings 8 deniers, contenant environ la même quantité d'argent que 13 schellings 4 deniers de notre monnaie actuelle, un tiers de moins que n'en contenait la même somme nominale au temps d'Édouard III.

 

En 1554, par actes des première et seconde années de Philippe et Marie et, en 1558, par acte de la première Élisabeth, l'exportation du blé fut de même prohibée toutes les fois que le prix du quarter excéderait 6 schellings 8 deniers, qui, alors, ne contenaient pas pour plus de 2 deniers d'argent au-delà de ce qu'en contient aujour­d'hui la même somme nominale; mais on reconnut bientôt que c'était prohiber tout à fait l'exportation du blé, que de la restreindre au temps où le blé tomberait à un prix aussi excessivement bas. En conséquence, en 1562, par acte de la cinquième année d'Élisabeth, on permit l'exportation du blé par certains ports, toutes les fois que le prix du quarter n'excéderait pas 10 schellings, contenant à peu près la même quantité d'argent qu'en contient à présent la même somme nominale. Ce prix a donc été alors regardé comme étant ce qu'on nomme le prix modéré et raisonnable du blé. Il s'accor­de de très près avec l'estimation du journal de Northumberland, de 1512.

 

En France, M. Dupré de Saint-Maur et le judicieux auteur de l'Essai sur la police des grains, ont observé l'un et l'autre que le prix moyen du blé y avait de même été beaucoup plus bas à la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième, que dans les deux siècles précédents. Son prix a vraisemblablement baissé de la même manière, pendant la même période, dans la majeure partie de l'Europe.

 

Cette augmentation dans la valeur de l'argent, relativement à celle du blé, pourrait être attribuée entièrement à une augmentation survenue dans la demande de ce métal, en conséquence des progrès et de l'amélioration de la culture, la quantité ou l'offre demeurant toujours la même pendant ce temps-là; ou bien elle peut être entièrement due à la diminution successive de l'approvisionnement, la plupart des mines alors con­nues dans le monde étant fort épuisées et, par conséquent, plus dispendieuses à exploiter; ou bien, enfin, elle peut être attribuée en partie à l'une et en partie à l'autre de ces deux circonstances. Sur la fin du quinzième siècle et au commencement du seizième, la plus grande partie de l'Europe s'avançait déjà vers une forme de gouver­nement plus stable que celle dont elle avait pu jouir depuis plusieurs siècles. Une plus grande sécurité devait naturellement accroître l'industrie et tous les genres d'amé­lio­ration, et la demande des métaux précieux, comme celle de tout autre objet de luxe et d'ornement, devait naturellement augmenter à mesure de l'augmentation des richesses. Un produit annuel plus considérable exigeait, pour sa circulation, une masse d'argent plus considérable, et une plus grande quantité de gens riches deman­daient une plus grande quantité de vaisselle et autres meubles en argent. Il est aussi naturel de suppo­ser que la plupart des mines qui fournissaient alors d'argent le marché d'Europe devaient être extrêmement épuisées et que, par conséquent, leur exploitation entraî­nait plus de dépenses. Plusieurs d'entre elles avaient été exploitées dès le temps des Romains.

 

Cependant, la plupart de ceux qui ont écrit sur les prix des denrées, dans les temps anciens, ont été d'opinion que, depuis la conquête, peut-être même depuis l'invasion de Jules César, jusques à la découverte des mines d'Amérique, la valeur de l'argent a été continuellement en décroissant. Ils semblent avoir été amenés à cette opinion, en partie par les observations qu'ils ont eu occasion de faire sur les prix, tant du blé que de quelques autres parties du produit brut de la terre, et en partie par cette notion vulgaire que la quantité d'argent augmentant naturellement dans chaque pays à mesu­re que les richesses y augmentent, sa valeur doit diminuer à mesure qu'il augmente en quantité.

 

A l'égard de leurs observations sur le prix du blé, trois circonstances différentes les ont souvent induits en erreur.

 

D'abord, dans l'ancien temps, presque toutes les rentes se payant en nature, en une certaine quantité de blé, de bétail, de volailles, etc., il arrivait quelquefois que le pro­prié­taire stipulait avec le tenancier qu'il aurait la faculté de demander son payement annuel en nature, ou une certaine somme d'argent à la place. Le prix auquel le paye­ment en nature est ainsi échangé pour une somme d'argent s'appelle, en Écosse, prix de conversion. Comme c'est toujours au propriétaire qu'appartient l'option de prendre la chose ou le prix, il est nécessaire, pour la sûreté du tenancier, que le prix de con­version soit plutôt au-dessous qu'au-dessus du prix ordinaire du marché. Aussi, dans beaucoup d'endroits, il n'est guère au-dessus de la moitié de ce prix. Dans la majeure partie de l'Écosse, cette coutume subsiste encore à l'égard de la volaille, et dans quelques endroits à l'égard du bétail. Elle aurait aussi vraisemblablement subsisté à l'égard du blé, si l'institution des fiars ou mercuriales des marchés ne l'eût fait cesser. Ce sont des évaluations annuelles, faites au jugement d'une assise, du prix moyen de toutes les sortes de grains de différentes qualités, suivant les prix actuels du marché pour chaque comté différent. Au moyen de cette institution, le tenancier trouve assez de sûreté, et le propriétaire beaucoup plus de commodité à convertir, comme on dit, la rente de blé dans le prix des fiars de chaque année; plutôt qu'à stipuler un prix fixe et constant; mais les auteurs qui ont recueilli le prix du blé dans les temps anciens ont souvent pris, par erreur, pour le prix actuel du marché, ce qu'on appelle en Écosse le prix de conversion. Fleetwood reconnaît quelque part qu'il est tombé dans cette méprise ; néanmoins, comme il écrivait son ouvrage dans une autre vue, il ne jugea à propos de faire cet aveu de son erreur qu'après avoir déjà cité quinze fois ce prix de conversion, qu'il porte à 8 schellings le quarter. En 1423, l'année à laquelle il com­mence à le citer, cette somme contenait la même quantité d'argent que 16 schellings de notre monnaie actuelle ; mais, en 1562, qui est l'année où il le rapporte pour la dernière fois, cette somme de 8 schellings ne contenait pas plus d'argent que n'en contient aujourd'hui la même somme nominale.

 

En second lieu, ces auteurs ont été induits en erreur par la négligence avec laquelle quelques anciens statuts pour la taxe du prix des denrées ont été quelquefois transcrits par des copistes paresseux, et même quelquefois rédigés par la législature du temps.

 

Il paraît que les anciens statuts de taxe des denrées ont toujours commencé par déterminer quels devaient être les prix du pain et de l'ale, lorsque les prix du blé et de l'orge étaient au taux le plus bas, et qu'ils ont procédé successivement à déterminer ce que ces prix devaient être, suivant que les prix de ces deux sortes de grains vien­draient successivement à s'élever au-dessus de ce taux le plus bas. Mais les copistes qui ont transcrit ces statuts ont pensé souvent qu'il suffisait de copier seulement les articles de la taxe, qui étaient les trois ou quatre premiers des bas prix, s'épargnant par là une partie de leur peine, et jugeant, à ce que je présume, que c'en était assez pour montrer quelle proportion il fallait observer à J'égard des prix élevés.

 

Ainsi, dans la taxe du pain et de l'ale de la cinquante et unième année de Henri III, le prix du pain fut taxé, selon les différents prix de blé, depuis 1 schelling jusqu'à 20 le quarter, monnaie de ce temps-là; niais, dans les manuscrits sur lesquels ont été imprimées toutes les différentes éditions des statuts, avant celle de M. Ruffhead, les copistes n'ont jamais transcrit les articles de la taxe au delà du prix de 12 schellings. Aussi plusieurs écrivains, induits en erreur par cette transcription inexacte, en ontils tiré la conclusion fort naturelle que le prix moyen ou ordinaire du blé, dans ce temps-là, était la moyenne de ceux énoncés au statut, c'est-à-dire 6 schellings le quarter, qui en font environ 18 de notre monnaie actuelle.

 

Dans le statut du tombereau et du pilori, porté à peu près à la même époque, le prix de l'ale est taxé en proportion de l'élévation du prix de l'orge de 6 deniers en 6 deniers, depuis 2 jusques à 4 schellings le quarter. Cependant ces 4 schellings n'étaient pas regardés comme le plus haut prix que l'orge pût atteindre dans ce temps; et ce qui peut bien nous porter à croire que ces prix n'étaient donnés que comme un exemple de la proportion à observer pour tous les autres prix, soit plus élevés, soit plus bas, ce sont ces derniers mots du statut : Et sic deinceps crescetur vel diminuetur per sex denarios. L'expression est fort peu élégante, mais la signification est assez claire : « Qu'il faut ainsi élever ou diminuer le prix de l'ale par chaque 6 deniers de hausse ou de baisse que le prix de l'orge viendra à subir. » Il paraît que la législature elle-même a mis aussi peu de soin à la rédaction de ce statut que les copistes en avaient mis à transcrire l'autre.

 

Dans un vieux manuscrit du Regiam Majestatem, qui est un ancien livre du roi d'Écosse, il y a un statut dans lequel est taxé le prix du pain d'après tous les différents prix du blé, depuis 10 deniers jusques à 3 schellings le boll d'Écosse, qui fait environ moitié du quarter anglais. Au temps où cette taxe paraît avoir été faite, 3 sous d'Écosse valaient environ 6 schellings sterling de notre monnaie actuelle. Il paraît que M. Rudiman [10] en a conclu que 3 sous étaient le plus haut prix auquel le blé s'élevât jamais dans ce temps-là, et que le prix ordinaire était de 10 à 12 deniers, tout au plus de 2 schellings. Cependant il est bien évident, en consultant le manuscrit, que tous ces prix ne sont mis là que comme des exemples de la proportion à observer entre les prix respectifs du blé et du pain. Les derniers mots du statut sont : Reliqua judicabis secundum prœscripta, habendo respectum ad preetum bladi, « Vous jugerez dans les autres cas d'après ce qui a été marqué ci-dessus, ayant égard au prix du blé. »

 

En troisième lieu, ces auteurs paraissent encore avoir été induits en erreur par le très bas prix auquel le blé s'est quelquefois vendu dans les temps fort anciens, et il paraît qu'ils se sont imaginé que son plus bas prix ayant été alors beaucoup moindre qu'il ne l'est dans les temps postérieurs, son prix ordinaire doit pareillement avoir été bien plus bas. Ils auraient pourtant dû s'apercevoir que, dans ces temps reculés, le plus haut prix s'élevait au-dessus de tout ce qu'on a pu connaître des temps subséquents, autant que le plus bas prix descendait au-dessous. Ainsi, en 1270, Fleetwood nous donne deux prix du quarter de blé : l'un est de 4 livres 16 schellings, argent de ce temps-là, faisant 14 livres 8 schellings de celui d'aujourd'hui; l'autre est de 6 livres 6 schellings, faisant 19 livres 4 schellings de notre monnaie actuelle. On ne trouve rien qui approche de ces prix excessifs, à la fin du quinzième ou au commencement du seizième siècle. Quoique en tout temps le prix du blé soit sujet à des variations, cependant il varie infiniment plus dans ces sociétés, livrées aux troubles et aux désor­dres, où l'interruption de tout commerce et de toute communication empêche que l'abondance d'une province ne vienne suppléer à la disette de l'autre. Dans l'état de confusion où était l'Angleterre sous les Plantagenêts, qui la gouvernèrent depuis le milieu environ du douzième siècle jusque vers la fin du quinzième, un canton pouvait se trouver dans l'abondance, tandis qu'un autre, qui n'était pas très éloigné, ayant eu sa récolte détruite par quelque accident naturel, ou ravagée par les excursions d'un baron voisin, souffrait toutes les horreurs de la famine; et cependant, s'ils étaient séparés par les terres de quelque seigneur ennemi, l'un d'eux ne pouvait pas donner le moindre secours à l'autre. Sous l'administration vigoureuse des Tudors, qui gouvernèrent l'An­gle­terre pendant le reste du quinzième siècle et dans tout le cours du seizième, il n'y avait pas de baron assez puissant pour oser troubler la tranquillité publique.

 

Le lecteur trouvera à la fin de ce chapitre tous les prix du blé, qui ont été recueillis par Fleetwood, depuis 1202 inclusivement jusques à 1597 aussi inclusivement, réduits au cours de la monnaie actuelle, et disposés, suivant l'ordre des temps, en sept séries de douze années chacune. Il trouvera aussi à la fin de chaque série le prix moyen des douze années qui la composent. Fleetwood n'a pu recueillir, dans cette longue période, que les prix de quatre-vingts années seulement, de manière que, pour com­pléter la dernière série, il ne manquerait que quatre années; j'ai donc ajouté, d'après les comptes du collège d'Eton, les prix des années 1598, 1599, 1600 et 1601 ; c'est la seule addition que j'aie faite. Le lecteur verra que, depuis le commencement du trei­zième siècle, jusque passé le milieu du seizième, le prix moyen de chaque série de douze années va successivement en baissant de plus en plus, et que, vers la fin du seizième siècle, il commence à se relever. Il est vrai que les prix que Fleetwood a pu recueillir paraissent être principalement ceux qui ont été remarquables par leur bon marché ou leur cherté extraordinaire, et je ne pense pas qu'on en puisse tirer aucune conclusion bien décisive.

 

Cependant, s'ils prouvent quelque chose, ils confirment absolument la proposition que j'ai cherché à établir. Fleetwood lui-même paraît néanmoins avoir pensé, avec la plupart des autres écrivains, que, pendant toute cette période, l'argent, attendu son abondance sans cesse croissante, a été toujours en diminuant de valeur. Les prix du blé, qu'il a recueillis lui-même, ne s'accordent certainement pas avec cette opinion. Ils s'accordent parfaitement avec celle de M. Dupré de Saint-Maur, et avec celle que j'ai tâché de démontrer. L'évêque Fleetwood et M. Dupré de Saint-Maur sont les deux auteurs qui semblent avoir recueilli, avec le plus de soin et de fidélité, les prix des choses dans les temps anciens. Il est assez remarquable que, malgré la grande diffé­rence de leurs opinions, les faits recueillis par chacun d'eux se trouvent coïncider avec tant d'exactitude, au moins pour ce qui regarde les prix du blé.

 

Cependant c'est moins du bas prix du blé que de celui de quelques autres parties du produit brut de la terre, que les écrivains les plus judicieux ont inféré la grande valeur qu'ils attribuent à l'argent dans ces anciens temps. Le blé, ont-ils dit, étant une espèce de produit de main-d'œuvre, a été, dans ces temps grossiers, beaucoup plus cher, en proportion, que la plupart des autres marchandises; je présume qu'ils ont voulu dire la plupart des autres marchandises qui n'étaient pas produit de main-d’œuvre, telles que le bétail, la volaille, le gibier de toute espèce, etc. En effet, que dans ces temps de pauvreté et de barbarie ces sortes de choses fussent en proportion à beaucoup meilleur marché que le blé, c'est une vérité indubitable; mais ce bon marché n'était pas l'effet de la haute valeur de l'argent, mais bien du peu de valeur de ces denrées. Ce n'était pas que dans ce temps-là l'argent fût en état d'acheter ou de repré­sen­ter une plus grande quantité de travail, mais c'est que ces sortes de denrées n'en pouvaient acheter ou représenter qu'une quantité beaucoup plus petite que dans les temps où la richesse et l'industrie eurent fait plus de progrès. L'argent doit certai­ne­ment être à meilleur marché dans l'Amérique espagnole que dans l'Europe; dans le pays qui le produit, que dans celui où on l'apporte chargé de la dépense d'un long transport tant par terre que par mer, de celle du chargement et de l'assurance. Cepen­dant, il n'y a pas beaucoup d'années qu'à Buenos-Ayres, à ce que nous dit Ulloa, 21 deniers et demi sterling étaient le prix d'un bœuf choisi dans un troupeau de trois ou quatre cents têtes. M. Byron nous rapporte que, dans la capitale du Chili, le prix d'un bon cheval est de 16 schellings sterling. Dans un pays naturellement fertile, mais dont la plus grande partie est tout à fait inculte, le bétail, la volaille, le gibier de toute espè­ce peuvent s'acquérir au moyen d'une très petite quantité de travail ; il en résulte qu'ils ne peuvent en acheter ou en commander qu'une très petite quantité. Le très bas prix auquel ils y sont vendus en argent n'est pas une preuve que la valeur de l'argent y soit très haute, mais c'est une preuve que la valeur de ces marchandises y est fort basse.

 

Il faut toujours se rappeler que c'est le travail, et non aucune autre marchandise ou classe de marchandises particulières, qui est la mesure réelle de valeur, tant pour l'argent que pour toute autre marchandise quelconque.

 

Mais dans des pays presque déserts ou très peu habités, le bétail, la volaille, le gibier de toute espèce, etc., étant des productions spontanées de la nature, s'y multi­plient souvent en beaucoup plus grande quantité que ne l'exige la consommation des habitants. Dans un tel état de choses, l'offre excède communément la demande. Ainsi, ces sortes de denrées, suivant les différents états où sera la société, suivant les diffé­rents degrés d'opulence ou d'industrie où elle se trouvera, représenteront ou vaudront des quantités de travail fort différentes.

 

Quel que soit l'état de la société, quel que soit son degré de civilisation, le blé est toujours une production de l'industrie des hommes. Or, le produit moyen de toute espèce d'industrie se subordonne toujours avec plus ou moins de précision à la con­som­mation moyenne, la quantité moyenne de l'approvisionnement à la quantité moyen­ne de la demande; d'ailleurs, dans les différents degrés d'amélioration d'un pays, il faudra toujours, en moyenne, des quantités de travail à peu près égales, pour faire croître des quantités égales de blé dans un même sol et sous un même climat, l'augmentation continuelle qui a lieu dans la puissance productive du travail, à mesure que la culture va en se perfectionnant, étant plus ou moins contre-balancée par l'ac­crois­se­ment continuel du prix des bestiaux, qui sont les principaux instruments de l'agriculture. Nous devons donc, d'après ceci, être bien certains qu'en tout état possible de la société, dans tout degré de civilisation, des quantités égales de blé seront une représentation ou un équivalent plus juste de quantités égales de travail, que ne le seraient des quantités égales de toute autre partie du produit brut de la terre. En conséquence, le blé, ainsi qu'il a été déjà observé, est, dans tous les différents degrés de richesse et d'amélioration de la société, une mesure de valeur plus exacte que toute autre marchandise ou que toute autre classe de marchandises; ainsi, dans tous ces différents degrés, nous pouvons mieux juger de la valeur réelle de l'argent, en le comparant avec le blé, qu'en prenant pour objet de comparaison une autre marchandise quelconque ou plusieurs autres sortes de marchandises conjointement.

 

En outre, le blé ou tout autre végétal faisant la nourriture ordinaire et favorite du peuple, constitue, dans tout pays civilisé, la principale partie de la subsistance du travailleur. Par suite de l'extension de la culture, la terre d'un pays quelconque produit une bien plus grande quantité de nourriture végétale que de nourriture animale, et partout l'ouvrier se nourrit Principalement de l'aliment qui joint à la salubrité l'avan­tage d'être le plus abondant et le moins cher. Excepté dans les contrées les plus florissantes, et dans lesquelles le travail est le plus libéralement récompensé, la viande de boucherie n'est qu'une bien faible partie de la subsistance de l'ouvrier; la volaille en est encore une bien moindre, et le gibier n'y entre pour rien. En France, et même en Écosse, où le travail est un peu mieux rétribué qu'en France, l'ouvrier pauvre ne mange guère de viande que les jours de fêtes et dans quelques circonstances extra­ordinaires. Le prix du travail en argent dépend donc beaucoup plus du prix moyen du blé, qui est la subsistance de l'ouvrier, que de celui de la viande ou de toute autre partie du produit brut de la terre; par conséquent, la valeur réelle de l'or et de l'argent, la quantité réelle de travail qu'ils peuvent acheter ou commander, dépend beaucoup plus de la quantité qu'ils peuvent acheter ou représenter, que de celle de viande ou de toute espèce de produit brut dont ils pourraient disposer.

 

Cependant, des observations aussi peu approfondies sur les prix du blé ou des autres denrées n'auraient vraisemblablement pas induit en erreur tant d'auteurs éclai­rés, si elles ne se fussent pas trouvées conformes à cette notion vulgaire, que la quantité d'argent augmentant naturellement dans un pays où la richesse augmente, ce métal doit diminuer de valeur à mesure qu'il augmente en quantité. Cette notion paraît pourtant tout à fait dénuée de fondement.

 

Deux causes différentes peuvent augmenter dans un pays la quantité des métaux précieux. La première, c'est une augmentation dans l'abondance des mines qui en four­nissent à ce pays; la seconde, c'est un accroissement dans la richesse du peuple, une augmentation du produit annuel de son travail. Sans nul doute, la première de ces deux causes entraîne nécessairement avec elle une diminution dans la valeur des métaux précieux, mais non pas la seconde.

 

Quand des mines plus abondantes viennent à être découvertes, une plus grande quantité de métaux précieux est apportée au marché, et la quantité des autres choses propres aux besoins et aux commodités de la vie contre laquelle ils doivent s'échan­ger, étant la même qu'auparavant, des quantités égales de ces métaux s'échangeront nécessairement contre des quantités plus petites de ces choses. Ainsi, l'augmentation de la quantité des métaux précieux dans un pays, en tant qu'elle provient d'une plus grande abondance dans les mines, emporte de toute nécessité avec elle quelque diminution dans la valeur de ces métaux.

 

Quand, au contraire, la richesse d'un pays augmente, quand le produit annuel de son travail devient successivement de plus en plus considérable, il lui faut nécessai­re­ment une plus grande quantité d'argent monnayé pour faire circuler cette plus grande quantité de marchandises; d'un autre côté, les gens de ce pays achèteront naturelle­ment de la vaisselle d'argent et d'autres ouvrages d'orfèvrerie en quantités de plus en plus fortes, à mesure qu'ils se trouveront en état de faire cette dépense et qu'ils auront à leur disposition plus de marchandises pour la payer. La quantité de leur monnaie augmentera pour cause de nécessité; celle de leur orfèvrerie pour cause de vanité et d'ostentation, ou pour la même raison qui fera que les belles statues, les tableaux et tous les autres objets de luxe et de curiosité deviendront probablement en plus grand nombre parmi eux. Mais comme il n'est pas vraisemblable que les peintres et les sculpteurs soient plus mal payés dans des temps de richesse et de prospérité que dans des temps de pauvreté et de décadence, de même il n'est pas vraisemblable que l'or et l'argent soient aussi moins bien payés.

 

Comme le prix de l'or et de l'argent hausse naturellement dans une nation à me­sure qu'elle s'enrichit, à moins que la découverte accidentelle de mines plus abondan­tes ne le fasse baisser, il s'ensuit que, quel que puisse être l'état des mines, ce prix sera naturellement plus élevé dans un pays riche que dans un pays pauvre. L'or et l'argent, comme tout autre marchandise, cherchent naturellement le marché où l'on en offre le meilleur prix et, pour quelque denrée que ce soit, le meilleur prix sera toujours offert par le pays qui est le plus en état de le donner. Le travail, comme il faut toujours se le rappeler, est le prix qui, en dernière analyse, paye tout, et dans deux pays où le travail sera également bien salarié, le prix du travail en argent sera en proportion du prix de la subsistance de l'ouvrier; or, l'or et l'argent s'échangeront naturellement contre une plus grande quantité de subsistances dans un pays riche que dans un pays pauvre; dans un pays où les subsistances abondent, que dans un pays qui n'est que médiocre­ment fourni. Si les deux pays sont à une grande distance l'un de l'autre, la différence pourra être très grande, parce que, quoique les métaux soient naturellement attirés du marché le moins avantageux vers celui où ils trouvent le plus d'avantages, cependant il peut y avoir de la difficulté à les y transporter en quantité suffisante pour que les prix s'équilibrent à peu près dans les deux marchés. Si les pays sont rapprochés, la différence sera moindre, et quelquefois même elle sera à peine sensible, parce que, dans ce cas, le transport sera facile. La Chine est un pays bien plus riche qu'aucune contrée de l'Europe, et la différence du prix des subsistances est très grande entre la Chine et l'Europe. Le riz est à beaucoup meilleur marché en Chine que ne l'est le blé en aucun heu de l'Europe. L'Angleterre est beaucoup plus riche que l'Écosse; mais la différence du prix du blé en argent entre ces deux pays est beaucoup moindre, et elle est à peine sensible. Eu égard à la quantité ou mesure, le blé d'Écosse paraît, en général, à bien meilleur marché que le blé d'Angleterre; mais eu égard à la qualité, il est certainement un peu plus cher. L'Écosse tire presque tous les ans de l'Angleterre de grosses provisions de blé, et il faut bien qu'une marchandise soit un peu plus chère dans le pays où on l'apporte, que dans celui d'où elle vient. Le blé d'Angleterre est donc nécessairement plus cher en Écosse qu'en Angleterre même, et cependant, en proportion de sa qualité ou de la quantité et bonté de la farine qu'on peut en retirer, il ne peut pas s'y vendre communément à plus haut prix que le blé d'Écosse, qui vient avec lui en concurrence au marché.

 

La différence du prix du travail en argent entre la Chine et l'Europe est encore bien plus forte que celle du prix des subsistances en argent, parce que la récompense réelle du travail est plus élevée en Europe qu'à la Chine, la plus grande partie de l'Europe étant dans un état de progrès, pendant que la Chine semble rester toujours au même point. Le prix du travail en argent est plus élevé en Écosse qu'en Angleterre, parce que la récompense réelle du travail y est beaucoup moindre, l'Écosse, quoique dans un état de progrès vers une plus grande opulence, avançant néanmoins beaucoup plus lentement que l'Angleterre. Une bonne preuve que la demande du travail est fort différente dans ces deux pays, c'est la quantité de personnes qui émigrent d'Écosse, et le peu qui émigrent d'Angleterre. Il faut se rappeler que ce qui règle naturellement la proportion de la récompense réelle du travail entre différents pays, ce n'est pas leur richesse ou leur pauvreté actuelle, mais leur condition progressive, stationnaire ou rétrograde,

 

Comme l'or et l'argent, n'ont nulle part naturellement plus de valeur que parmi les nations les plus riches, ils n'en ont aussi nulle part moins que parmi les plus pauvres. Chez les nations sauvages, les plus pauvres de toutes, ces métaux ont à peine une valeur.

 

Le blé est toujours plus cher dans une grande ville que dans les campagnes éloi­gnées. Cependant, ce n'est pas que l'argent y soit à meilleur marché, mais c'est que le blé y est réellement plus cher. Il n'en coûte pas moins de travail pour apporter l'argent à une grande ville qu'aux campagnes éloignées, mais il en coûte beaucoup plus de travail pour y apporter le blé.

 

Le blé est cher dans quelques pays riches et commerçants, tels que la Hollande et le territoire de Gênes, par la même raison qu'il est cher dans une grande ville. Ces pays ne produisent pas de quoi nourrir leurs habitants; leur richesse consiste dans l'industrie et l'habileté de leurs artisans manufacturiers, dans une foule de machines et d'instruments de toute espèce, propres à faciliter et abréger le travail; dans leurs navires et dans tout l'attirail qui augmente les moyens de transport et de commerce; mais ces pays sont pauvres en blé, lequel se trouve nécessairement chargé, en sus de son prix, du prix du transport des endroits éloignés d'où il faut absolument le faire venir. Il n'en coûte pas moins de travail pour apporter de l'argent à Amsterdam qu'à Dantzick, mais il en coûte bien plus de travail pour y apporter du blé. Le coût réel de l'argent doit être à peu près le même dans ces deux places, mais celui du blé y doit être très différent. Diminuez l'opulence réelle de la Hollande ou du territoire de Gênes, le nombre des habitants y restant toujours le même ; diminuez le pouvoir qu'ont ces pays de payer des approvisionnements au loin, et vous verrez que, bien loin de baisser avec cette diminution dans la quantité de l'argent, laquelle., soit comme cause, soit comme effet, accompagnera nécessairement cet état de décadence, le prix du blé va s'y élever au taux d'une famine. Quand nous venons à manquer des choses nécessaires, il faut bien alors renoncer aux choses superflues; et de même que la valeur de celles-ci hausse dans le temps de prospérité et d'opulence, de même elle baisse dans les temps de pauvreté et de détresse. Il en est autrement des choses néces­saires. Leur prix réel, la quantité de travail qu'elles peuvent commander ou acheter, s'élève dans les temps de pauvreté et de détresse, et baisse dans les temps d'opulence et de prospérité, qui sont toujours des moments de grande abondance, sans quoi ils ne seraient pas des temps d'opulence et de prospérité. Le blé est la chose nécessaire, l'argent est la chose superflue.

 

Ainsi, quelle qu'ait pu être l'augmentation de quantité dans les métaux précieux, survenue pendant cette première période du milieu du quatorzième siècle au milieu du seizième, en conséquence d'un accroissement de richesse et d'amélioration, cette aug­men­tation n'a pu tendre à diminuer la valeur de ces métaux dans la Grande-Bretagne ou dans toute autre partie de l'Europe. Par conséquent, si ceux qui ont recueilli les prix des denrées dans les temps anciens n'ont pas eu raison d'inférer des observations qu'ils ont faites sur les prix du blé ou des autres marchandises, qu'il y ait eu, pendant cette période, une diminution dans la valeur de l'argent, ils sont encore bien moins fondés à l'inférer de cet accroissement de richesse et d'amélioration qu'ils supposent avoir eu lieu.

 

 

Deuxième période, de 1570 à 1640

 

Autant les opinions des écrivains ont varié sur les progrès de la valeur de l'argent pendant cette première période, autant elles se trouveront unanimes sur ces progrès pendant la seconde.

 

De 1570 environ, jusqu'à 1640, pendant une période d'environ soixante-dix ans, la proportion entre la valeur de l'argent et celle du blé a varié dans un sens tout à fait opposé.

 

L'argent a baissé dans sa valeur réelle, ou s'est échangé contre une moindre quan­tité de travail qu'auparavant, et le blé s'est élevé dans son prix nominal, et au lieu de se vendre communément environ 2 onces d'argent le quarter, ou environ 10 schellings de notre monnaie actuelle, il s'est vendu jusqu'à 6 et 8 onces d'argent, c'est-à-dire environ 30 et 40 schellings de notre monnaie actuelle.

 

Cette diminution de la valeur de l'argent, relativement à celle du blé, ne paraît pas avoir eu d'autre cause que la découverte des mines abondantes de l'Amérique. Aussi, chacun en donne-t-il la même raison, et il n'y a jamais eu, à cet égard, de dispute ni sur le fait ni sur sa cause. Pendant cette période, la majeure partie de l'Europe avan­çait en industrie et en opulence et, par conséquent, la demande d'argent y doit avoir été toujours en augmentant. Mais l'augmentation de l'approvisionnement, à ce qu'il semble, a tellement surpassé celle de la demande, que la valeur de ce métal n'en a pas moins baissé considérablement. Il faut observer que la découverte des mines de l'Amérique ne paraît pas avoir influé d'une manière sensible sur le prix des choses en Angleterre, avant 1570, quoiqu'il y eût déjà plus de vingt ans que les mines, même du Potosi, fussent découvertes.

 

De 1595 inclusivement à 1620 aussi inclusivement, le prix moyen du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment au marché de Windsor paraît, suivant les comp­tes du collège d'Eton, avoir été de 2 livres 1 schelling 6 deniers 9/13. En négligeant la fraction, et déduisant de cette somme un neuvième ou 4 schellings 7 deniers 1/3, le prix du quarter de 8 boisseaux serait revenu à 1 livre 16 schellings 10 deniers 2/3. Et en négligeant encore la fraction, et déduisant de cette somme un neuvième ou 4 schellings 1 denier 1/9 pour la différence de prix entre le plus beau froment et celui de qualité moyenne, le prix de ce dernier serait revenu à environ 1 livre 12 schellings 8 deniers 8/9, ou environ 6 onces et un tiers d'once d'argent.

 

De 1621 inclusivement à 1636 aussi inclusivement, le prix moyen de la même mesure du plus beau froment au même marché, d'après les mêmes comptes, paraît avoir été de 2 livres 10 schellings, de laquelle somme faisant les mêmes déductions que dans le cas précédent, le prix moyen du quarter de huit boisseaux de blé de moyenne qualité serait revenu à 1 livre 19 schellings 6 deniers, ou à environ 7 onces et deux tiers d'once d'argent.

 

 

Troisième période, de 1637 à 1700

 

C'est entre 1630 et 1640, ou vers l'année 1636, que la découverte des mines de l'Amérique paraît avoir exercé tout son effet sur la réduction de la valeur de l'argent, et il paraît que la valeur de ce métal n'a jamais autant baissé, relativement à celle du blé, qu'elle l'a fait à cette époque. Elle paraît s'être relevée de quelque chose dans le cours de ce siècle; elle avait même vraisemblablement commencé à hausser quelque temps avant la fin du siècle dernier.

 

De 1637 inclusivement à 1700 aussi inclusivement, dans les soixante-quatre dernières années du siècle passé, le prix moyen du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment au marché de Windsor, d'après les mêmes comptes d'Eton, paraît avoir été de 2 livres 11 schellings 0 denier 1/3 ; ce qui est seulement un schelling et un tiers de denier plus cher qu'il n'avait été pendant les seize années précédentes ; mais dans le cours de ces soixante-quatre années, il était arrivé deux événements qui ont dû pro­duire une rareté du blé beaucoup plus grande que celle qu'aurait sans cela occasionnée la seule influence des saisons, et qui sont plus que suffisants pour expliquer ce petit renchérissement, sans qu'il soit besoin de supposer une réduction ultérieure dans la valeur de l'argent.

 

Le premier de ces événements fut la guerre civile, qui, en décourageant l'agri­culture et en interrompant le commerce, a dû élever le prix du blé fort au-dessus de ce qu'aurait pu faire sans cela l'intempérie des saisons. Elle doit avoir produit cet effet, plus ou moins, sur tous les différents marchés du royaume, mais particulièrement sur ceux du voisinage de Londres, qui sont obligés de s'approvisionner dans une étendue de terrain plus grande. Aussi, en 1648, d'après les mêmes comptes, le plus beau froment, au marché de Windsor, paraît-il avoir coûté jusqu'à 4 livres 5 schellings le quarter de neuf boisseaux, et en 1649 jusqu'à 4 livres. Ces deux années ensemble font un excédent de 3 livres 5 schellings sur les 2 livres 10 schellings, prix moyen des seize années antérieures à 1637, lequel excédent, réparti sur les soixante-quatre dernières années du siècle dernier, suffirait presque seul pour rendre raison du léger renchérissement qui paraît s'y faire remarquer. Cependant ces deux prix, quoique les plus hauts, ne sont pas les seuls hauts prix que les guerres civiles paraissent avoir occasionnés.

 

Le second de ces événements, ce fut la prime accordée, en 1688, à l'exportation du blé. Beaucoup de gens se sont figuré que la prime, en encourageant la culture, pouvait, dans une longue suite d'années, occasionner une plus grande abondance et, par conséquent, une plus grande diminution du prix du blé dans le marché intérieur que celle qui aurait eu lieu sans cela. J'examinerai dans la suite jusques à quel point les primes peuvent, dans aucun temps, produire un semblable effet; j'observerai seulement, pour le présent, qu'elles n'auraient pas eu le temps de produire cet effet de 1688 à 1700. Pendant cette courte période, le seul effet qu'elles aient dû produire, c'est d'avoir fait monter le prix du blé sur le marché intérieur, en encourageant l'ex­por­tation du produit surabondant de chaque année, et en empêchant par là que la disette d'une année ne se trouvât compensée par l'abondance d'une autre. La prime doit avoir ajouté quelque chose à l'effet de la disette qui a eu heu en Angleterre de 1693 inclusivement jusques à 1699 aussi inclusivement, quoique cette disette doive être sans doute attribuée principalement aux mauvaises saisons et que, par consé­quent, elle se soit fait sentir dans une partie considérable de l'Europe. Aussi, en 1699 l'exportation du blé fut-elle prohibée pour neuf mois.

 

Il y a encore un troisième événement qui eut lieu dans le cours de la même période et qui, sans occasionner sans doute aucune rareté dans le blé, ni peut-être aucune augmentation dans la quantité réelle d'argent communément payée pour le prix du blé, doit avoir nécessairement amené quelque augmentation dans la somme nominale de ce prix. Cet événement, ce fut la grande dégradation causée dans la monnaie d'argent par le frai et par les rogneurs.

 

Ce mal commença sous le règne de Charles II, et alla toujours en augmentant jusques en 1693, auquel temps, à ce que nous dit M. Lowndes, la monnaie d'argent courante était, en moyenne, à près de 25 pour 100 au-dessous de sa valeur légale. Mais la somme nominale qui constitue le prix de marché des choses se règle nécessai­rement bien moins sur la quantité d'argent que la monnaie devrait contenir d'après la loi, que sur celle que cette monnaie contient alors effectivement, autant qu'on en peut juger par l'expérience. Cette somme nominale doit donc être nécessairement plus forte, quand la monnaie est dégradée par le frai et par les rogneurs, que quand elle approche de sa valeur légale.

 

Dans le cours de ce siècle, la monnaie d'argent n'a été dans aucun temps aussi fort au-dessous de son poids légal, qu'elle l'est aujourd'hui. Mais, tout usée qu'elle est, sa valeur est soutenue par la monnaie d'or contre laquelle on peut l'échanger; car, quoi­que la monnaie d'or fût aussi très usée avant la dernière refonte, elle l'était beaucoup moins que la monnaie d'argent. En 1695, au contraire, la valeur de la monnaie d'argent n'était pas soutenue par la monnaie d'or, une guinée s'échangeant alors com­mu­­né­ment contre 30 schellings de cette monnaie usée et rognée. Avant la dernière refonte de la monnaie d'or, le prix du lingot d'argent ne s'élevait guère au-dessus de 5 sch. 7 deniers l'once, ce qui n'est que 5 deniers au-dessus du prix qu'on en donne à la Monnaie. Mais en 1695, le lingot d'argent était communément à 6 sch. 5 deniers l'once [11], ce qui fait 15 deniers au-dessus du prix pour lequel il était reçu à la Monnaie. Ainsi, même avant la dernière refonte de la monnaie d'or, les monnaies d'or et d'argent, prises ensemble, n'étaient pas estimées à plus de 8 pour 100 au-dessous de leur valeur légale, en les comparant avec le prix du lingot d'argent. Au contraire, en 1695, elles étaient estimées à 25 pour 100 au-dessous de cette valeur. Mais au com­men­cement de ce siècle, immédiatement après la grande refonte, sous le roi Guil­laume, la majeure partie de la monnaie courante doit avoir été beaucoup plus près de son poids légal qu'elle ne l'est aujourd'hui. Dans le cours de ce siècle, il n'y a pas eu non plus de grande calamité publique, telle qu'une guerre civile, qui ait pu décourager la culture ou interrompre le commerce au-dedans. Et quoique la prime, qui a eu son effet dans la plus grande partie de ce siècle, ait toujours élevé nécessaire­ment le prix du blé un peu plus haut qu'il n'eût été sans elle (l'état de la culture supposé le même dans les deux cas), néanmoins, comme dans le cours de ce siècle la prime a eu tout le temps de produire tous les bons effets qu'on lui attribue communé­ment, comme d'en­cou­rager le labourage et d'augmenter par là la quantité de blé dans le marché intérieur, on peut supposer, d'après les principes d'un système que j'expose ici et que j'examinerai dans la suite, qu'elle a contribué en quelque chose à faire baisser le prix de cette denrée, aussi bien qu'elle a contribué d'un autre côté à l'élever. Beaucoup de gens prétendent qu'elle a plus agi dans le premier sens que dans l'autre. En consé­quence, dans les soixante-quatre premières années de ce siècle, le prix moyen du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment, au marché de Windsor, suivant les comptes du collège d'Eton, paraît avoir été de 2 liv. 0 schelling 6 den. 19/32, ce qui fait environ 10 schellings 6 den., ou plus de 25 pour 100 meilleur marché qu'il n'avait été pendant les soixante-quatre dernières années du siècle précédent; environ 9 schellings 6 den. meilleur marché qu'il n'avait été pendant les seize années antérieures à 1636, lorsque la découverte des mines abondantes de l'Amérique avait, on doit le supposer, produit tout son effet; et environ 1 schelling meilleur marché qu'il n'avait été dans les vingt-six années antérieures à 1620, avant qu'on puisse raisonnablement supposer que cette découverte eût pleinement produit son effet. A ce compte, le prix moyen du froment de moyenne qualité, pendant les soixante-quatre premières années de ce siècle, a dû revenir à environ 32 schellings le quarter de huit boisseaux.

 

Ainsi, la valeur de l'argent paraît s'être élevée de quelque chose relativement à celle du blé pendant le cours de ce siècle, et elle a vraisemblablement commencé à le faire quelque temps avant la fin du siècle dernier.

 

En 1687, le prix du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment, au marché de Windsor, a été de 1 livre 5 sch. 2 deniers, le plus bas prix auquel on l'eût jamais vu depuis 1595.

 

En 1688, M. Grégoire King, homme célèbre par ses connaissances dans ces sortes de matières, estimait que le prix moyen du blé, dans les années d'abondance moyen­ne, était, pour le producteur, de 3 schellings 6 deniers le boisseau, ou 28 schellings le quarter. J'imagine que ce prix du producteur est le même que celui qu'on nomme quel­quefois prix de contrat, ou le prix auquel un fermier s'engage, pour un certain nombre d'années, à livrer à un marchand une certaine quantité de blé. Comme un contrat de ce genre épargne au fermier la peine et la dépense de courir les marchés, le prix de contrat est, en général, plus bas que le prix de marché ordinaire. M. King a juré que le prix du contrat ordinaire, dans les années d'abondance moyenne, était, à cette époque, de 28 schellings le quarter. Avant la cherté occasionnée par la suite extraordinaire de mauvaises années que nous venons d'avoir, c'était là le prix ordi­naire de contrat dans toutes les années communes.

 

En 1688, le Parlement accorda la prime à l'exportation du blé. Les propriétaires fonciers, qui étaient en beaucoup plus grand nombre qu'à présent dans la législature, s'étaient aperçus que le prix du blé en argent commençait à baisser. La prime était un expédient pour le faire monter artificiellement à ce haut prix auquel il s'était souvent vendu sous les règnes de Charles 1er et de Charles II. Il fut donc établi qu'elle aurait lieu jusqu'à ce que le blé fût monté à 48 sch. le quarter, ce qui était 20 sch. ou 5/7 plus cher que M. King n'avait, cette même année, évalué le prix du producteur, dans les temps d'abondance moyenne. Si ses calculs méritent tant soit peu la réputation qu'on leur accorde généralement, 48 schell. le quarter étaient un prix qu'à moins de quelque expédient, tel que la prime, on ne devait pas attendre alors, excepté dans les années de cherté extraordinaire. Mais le gouvernement du roi Guillaume n'était pas encore bien solidement établi ; il n'était pas en mesure de refuser quelque chose aux propriétaires fonciers, auprès desquels il sollicitait dans ce temps même le premier établissement de la taxe foncière annuelle.

 

Ainsi, la valeur de l'argent, relativement à celle du blé, s'est probablement un peu élevée avant la fin du siècle dernier, et elle semble avoir continué à s'élever pendant le cours de la majeure partie de ce siècle, quoique la prime ait dû avoir nécessairement l'effet de rendre cette hausse moins sensible qu'elle ne l'eût été sans cela, dans l'état actuel de la culture.

 

Dans les années d'abondance, la prime, en occasionnant une exportation extraor­dinaire, élève nécessairement le prix du blé au-dessus de ce qu'il serait sans cela dans ces années. Le but avoué de cette institution, c'était d'encourager le labourage en tenant le blé à un bon prix, même dans les années de la plus grande abondance.

 

Dans les années de cherté, il est vrai, la prime était suspendue; cependant, elle n'en a pas moins produit son effet, même sur les prix de la plupart de ces années. Au moyen de l'exportation extraordinaire qu'elle occasionne dans les années d'abondance, elle doit souvent empêcher que l'abondance d'une année ne compense la disette de l'autre.

 

Ainsi, la prime élève le prix du blé, tant dans les années abondantes que dans les mauvaises, au-delà du prix où il s'arrêterait naturellement, dans l'état où est alors la culture. Si donc, pendant les soixante-quatre premières années de ce siècle, le prix moyen a été plus bas que pendant les soixante-quatre dernières du précédent, il l'aurait été encore bien davantage sans l'effet de la prime, en supposant que l'état de la culture fût resté le même.

 

Mais, dira-t-on, sans la prime, l'état de la culture n'eût pas été le même. Quand j'en serai à traiter, dans la suite, des primes en particulier, je tâcherai d'expliquer quels peuvent avoir été les effets de cette institution sur l'agriculture. je me contenterai, pour le moment, d'observer que cette hausse dans la valeur de l'argent, relativement à celle du blé, n'a pas été particulière à l'Angleterre. Trois écrivains qui ont recueilli avec beaucoup de soin et d'exactitude le prix du blé en France, M. Dupré de Saint-Maur, M. Messance et l'auteur de l'Essai sur la police des grains, ont tous observé cette hausse dans leur pays, pendant la même période et presque dans la même proportion; or, en France, l'exportation des grains a été défendue par les lois jusqu'en 1764, et il me semble assez difficile de supposer que la même diminution de prix à peu près, qui a eu heu dans un pays, nonobstant la défense d'exporter, doive être attribuée dans l'autre à l'encouragement extraordinaire donné à l'exportation.

 

Il serait peut-être plus convenable de regarder cette variation dans le prix moyen du blé comme étant plutôt l'effet de quelque hausse graduelle de la valeur réelle de l'argent sur le marché de l'Europe, que de quelque baisse dans la valeur réelle du blé. On a déjà observé que le blé, dans des périodes de temps distantes l'une de l'autre, est une mesure de valeur plus exacte que l'argent, ou peut-être que toute autre marchan­dise. Lorsque, après la découverte des mines abondantes de l'Amérique, le blé vint à monter trois ou quatre fois au-dessus de son ancien prix en argent, ce changement fut attribué généralement à une baisse dans la valeur réelle de l'argent, et non pas à une hausse quelconque dans la valeur réelle du blé. Si donc, pendant les soixante-quatre premières années de ce siècle, le prix moyen du blé en argent a baissé de quelque chose au-dessous de ce qu'il avait été pendant la majeure partie du siècle dernier, nous devrions de même attribuer ce changement, non à quelque baisse dans la valeur réelle du blé, mais à une hausse survenue dans la valeur de l'argent, dans le marché général de l'Europe.

 

A la vérité, le haut prix du blé, pendant ces dix ou douze dernières années, a fait naître le soupçon que la valeur réelle de l'argent continuait toujours à baisser sur le marché -général de l'Europe. Pourtant ce haut prix du blé paraît avoir été l'effet d'une succession extraordinaire d'années défavorables, et ne devrait pas, par conséquent, être regardé comme une chose permanente, mais comme un événement passager et accidentel. Pendant ces dix ou douze dernières années, les récoltes ont été très mau­vaises dans la plus grande partie de l'Europe, et les troubles de la Pologne ont aug­men­té extrêmement la disette dans tous les pays qui avaient coutume de s'y approvi­sionner pendant les années de cherté. Quoiqu'une aussi longue suite de mauvaises années ne soit pas un événement ordinaire, il n'est pourtant pas sans exemple, et quiconque a fait des recherches sur l'histoire des prix du blé, dans les temps anciens, ne sera pas embarrassé de trouver plusieurs autres exemples de la même nature; d'ailleurs, dix années de disette extraordinaire n'ont rien de plus étonnant que dix années d'une extraordinaire abondance. Le bas prix du blé depuis 1741 inclusivement, jusqu'à 1750 aussi inclusivement, peut très bien être mis en opposition avec son haut prix, pendant ces huit ou dix dernières années. De 1741 à 1750, le prix moyen du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment, au marché de Windsor, paraît, sui­vant les comptes du collège d'Eton, avoir été de 1 livre 13 schellings 9 deniers 4/5 seulement, ce qui fait près de 6 schellings 3 deniers au-dessous du prix moyen des soixante-quatre premières années de ce siècle. A ce compte, le prix moyen du blé de moyenne qualité, pendant ces dix années, a dû revenir à 1 livre 6 schellings 8 deniers seulement le quarter de 8 boisseaux.

 

Cependant, de 1741 à 1750, la prime a dû empêcher le prix du blé de tomber aussi bas dans le marché intérieur, qu'il l'aurait fait naturellement. Il paraît, d'après les registres des douanes, que la quantité de grains de toutes sortes, exportés pendant ces dix années, ne s'élève pas à moins de 8029 156 quarters. La prime payée pour cet objet s'élève à 1514 962 livres 17 schellings 4 deniers 112. Aussi, en 1749, M. Pelham, alors premier ministre, fit-il observer à la chambre des communes qu'on avait payé, dans les trois années précédentes, une somme exorbitante en primes pour l'ex­por­tation du blé. Il était très bien fondé à faire cette observation, et l'année suivante il l'aurait encore été bien davantage. Dans cette seule année, la prime payée ne s'éleva pas à moins de 324 176 livres 10 schellings 6 deniers [12]. Il est inutile d'observer combien cette exportation forcée doit avoir fait hausser le prix du blé au-dessus de ce qu'il aurait été sans cela sur le marché intérieur.

 

A la fin de la table des prix annexée à ce chapitre, le lecteur trouvera le compte particulier des dix années, séparé du reste. Il y trouvera aussi le compte particulier des dix années précédentes, dont le taux moyen, beaucoup moins bas, l'est néanmoins encore plus que le taux moyen des soixante-quatre premières années de ce siècle. L'année 1740 fut pourtant une année de disette extraordinaire. Ces vingt années qui ont précédé 1750 peuvent très bien être mises en opposition avec les vingt qui ont précédé 1770. De même que les premières ont été beaucoup plus bas que le taux moyen du siècle, malgré une ou deux années de cherté qui s'y trouvent, de même les dernières ont été beaucoup au-dessus de ce taux, quoiqu'elles soient coupées par une ou deux années de bon marché, telle, par exemple, que l'année 1759. Si les premières n'ont pas été autant au-dessous du taux moyen général, que les dernières ont été au-dessus, il faut vraisemblablement l'attribuer à la prime. Le changement a évidemment été trop subit pour pouvoir l'attribuer à une modification dans la valeur de l'argent, qui est toujours un événement lent et graduel. Un effet soudain ne peut être expliqué que par une cause qui agisse d'une manière soudaine, telle que la variation accidentelle des saisons.

 

Il est vrai que le prix du travail en argent s'est élevé, en Angleterre, pendant le cours de ce siècle. Cette hausse cependant paraît être bien moins l'effet d'une dimi­nu­tion de la valeur de l'argent dans le marché général de l'Europe, que l'effet d'une augmentation de la demande de travail en Angleterre, provenant de la grande pros­périté de ce pays et des progrès qui s'y sont accomplis presque universellement. On a observé qu'en France, où la prospérité n'est pas aussi grande, le prix du travail en argent a baissé graduellement avec le prix moyen du blé, depuis le milieu du dernier siècle. On dit que, dans le siècle dernier, ainsi que dans celui-ci, le salaire journalier du travail de manœuvre y a été presque uniformément à environ un vingtième du prix moyen du setier de blé froment, mesure qui contient un peu plus de quatre boisseaux de Winchester. J'ai déjà fait voir qu'en Angleterre la récompense réelle du travail, la quantité réelle de choses propres aux besoins et aisances de la vie qui est donnée à l'ouvrier, a augmenté considérablement pendant le cours de ce siècle. La hausse de son prix pécuniaire paraît avoir eu pour cause, non une diminution de la valeur de l'argent dans le marché général de l'Europe, mais une hausse du prix réel du travail dans le marché particulier de l'Angleterre, due aux circonstances heureuses dans les­quelles se trouve ce pays.

 

L'argent a dû continuer, pendant quelque temps après la première découverte de l'Amérique, à se vendre à son ancien prix ou très peu au-dessous. Les profits de l'exploitation des mines furent très forts, et excédèrent de beaucoup leur taux naturel; mais ceux qui importaient ce métal en Europe s'aperçurent bientôt qu'ils ne pouvaient pas débiter à ce haut prix la totalité de l'importation annuelle. L'argent dut s'échanger successivement contre une quantité de marchandises toujours de plus petite en plus petite; son prix dut baisser graduellement de plus bas en plus bas, jusqu'à ce qu'il fût tombé à son prix naturel, c'est-à-dire à ce qui était précisément suffisant pour acquit­ter, suivant leurs taux naturels, les salaires de travail, les profits de capitaux et la rente de terre qu'il faut payer pour que ce métal vienne de la mine au marché. On a déjà observé que, dans la plus grande partie des mines d'argent du Pérou, la taxe du roi d'Espagne, s'élevant à un dixième du produit total, emporte en totalité la rente de la terre. Cette taxe était originairement de moitié; elle tomba bientôt après au tiers, ensuite au cinquième, et enfin au dixième, taux auquel elle est restée depuis. Cette taxe représente, à ce qu'il semble, dans la plus grande partie des mines d'argent du Pérou, tout le bénéfice qui reste après le remplacement du capital de l'entrepreneur, avec ses profits ordinaires; et c'est une chose généralement reconnue, que ces profits, qui étaient autrefois très hauts, sont maintenant aussi bas qu'ils peuvent l'être, pour que son entreprise puisse se soutenir.

 

En 1504 [13], quarante et un ans avant 1545, époque de la découverte des mines du Potosi, la taxe du roi d'Espagne fut réduite à un cinquième de l'argent enregistré. Dans le cours de quatre-vingt-dix ans, ou avant 1636, ces mines, les plus fécondes de toute l'Amérique, avaient eu tout le temps de produire leur plein effet, ou de réduire la valeur de l'argent dans le marché de l'Europe aussi bas qu'elle pouvait tomber, tant que ce métal continuait de payer cette taxe au roi d'Espagne. Un espace de quatre-vingt-dix ans est un temps suffisant pour réduire une marchandise quelconque qui n'est pas en monopole à son taux naturel ou au prix le plus bas auquel, tant qu'elle paye une taxe particulière, elle peut continuer de se vendre pendant un certain temps de suite.

 

Le prix de l'argent, dans le marché de l'Europe, aurait encore peut-être baissé da­van­tage, et il aurait été indispensable, ou de réduire encore la taxe jusqu'à un vingtième, comme on a fait de celle sur l'or, ou bien de cesser l'exploitation de la plus grande partie des mines d'Amérique qui s'exploitent maintenant. La cause qui a empêché que cela n'arrivât, c'est vraisemblablement l'accroissement progressif de la demande d'argent ou l'agrandissement continuel du marché pour le produit des mines d'argent d'Amérique; c'est ce qui a non seulement soutenu la valeur de l'argent dans le marché de l'Europe, mais qui l'a même élevée un peu plus haut qu'elle n'était au milieu du siècle dernier.

 

Depuis la première découverte de l'Amérique, le marché pour le produit de ses mines d'argent a été continuellement en s'agrandissant de plus en plus.

 

Premièrement, le marché de l'Europe est devenu successivement de plus en plus étendu. Depuis la découverte de l'Amérique, la plus grande partie de l'Europe a l'ait des progrès considérables. L'Angleterre, la France, la Hollande, l'Allemagne, la Suède même, le Danemark et la Russie, ont tous avancé d'une manière remarquable dans leur agriculture et leur industrie. L'Italie ne paraît pas avoir rétrogradé ; sa décadence avait précédé la conquête du Pérou; depuis cette époque, elle paraît plutôt s'être un peu relevée. A la vérité, on croit que l'Espagne et le Portugal sont restés un peu en arrière. Toutefois le Portugal n'est qu'une très petite partie de l'Europe, et la décaden­ce de l'Espagne n'est peut-être pas aussi grande qu'on se l'imagine communément. Au commencement du seizième siècle, l'Espagne était un pays très pauvre, même en comparaison de la France, qui s'est si fort enrichie depuis cette époque. Tout le monde sait le mot de l'empereur Charles V, que tout abondait en France, et que tout manquait en Espagne. Le produit toujours croissant de l'agriculture et des manufac­tures d'Europe a nécessairement demandé un accroissement successif dans la quantité de monnaie d'argent employée à faire circuler ce produit, et le nombre toujours croissant des individus opulents a fait naître aussi nécessairement la même augmen­tation dans la demande d'argent pour vaisselle, bijoux et autres objets de luxe.

 

En second lieu, l'Amérique est elle-même un nouveau marché pour le produit de ses propres mines d'argent; et comme ses progrès en agriculture, en industrie et en population sont beaucoup plus rapides que ceux des nations de l'Europe les plus florissantes, la demande doit augmenter chez elle avec beaucoup plus de rapidité. Les colonies anglaises sont un marché tout à fait nouveau, qui, tant pour la monnaie que pour l'orfèvrerie, exige une fourniture toujours de plus en plus forte pour appro­visionner d'argent un vaste continent où l'on n'en demandait point du tout auparavant. La plus grande partie aussi des colonies espagnoles et portugaises sont des marchés entièrement nouveaux. Avant la découverte faite par les Européens, la Nouvelle-Grenade, l'Yucatan, le Paraguay et le Brésil étaient habités par des peuples sauvages qui n'avaient ni art ni agriculture. Dans tous ces pays, les arts et l'agriculture se sont introduits à un degré considérable. Le Mexique même et le Pérou, quoiqu'on ne puisse les considérer comme des marchés tout à fait nouveaux, sont certainement des marchés bien autrement étendus qu'ils ne l'étaient auparavant. Malgré tous les contes merveilleux qu'on s'est plu à débiter sur l'état de magnificence de ces pays dans leur ancien temps, quiconque veut lire avec un jugement un peu rassis l'histoire de leur première découverte et de leur conquête, sera à même de discerner très clairement que leurs habitants étaient beaucoup plus ignorants en arts, en agriculture et en commerce, que ne le sont aujourd'hui les Tartares de l'Ukraine. Les Péruviens mêmes, la plus civilisée des deux nations, quoiqu'ils fissent usage d'or et d'argent pour ornements, n'avaient cependant aucune espèce de métaux monnayés. Tout le commerce se faisait par troc et, par conséquent, il n'y avait chez eux presque aucune division de travail. Ceux qui cultivaient la terre étaient obligés de se bâtir leurs maisons, de faire eux-mêmes leurs ustensiles de ménage, leurs habits, leurs chaussures et leurs outils d'agriculture. Le peu d'artisans qu'il y eût parmi eux étaient tous, dit-on, entretenus par le souverain, les nobles et les prêtres, dont ils étaient vraisemblablement les domestiques ou les esclaves. Tous les anciens arts du Mexique et du Pérou n'ont jamais donné à l'Europe un seul genre de manufacture; les armées espagnoles, qui s'élevaient à peine au-delà de cinq cents hommes, et très souvent n'atteignaient pas la moitié de ce nombre, trouvèrent presque partout beaucoup de difficulté à se procurer leur subsistance. Les famines qu'elles occasionnaient, à ce qu'on dit, dans presque tous les endroits où elles passaient, dans des pays qu'on veut en même temps repré­senter comme très peuplés et comme très bien cultivés, sont une preuve suffisante que ce qu'on a raconté de cette grande population et de cette riche culture est en grande partie fabuleux. Les colonies espagnoles sont sous un gouvernement, à beaucoup d'égards, moins favorable à l'agriculture, à la prospérité et à la population, que celui des colonies anglaises. Néanmoins, elles font, à ce qu'il semble, des progrès dans toutes ces choses, avec bien plus de rapidité qu'aucun pays d'Europe. Dans un sol fertile et sous un heureux climat, la grande abondance des terres et leur bon marché, circonstances qui sont communes à toutes les nouvelles colonies, sont, à ce qu'il semble, un assez grand avantage pour compenser bien des abus dans le gouvernement civil. Frézier, qui observa le Pérou en 1713, représente Lima comme contenant entre 25 et 28 000 habitants. Ulloa, qui demeura dans le même pays entre 1740 et 1746, la représente comme en renfermant plus de 50000. Les rapports de ces deux voyageurs sur la population de plusieurs autres villes principales du Chili et du Pérou varient à peu près dans la même proportion, et comme on ne voit pas de raison de douter qu'ils n'aient été bien instruits l'un et l'autre, on peut en conclure un accroissement de popu­lation qui ne le cède guère à celui des colonies anglaises. L'Amérique ouvre donc elle-même au produit de ses propres mines d'argent un nouveau marché, où la deman­de augmente encore beaucoup plus rapidement que dans celui des pays de l'Europe qui avance le plus.

 

En troisième lieu, les Indes orientales sont un autre marché pour le produit des mines d'argent de l'Amérique, et un marché qui, depuis l'époque de la première découverte de ces mines, a continuellement absorbé une quantité d'argent de plus en plus considérable. Depuis cette époque, le commerce direct entre l'Amérique et les Indes orientales, qui se fait par les vaisseaux d'Acapulco, a été sans cesse en augmentant, et le commerce indirect qui se fait par l'entremise de l'Europe s'est accru dans une proportion encore bien plus forte. Pendant le seizième siècle, les Portugais étaient le seul peuple d'Europe qui entretînt un commerce régulier avec les Indes orientales. Dans les dernières années de ce siècle, les Hollandais commencèrent à s'emparer d'une partie de ce monopole et les expulsèrent en peu d'années de leurs principaux établissements dans ces contrées. Pendant la plus grande partie du siècle dernier, ces deux nations partagèrent entre elles la portion la plus considérable du commerce de l'Inde, le commerce des Hollandais augmentant continuellement dans une proportion encore plus grande que ne déclinait celui des Portugais. Les Anglais et les Français firent quelque commerce avec l'Inde dans le dernier siècle, mais il a prodigieusement augmenté dans le cours de celui-ci. C'est aussi dans le cours de ce siècle que les Suédois et les Danois commencèrent à commercer dans l'Inde. Les Russes mêmes font actuellement d'une manière régulière le commerce à la Chine par des espèces de caravanes qui vont à Pékin par terre, à travers la Sibérie et la Tartarie. Si nous en exceptons le commerce des Français, que la dernière guerre a anéanti ou peu s'en faut, celui de tous ces autres peuples aux Indes orientales a été presque continuellement en augmentant. La consommation toujours croissante en Europe des marchandises de l'Inde est assez forte, à ce qu'il paraît, pour leur fournir à tous les moyens d'augmenter successivement leurs affaires. L'usage du thé, par exemple, était très peu répandu en Europe avant le milieu du siècle dernier. Aujourd'hui, la valeur du thé importé annuellement par la Compagnie des Indes anglaises, pour la consom­ma­tion de l'Angleterre, s'élève à plus d'un million et demi par an, et ce n'est même pas assez dire; une quantité très considérable entrant habituellement en fraude par les ports de Hollande, de Gottenbourg en Suède, et aussi des côtes de France, tant qu'a prospéré la Compagnie des Indes de ce dernier pays. La consommation de la porce­laine de la Chine, des épiceries des Moluques, des étoffes du Bengale et d'une infinité d'autres articles, a augmenté à peu près dans la même proportion. Aussi, le tonnage de la totalité des vaisseaux employés par l'Europe au commerce de l'Inde, à quelque époque que ce soit du dernier siècle, ne dépassait peut-être pas celui des seuls vais­seaux employés par la Compagnie des Indes anglaises avant la dernière réduction de sa marine.

 

Mais la valeur des métaux précieux était bien plus élevée dans les Indes, et surtout dans la Chine et dans l'Indoustan, quand les Européens commencèrent à trafiquer dans ces pays, qu'elle n'était en Europe, et il en est encore de même aujourd'hui. Dans des pays à riz, où l'on fait communément deux et quelquefois trois récoltes par an, dont chacune est plus abondante qu'aucune récolte ordinaire de blé, il se trouve nécessairement une beaucoup plus grande abondance de nourriture que dans quelque pays à blé que ce soit, d'une égale étendue. En conséquence, ces pays à riz sont bien plus peuplés; et de plus les riches, y ayant à leur disposition, au-delà de leur propre consommation, une surabondance infiniment plus grande de subsistances, ont les moyens d'acheter une beaucoup plus grande quantité du travail d'autrui. Aussi, sui­vant tous les rapports, le train d'un grand seigneur à la Chine ou dans l'Indoustan est-il beaucoup plus nombreux et plus magnifique que celui des plus riches particuliers de l'Europe. Cette même surabondance de nourriture dont ils peuvent disposer, les met en état d'en donner une quantité bien plus grande pour toutes productions rares et singulières que la nature n'accorde qu'en très petites quantités, telles que les métaux précieux et les pierres précieuses, qui sont les grands objets de convoitise entre les riches. Ainsi, en supposant même les mines qui fournissent le marché de l'Inde aussi abondantes que celles qui fournissent le marché de l'Europe, ces marchandises pré­cieuses ne s'en seraient pas moins naturellement échangées, dans l'Inde, contre une plus grande quantité de subsistances qu'en Europe. Mais il paraît que les mines qui ont fourni de métaux précieux le marché de l'Inde ont été beaucoup moins abondan­tes, et que celles qui l'ont fourni de pierres précieuses l'ont été beaucoup plus que les mines qui ont fourni le marché de l'Europe. Ainsi, les métaux précieux ont dû naturellement, dans l'Inde, obtenir en échange une quantité de pierres précieuses plus grande qu'en Europe, et une quantité de nourriture encore beaucoup plus considé­rable. Le prix des diamants, la plus grande des superfluités, a dû être, en argent, un peu plus bas dans un pays que dans l'autre, et celui de la nourriture, la première des choses nécessaires infiniment moindre. Mais, comme on l'a déjà remarqué, le prix réel du travail, la quantité réelle de choses propres aux besoins et commodités de la vie qu'on donne à l'ouvrier, est moindre à la Chine et dans l'Indoustan, les deux grands marchés de l'Inde, qu'elle n'est dans la plus grande partie de l'Europe. Le salaire qu'y reçoit l'ouvrier et achètera une moindre quantité de nourriture; et comme le prix en argent de la nourriture est bien plus bas dans l'Inde qu'en Europe, le prix du travail en argent y est plus bas sous un double rapport; sous le rapport de la petite quantité de nourriture qu'il peut acheter, et encore sous le rapport du bas prix de cette nourriture. Or, dans des pays où il y a égalité d'art et d'industrie, le prix pécuniaire de la plupart des ouvrages de main-d'œuvre sera proportionné au prix pécuniaire du travail; et en fait d'ouvrages de manufactures, l'art et l'industrie, quoique inférieurs, ne sont pas, à la Chine et dans l'Indoustan, fort au-dessous de ce qu'ils sont en quelque endroit de l'Europe que ce soit. Par conséquent, le prix en argent de la plupart des ouvrages de main-d'œuvre sera naturellement beaucoup plus bas dans ces grands empires, qu'il ne le sera en aucun endroit de l'Europe. D'ailleurs, dans la majeure partie de l'Europe, les frais de transport par terre augmentent beaucoup le prix tant réel que nominal de la plupart des ouvrages de main-d'œuvre. Il en coûte plus de travail et, par conséquent, plus d'argent, pour transporter au marché, d'abord les matières premières, et ensuite l'ouvrage manufacturé. A la Chine et dans l'Indoustan, l'étendue et la multiplicité des moyens de navigation intérieure épargnent la plus grande partie de ce travail et, par conséquent, de cet argent, et par là réduisent à un taux encore plus bas le prix, tant réel que nominal, de la plupart des objets de manu­facture de ces deux pays. D'après tout ceci, les métaux précieux sont une marchandise qu'il a toujours été et qu'il est encore extrêmement avantageux de porter de l'Europe aux Indes orientales. Il n'y a presque aucune marchandise qui y rapporte davantage, ou qui, à proportion de la quantité de travail et de choses qu'elle coûte en Europe, puisse commander ou acheter une plus grande quantité de travail et de choses dans l'Inde. Il est aussi plus avantageux d'y porter de l'argent que de l'or, parce qu'à la Chine et dans la plupart des autres marchés de l'Inde, la proportion entre l'argent fin et l'or fin n'est que comme 10 ou au plus comme 12 est à 1, tandis qu'en Europe elle est comme 14 ou 15 est à 1. A la Chine et dans la plupart des autres marchés de l'Inde, dix onces ou au plus douze onces d'argent achèteront une once d'or. En Europe, il en faut de quatorze à quinze onces. Aussi, dans les cargaisons de la majeure partie des vaisseaux d'Europe qui font voile pour l'Inde, l'argent a été, en général, un des articles principaux. C'est le principal article de la cargaison des vaisseaux d'Acapulco qui font voile pour Manille. Ainsi, l'argent du nouveau continent est, à ce qu'il paraît, le grand objet du commerce qui se fait entre les deux extrémités de l'ancien; il forme le principal anneau de la chaîne qui unit l'une à l'autre ces deux parties du monde si distantes.

 

Pour pouvoir fournir aux besoins d'un marché d'une aussi vaste étendue, il faut que la quantité d'argent qu'on tire annuellement des mines suffise non seulement à cette augmentation toujours croissante de demande, pour monnaie, pour vaisselle et pour bijoux, qui vient de tous les pays où l'opulence est progressive, mais encore à réparer la consommation et le déchet continuel d'argent qui a lieu dans tous les pays où l'on fait usage de ce métal.

 

Il est aisé de se former une idée de la consommation de métaux précieux qui se fait continuellement dans les monnaies et dans les ouvrages d'orfèvrerie, par le frottement résultant du service, particulièrement dans la vaisselle par le nettoyage; et dans une marchandise dont l'usage est si prodigieusement étendu, cet article seul exigerait tous les ans un remplacement considérable. Mais une consommation encore plus sensible, parce qu'elle est bien plus rapide, quoique au total elle ne soit peut-être pas plus forte que l'autre, qui se fait successivement, c'est celle qui a lieu dans certaines manufactures. Dans celles de Birmingham seulement, la quantité d'or et d'argent qui s'emploie annuellement en feuilles et dans des ouvrages de dorure, et qui est mise par là hors d'état de reparaître jamais sous la forme de métal, s'élève, dit-on, à plus de 50 000 livres sterling. Nous pouvons juger, d'après cela, quelle énorme consommation il s'en fait chaque année dans toutes les différentes parties du monde, tant en ouvrages du genre de ceux de Birmingham, qu'en galons, broderies, étoffes d'or et d'argent, dorure de livres, de meubles, etc. Il se perd aussi tous les ans une quantité considérable de ces métaux dans le transport qui s'en fait par terre et par mer. Enfin, il s'en perd encore une bien plus grande quantité par la pratique, presque universellement usitée dans la majeure partie des pays asiatiques, de cacher dans les entrailles de la terre des trésors dont la connaissance meurt souvent avec la personne qui les a enfouis.

 

D'après les meilleurs rapports, la quantité d'or et d'argent importée tant à Cadix qu'à Lisbonne, en comptant non seulement ce qui est enregistré, mais encore ce qu'on peut supposer passer en fraude, s'élève par an à 6 000 000 sterling environ.

 

Selon M. Meggens [14], l'importation annuelle des métaux précieux en Espagne, en prenant la moyenne de six ans, de 1748 inclusivement à 1753 aussi inclusivement, et en Portugal, en prenant la moyenne de 7 ans, de 1747 inclusivement à 1753 aussi inclusivement, s'est élevée, pour l'argent, à 1101107 livres pesant, et pour l'or, à 49940 livres pesant. L'argent importé, à 62 schellings la livre de Troy, donne 2413431 livres 10 schellings sterling. L'or, à 44 guinées et demie la livre de Troy, donne 2 333 446 livres 14 schellings sterling. Les deux, ensemble, font une somme de 3746878 livres 4 schellings sterling. Le même auteur assure que le compte de l'impor­tation, pour ce qui a été enregistré, est exact. Il donne le détail des endroits d'où l'or et l'argent ont été apportés, et de la quantité de chaque métal que chacun de ces endroits a fournie, suivant les registres. Il passe aussi en compte la quantité de chacun de ces métaux qu'il présume avoir pu venir en fraude. La grande expérience de cet habile négociant donne un très grand poids à son opinion.

 

Suivant l'auteur éloquent de l'Histoire philosophique et politique de l'établisse­ment des Européens dans les deux Indes, qui a eu quelquefois de bonnes infor­mations, l'importation annuelle en Espagne de l'or et de l'argent enregistrés, en prenant la moyenne de onze ans, de 1754 inclusivement à 1764 aussi inclusivement, s'est élevée à 13 984 185 3/4 piastres de 10 réaux. En tenant compte cependant de ce qui peut avoir passé en fraude, il suppose que toute l'importation annuelle s'élève à 17 000 000 de piastres ; ce qui, à 4 schellings 6 deniers la piaste, fait, 3 825 000 livres sterling. Raynal donne aussi le détail des différents endroits d'où ont été tirés l'or et l'argent, et les quantités de chaque métal que chaque endroit a fournies, suivant les registres. Il prétend aussi que s'il fallait juger de la quantité d'or annuellement importée du Brésil à Lisbonne par le montant de la taxe payée au roi de Portugal, qui paraît être d'un cinquième du métal au titre, on pourrait évaluer cette quantité à 10000000 de cruzades ou 45 000 000 de livres en France, faisant environ 2 000 000 sterling. Cependant, dit-il, en comptant ce qui peut être passé en fraude, nous pouvons en toute sûreté ajouter à cette somme un huitième en sus, ou 250 000 livres sterling, de sorte que le total sera de 2 250 000 livres sterling. Ainsi, d'après ce compte, la totalité de l'importation annuelle des métaux précieux, tant en Espagne qu'en Portu­gal, s'élève à 6 075 000 livres sterling environ.

 

Plusieurs autres rapports manuscrits, mais appuyés de pièces très authentiques, s'accordent, à ce qu'on m'a assuré, à évaluer la totalité de cette importation annuelle des métaux précieux à environ 6 000 000 sterling, tantôt un peu plus, tantôt un peu moins.

 

A la vérité, l'importation des métaux précieux à Cadix et à Lisbonne ne compose pas la totalité du produit annuel des mines d'Amérique. Il y en a une partie qui est envoyée tous les ans à Manille par les vaisseaux d'Acapulco; une autre partie est employée au commerce de contrebande que font les colonies espagnoles avec celles des autres nations européennes, et enfin il en reste indubitablement une autre partie dans le pays même. En outre, les mines d'or et d'argent de l'Amérique ne sont pas les seules qui existent au monde; elles sont toutefois les plus abondantes, à beaucoup près. Il n'y a nul doute que le produit de toutes les autres mines connues n'est rien en comparaison du leur, et il est pareillement certain que la plus grande partie de leur produit est importée annuellement à Cadix et à Lisbonne. Mais la consommation de Birmingham seulement, en la comptant sur le pied de 50 000 livres par an, emporte déjà une cent vingtième partie de cette importation annuelle, évaluée à 6 millions. Ainsi, la totalité de la consommation annuelle d'or et d'argent, dans tous les divers pays du monde où ces métaux sont en usage, est peut-être égale, à peu de chose près, à la totalité de ce produit annuel. Le reste ne suffit peut-être que tout juste pour répondre à l'augmentation de demande de la part de tous les pays qui s'enrichissent. Il peut même s'être trouvé assez au-dessous de cette demande, pour que le prix de ces métaux se soit élevé de quelque chose dans le marché de l'Europe.

 

La quantité de cuivre et de fer qui va de la mine au marché, est, sans aucune com­paraison, plus grande que celle de l'or et de l'argent. Nous n'allons pas nous imaginer, pour cela, qu'il doive en arriver que ces métaux grossiers se multiplient au-delà de la demande, et qu'ils deviendront de plus en plus à meilleur marché. Pourquoi donc nous figurerions-nous que cela dût arriver à l'égard des métaux précieux ? Il est vrai que les métaux grossiers, s'ils sont plus durs, sont aussi employés à des usages bien plus rudes et, qu'attendu leur moindre valeur, on apporte beaucoup moins de soin à les conserver. Mais néanmoins, les métaux précieux ne sont pas plus qu'eux de nature indestructible et, comme eux, ils sont sujets à être perdus, dissipés et consom­més de mille manières différentes.

 

Le prix des métaux en général, quoique sujet à des variations lentes et succes­sives, varie moins d'une année à l'autre, que celui de presque toute autre partie du pro­duit brut de la terre, et le prix des métaux précieux est même moins sujet à de brus­ques variations que celui des métaux grossiers. La durée des métaux est la cause qui donne à leur prix cette stabilité extraordinaire. Le blé qui a été mis au marché l'année dernière sera tout entier ou presque tout entier consommé longtemps avant la fin de cette année. Mais il peut y avoir quelque portion du fer apporté de la mine, il y a deux ou trois cents ans, qui soit aujourd'hui mis en usage, et peut-être se sert-on encore de quelque portion de l'or qui a été extrait de la mine il y a deux ou trois mille ans. Les différentes masses de blé qui, chaque année, doivent fournir à la consomma­tion du genre humain, seront toujours à peu près proportionnées au produit respectif de cha­cune de ces différentes années. Mais la proportion entre les différentes masses de fer qu'on peut mettre en consommation dans deux années différentes ne souffrira qu'ex­ces­si­vement peu d'une variation accidentelle dans le produit des mines de fer pendant ces deux différentes années, et la proportion entre les différentes masses d'or mises en consommation dépendra encore bien moins de quelque variation semblable dans le produit des mines d'or. Ainsi, quoique le produit de la plupart des mines métalliques varie peut-être encore plus d'une année à l'autre que le produit de la plupart des champs de blé, ces variations ne font pas le même effet sur le prix de la première de ces deux espèces de marchandises que sur celui de l'autre.

 

 

 

 

II - Des variations dans la proportion entre les valeurs respectives de l'or et de l'argent.

 

 

 

 

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Avant la découverte des mines de l'Amérique, la valeur de l'or fin, relativement à l'argent fin, était réglée, dans les différentes administrations des Monnaies en Europe, dans la proportion de 10 à 1 et de 12 à 1, c'est-à-dire qu'une once d'or fin était censée valoir de dix à douze onces d'argent fin. Vers le milieu du siècle dernier, cette valeur de l'or fut réglée dans la proportion de 14 à 1 et de 15 à 1, c'est-à-dire qu'une once d'or pur fut censée valoir entre quatorze et quinze onces d'argent pur. L'or haussa dans sa valeur nominale ou dans la quantité d'argent avec laquelle on l'échangea. Les deux métaux baissèrent dans leur valeur réelle ou dans la quantité de travail qu'ils pou­vaient acheter; mais l'argent baissa plus que l'or. Quoique les mines d'or et d'argent d'Amérique, les unes comme les autres, surpassent en fécondité toutes les mines con­nues jusqu'alors, les mines d'argent, à ce qu'il semble, surpassèrent les anciennes dans une proportion encore plus forte que ne le firent les mines d'or.

 

Les grandes quantités d'argent portées annuellement de l'Europe aux Indes orien­tales ont réduit par degrés la valeur de ce métal, relativement à l'or, dans quel­ques établissements anglais. A la Monnaie de Calcutta, une once d'or pur est censée valoir quinze onces d'argent pur, comme en Europe. Peut-être la Monnaie le taxe-t-elle trop haut comparativement à la valeur qu'il a dans le marché du Bengale. A la Chine, la pro­portion de l'or à l'argent est toujours de 10 à 1 ou de 12 à 1. On dit qu'au japon elle est comme 8 est à 1.

 

Entre les quantités d'or et d'argent annuellement importées en Europe, la pro­por­tion est à peu près comme 1 est à 22, au rapport de Meggens, c'est-à-dire que pour une once d'or il y a un peu plus de vingt-deux onces d'argent importées. Il présume que la grande quantité d'argent qui va annuellement aux Indes orientales réduit les quantités de ces métaux qui restent en Europe à la proportion de 1 à 14 ou 15, qui est l'inverse de leurs valeurs respectives. Il paraît penser que la proportion entre leurs valeurs doit nécessairement être en raison réciproque de leurs quantités et que, par conséquent, elle serait comme 22 à 1, si ce n'était cette plus forte exportation d'argent.

 

Mais il n'est pas vrai que la proportion ordinaire entre les valeurs respectives de deux marchandises doive être nécessairement en raison de celle des quantités qui s'en trouvent communément au marché. Le prix du bœuf, en le mettant à 10 guinées, est environ soixante fois le prix d'un agneau, en mettant celui-ci à 3 schellings 6 deniers. Il serait pourtant absurde d'en conclure qu'il y a communément au marché soixante agneaux contre un bœuf; et il serait tout aussi absurde d'inférer, de ce qu'une once d'or achètera communément de quatorze à quinze onces d'argent, qu'il y a communément au marché quatorze à quinze onces seulement d'argent contre une once d'or.

 

Il est vraisemblable que la quantité d'argent qui est communément au marché excède celle de l'or dans une proportion beaucoup plus forte que la valeur d'une cer­taine quantité d'or ne surpasse la valeur d'une égale quantité d'argent. La masse totale, mise au marché, d'une denrée à bas prix, est ordinairement, non seulement plus gran­de en quantité, mais aussi d'une plus grande valeur que la masse totale d'une denrée chère. La masse totale du pain qui va annuellement au marché est non seule­ment plus grande, mais encore d'une plus grande valeur que toute la masse de viande de bou­cherie; la masse totale de viande de boucherie vaut plus que la masse totale de volaille; et la masse totale de volaille, plus que la masse totale de gibier à plumes. Le nombre des acheteurs d'une denrée à bas prix excède tellement celui des acheteurs de la denrée chère, qu'on pourra non seulement débiter une plus grande quantité de la première, mais en débiter pour une plus grande valeur. Ainsi, la masse totale de la denrée à bas prix excédera communément la masse totale de la denrée chère, dans une proportion plus forte que la valeur d'une certaine quantité de la seconde n'excédera la valeur d'une quantité égale de la première. Quand nous comparons les métaux pré­cieux l'un avec l'autre, l'argent est la denrée à bas prix, et l'or est la denrée chère. Nous devons donc naturellement compter qu'il y aura toujours au marché, non seule­ment plus d'argent que d'or, mais encore une plus grande valeur en argent qu'en or. Qu'un homme qui possède un peu de ces deux métaux compare ce qu'il a de vaisselle et de bijoux d'argent avec ce qu'il en a en or, et il trouvera probablement que non seulement la quantité, mais même la valeur de ce qu'il a en argent excède de beau­coup ce qu'il en possède en or. Beaucoup de gens, d'ailleurs, qui ne laissent pas que d'avoir des objets d'argent, n'en ont point du tout en or; et pour ceux même qui en ont, ces objets se bornent à une boîte de montre, une tabatière et quelques autres colifi­chets, dont la somme totale est rarement de grande valeur. A la vérité, dans la totalité des monnaies anglaises, l'or l'emporte de beaucoup en valeur sur l'argent ; mais il n'en est pas de même dans les monnaies de tous les pays. Dans celles de quelques-uns, la valeur est à peu près, égale dans un métal et dans l'autre. Dans les Monnaies d'Écosse, avant l'union avec l'Angleterre, l'or l'emportait de très peu en valeur, quoiqu'il l'em­por­tât pourtant de quelque chose, comme on le voit par les comptes de l'adminis­tration des Monnaies [15]. L'argent l'emporte dans la monnaie de plusieurs pays. En Fran­ce, les plus grosses sommes se payent communément en argent, et il est difficile de s'y procurer plus d'or que ce qu'on a besoin d'en porter dans sa bourse. En outre, la supériorité de la valeur de la vaisselle et des bijoux d'argent sur ceux d'or, qui est généralement dans tous les pays, fait beaucoup plus que compenser la supériorité de valeur de l'or dans les monnaies, qui est particulière à quelques pays seulement.

 

Quoique l'argent ait toujours été et doive toujours être vraisemblablement beau­coup moins cher que l'or, dans le sens ordinaire de ce mot ; cependant, dans un autre sens, il est possible de dire que l'or est de quelque chose moins cher que l'argent, dans l'état actuel où est le marché de l'Espagne. On peut dire d'une marchandise qu'elle est chère ou à bon marché, non seulement en raison de ce que son prix habituel fait une grosse ou une petite somme, mais aussi en raison de ce que ce prix habituel se trouve plus ou moins au-dessus du prix le plus bas auquel il soit possible de le mettre au marché pendant un certain temps de suite. Ce prix le plus bas est celui qui remplace purement, avec un profit modique, le capital qu'il faut employer pour mettre cette marchandise au marché. Ce prix est celui qui ne fournit rien pour le propriétaire de la terre, celui dans lequel la rente n'entre pas pour une partie constituante, et qui se résout tout entier en salaires et en profits. Or, dans l'état actuel du marché de l'Espa­gne, l'or est certainement un peu plus rapproché de ce prix le plus bas que ne l'est l'argent. La taxe du roi d'Espagne sur l'or n'est que d'un vingtième du métal au titre, ou de 5 pour 100, tandis que la taxe sur l'argent s'élève à un dixième du métal, ou à 10 pour 100. De plus, comme nous l'avons déjà observé, c'est dans ces taxes que consiste toute la rente de la plupart des mines d'or et d'argent de l'Amérique espagnole, et celle sur l'or est toujours beaucoup plus mal payée que celle sur l'argent. Il faut bien aussi que les profits des entrepreneurs des mines d'or soient, en général, encore plus modiques que ceux des entrepreneurs des mines d'argent, puisqu'il est plus rare que les premiers fassent fortune. Ainsi, puisque l'or d'Espagne fournit et moins de rente, et moins de profit, il faut donc que son prix, dans le marché de l'Espagne, soit un peu plus rapproché que celui de l'argent d'Espagne, du prix le plus bas auquel on puisse le mettre à ce marché. Si l'on déduisait toutes les dépenses, la masse totale du premier de ces métaux ne trouverait pas, à ce qu'il semble, dans le marché d'Espagne, un débit aussi avantageux que la masse totale de l'autre. Il est vrai que la taxe du roi de Portu­gal sur l'or du Brésil est la même que la taxe ancienne du roi d'Espagne sur l'argent du Mexique et du Pérou, c'est-à-dire un cinquième du métal, au titre. Il est donc douteux de savoir si, sur le marché général de l'Europe, la totalité de l'or d'Amérique revient à un prix plus voisin du prix le plus bas auquel il soit possible de l'y amener, que n'y revient la totalité de l'argent d'Amérique.

 

Le prix des diamants et des autres pierres précieuses est peut-être encore plus rapproché que le prix de l'or du prix le plus bas auquel il soit possible de les mettre au marché.

 

Quoiqu'il n'y ait pas trop d'apparence qu'on veuille jamais rien abandonner d'une taxe qui non seulement est établie sur un des articles les plus propres à être imposés, un article purement de luxe et de superfluité, mais qui d'ailleurs rapporte un revenu aussi important, tant qu'on verra de la possibilité à la faire payer; cependant la même impossibilité de la payer, qui a, en 1736, obligé de la réduire d'un cinquième à un dixième, peut quelque jour obliger à la réduire encore davantage, de la même manière qu'elle a obligé à réduire au vingtième la taxe sur l'or. Quiconque a observé l'état des mines de l'Amérique espagnole, a reconnu que, comme toutes les autres mines, elles deviennent de jour en jour d'une exploitation plus dispendieuse, à cause de la plus grande profondeur à laquelle il faut établir les travaux, et des plus fortes dépenses qu'il faut faire pour tirer l'eau et fournir de l'air frais à ces grandes profondeurs.

 

Ces causes, qui équivalent à une rareté qui se ferait sentir dans l'argent (car on peut dire d'une denrée qu'elle devient plus rare quand il devient plus difficile et plus coûteux d'en recueillir une certaine quantité), doivent produire un jour l'un ou l'autre des trois effets suivants : il faut nécessairement que cette augmentation de dépense soit compensée, ou entièrement par une augmentation proportionnée dans la valeur du métal, ou entièrement par une diminution proportionnée de la taxe sur l'argent, ou enfin partie par l'un, partie par l'autre de ces deux moyens. Le dernier de ces trois cas est très possible. Comme l'or a haussé de prix relativement à l'argent, nonobstant la grande diminution de la taxe sur l'or, de même l'argent pourrait hausser de prix relativement au travail et autres marchandises, nonobstant une pareille diminution de la taxe sur l'argent.

 

Cependant, si de telles réductions successives de la taxe ne peuvent pas totale­ment empêcher la hausse de la valeur de l'argent dans le marché de l'Europe, au moins elles doivent certainement la retarder plus ou moins. Ces réductions permettent d'exploiter beaucoup de mines qui n'auraient pas pu être exploitées auparavant, parce que leur produit n'aurait pas pu suffire à payer l'ancienne taxe; la quantité d'argent annuellement portée au marché doit être nécessairement un peu plus grande, et la va­leur, par conséquent, d'une quantité donnée d'argent doit être un peu moindre qu'elle ne l'aurait été sans cela. Quoique la valeur de l'argent, dans le marché de l'Euro­pe, ne soit peut-être pas aujourd'hui au-dessous, malgré la réduction de taxe qui a eu lieu en 1736, de ce qu'elle était avant cette réduction, néanmoins elle est probablement au moins de 10 pour 100 plus bas qu'elle n'aurait été si la cour d'Espagne eût continué à exiger l'ancienne taxe.

 

Mais que, malgré cette réduction, la valeur de l'argent ait commencé à hausser de quelque chose dans le marché de l'Europe pendant le cours du siècle actuel, c'est ce que les faits et les raisonnements rapportés ci-dessus me portent à croire, ou plutôt à conjecturer, à soupçonner; car je ne peux donner que comme conjecture l'opinion la plus sûre que je me suis faite à ce sujet. La hausse, il est vrai, en supposant qu'il y en ait une, a été si faible, jusqu'à présent, que malgré tout ce qui a été dit, il pourra peut-être paraître incertain à beaucoup de personnes, non seulement si cet événement a réellement eu lieu, mais même si le contraire n'est pas arrivé, ou si la valeur de l'ar­gent ne continue pas toujours à baisser dans le marché de l'Europe.

 

 

Il faut toutefois observer que, quelle que puisse être l'importation annuelle d'or et d'argent, il doit nécessairement arriver une certaine période à laquelle la consomma­tion annuelle de ces métaux sera égale à leur importation annuelle. Leur consom­mation doit augmenter à mesure qu'augmente leur masse totale, ou plutôt elle doit augmenter dans une proportion beaucoup plus forte. A mesure que leur masse aug­men­te, leur valeur diminue; on en fait un plus grand usage; on en a moins de soin, et con­séquemment leur consommation croît dans une plus grande proportion que leur masse. Ainsi, après une certaine période, la consommation annuelle de ces métaux doit devenir égale à leur importation annuelle, à moins que cette importation n'aille con­ti­nuellement en augmentant ; ce qui n'est pas le cas qu'on puisse supposer dans les circonstances actuelles.

 

La consommation annuelle une fois arrivée au niveau de l'importation annuelle, si celle-ci venait à diminuer par degrés, alors la consommation annuelle pourrait excé­der pendant quelque temps l'importation annuelle; mais alors la masse de ces métaux diminuerait insensiblement et par degrés, et leur valeur hausserait aussi insensible­ment et par degrés, jusqu'à ce que, l'importation annuelle rétablissant le niveau, la consommation annuelle vînt à se régler insensiblement et par degrés à ce que cette importation annuelle peut fournir.

 

 

 

 

III. Des motifs qui ont fait soupçonner que la valeur de l'argent continuait toujours à baisser.

 

 

 

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Ce qui porte beaucoup de gens à croire que la valeur des métaux précieux conti­nue toujours à baisser dans le marché de l'Europe, c'est l'accroissement d'opulence de l'Europe, joint à cette notion vulgaire, que la quantité de ces métaux augmentant natu­rellement à mesure que l'opulence augmente, ils doivent diminuer en valeur en aug­mentant en quantité; et ce qui les confirme encore davantage dans cette opinion, c'est le prix toujours croissant de plusieurs parties du produit brut de la terre.

 

J'ai déjà tâché de démontrer précédemment que l'augmentation de quantité des métaux précieux dans un pays, quand elle avait sa source dans l'augmentation de richesse, ne tendait nullement à diminuer leur valeur. L'or et l'argent vont se rendre naturellement dans un pays riche, par la même raison que s'y vont rendre tous les objets de luxe et de curiosité; ce n'est pas parce qu'ils y sont à meilleur marché que dans des pays plus pauvres, mais parce qu'ils y sont plus chers, ou parce qu'on donne un meilleur prix pour les obtenir. C'est cette supériorité de prix qui les y attire, et ils cessent nécessairement d'y aller aussitôt que cette supériorité vient à cesser.

 

 

 

J'ai déjà cherché à faire voir qu'à l'exception du blé et des autres végétaux qui sont entièrement le fruit de l'industrie des hommes, toutes les autres espèces de produit brut, le bétail, la volaille, le gibier de tout genre, les fossiles et les minéraux utiles, etc., devenaient naturellement plus chers à mesure que la société s'enrichit et gagne en industrie. Ainsi, quoique ces sortes de denrées viennent à s'échanger contre une plus grande quantité d'argent qu'auparavant, il ne s'ensuit nullement de là que l'argent soit devenu naturellement moins cher ou qu'il achètera moins de travail qu'auparavant, mais seulement que ces denrées sont elles-mêmes devenues réellement plus chères, ou qu'elles achèteront plus de travail qu'auparavant. Ce n'est pas seulement leur prix nominal, c'est encore leur prix réel, qui s'élève en proportion des progrès de l'amélio­ration du pays. La hausse de leur prix nominal n'est pas l'effet d'une dégradation dans la valeur de l'argent, mais l'effet d'une hausse dans leur prix réel.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

IV. Des effets différents des progrès de la richesse nationale sur trois sortes différentes de produit brut.

 

 

 

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On peut diviser en trois classes les différentes sortes de produit brut dont nous venons de parler.

 

La première comprend ces sortes de produits sur la multiplication desquels l'influ­ence de l'industrie humaine est nulle ou à peu près nulle.

 

La seconde comprend ceux qu'on peut multiplier en proportion de la demande.

 

La troisième, ceux sur la multiplication desquels l'industrie humaine n'a qu'une puissance bornée ou incertaine.

 

Dans les progrès que fait un pays en opulence et en industrie, le prix réel de cette première classe de produits peut s'élever jusqu'au degré le plus haut qu'on puisse imaginer, et il ne semble contenu par aucunes bornes. Celui de la seconde classe peut bien monter très haut, mais il a de certaines limites qu'on ne peut guère dépasser pen­dant une suite de temps un peu longue. Celui de la troisième classe, quoiqu'il ait une tendance naturelle à s'élever dans l'avancement progressif du pays vers l'opulence, cependant le degré d'avancement du pays étant le même, ce prix peut venir quel­que­fois à baisser, quelquefois demeurer fixe, et quelque fois hausser plus ou moins ; le tout selon que les efforts de l'industrie humaine réussiront plus ou moins, d'après les diverses circonstances, à multiplier cette sorte de produit brut.

 

Première classe

 

La première source de produit brut dont le prix s'élève dans les progrès que fait l'opulence nationale, c'est celle sur la multiplication de laquelle l'industrie humaine n'a presque aucune espèce de pouvoir ; elle consiste dans ces choses que la nature ne donne qu'en certaines quantités, et qui, étant très périssables, ne peuvent s'accumuler pendant plusieurs saisons de suite. Telles sont la plupart des poissons et oiseaux rares et singuliers; plusieurs différentes espèces de gibier; presque tous les oiseaux sauva­ges, particulièrement ceux de passage, ainsi que beaucoup d'autres choses. A mesure que croissent la richesse et le luxe qui l'accompagne, la demande de ces sortes de choses doit vraisemblablement croître aussi en même temps, et il n'y a pas d'efforts de l'industrie humaine capables d'augmenter l'approvisionnement de ces choses fort au-delà de ce qu'il était avant l'accroissement de la demande. Ainsi, la quantité de ces marchandises restant la même ou à peu près la même, tandis que la concurrence des acheteurs va toujours croissant, leur prix peut monter à tous les degrés possibles d'excès, et il ne paraît pas y avoir de bornes pour l'arrêter. Quand même les bécasses deviendraient en vogue pour se vendre vingt guinées la pièce, il n'y a pas d'efforts de l'industrie humaine capables d'en faire venir au marché un plus grand nombre, à peu de chose près, que ce qui y vient aujourd'hui. C'est ainsi qu'on peut facilement expliquer le haut prix de quelques oiseaux et poissons rares, chez les Romains, au temps de leur plus grande opulence. Ces prix n'étaient point l'effet d'une baisse de la valeur de l'argent à cette époque, mais de la grande valeur de ces choses rares et curieuses que l'industrie humaine ne pouvait pas multiplier à son gré. A l'époque qui précéda la chute de la république romaine et dans les temps qui suivirent de près cet événement, la valeur de l'argent, à Rome, était plus élevée qu'elle ne l'est aujourd'hui dans la plus grande partie de l'Europe. Le prix auquel la république payait le modius, ou quart de boisseau de blé de dîme de Sicile, était de 3 sesterces, valant environ 6 den. sterling. Ce prix était pourtant vraisemblablement plus bas que le prix moyen du marché, puisque l'obligation de livrer le blé à ce prix était regardée comme un tribut imposé sur les labours de la Sicile. Aussi, quand les Romains avaient besoin de requé­rir plus de blé que le montant des dîmes, ils devaient payer le surplus, ainsi qu'ils s'y étaient engagés par capitulation, sur le pied de 4 sesterces ou 8 deniers sterling le modius ; et ce prix avait été sans doute regardé comme le prix modéré et raisonnable, c'est-à-dire le prix de contrat moyen et ordinaire de ce temps-là; il revient à environ 2 sch. le quarter. Or, le prix de contrat ordinaire du blé d'Angleterre, qui, en qualité, est inférieur au blé de Sicile, et se vend, en général, à un plus bas prix dans le marché de l'Europe, était de 28 sch. le quarter avant les dernières années de cherté. Ainsi, la valeur de l'argent, dans ces temps anciens, doit avoir été, à sa valeur actuelle, dans la valeur inverse de 3 à 4, c'est-à-dire que 3 onces d'argent auraient alors acheté la même quantité de travail et de choses consommables que 4 onces en achèteraient aujour­d'hui. Lors donc que nous lisons dans Pline [16] que Seius acheta un rossignol blanc pour en faire présent à l'impératrice Agrippine, au prix de 6 000 sesterces, valant environ 50 livres de notre monnaie, et qu'Asinius Celer [17] acheta un surmulet 8 000 sesterces, valant environ 66 liv. 13 sch. 4 den. de notre monnaie, toute surprenante que nous pa­raisse l'élévation prodigieuse de ces prix, nous la voyons pourtant encore, au premier coup d'œil, d'un tiers audessous de ce qu'elle était réellement. Le prix réel de ces deux choses, la quantité de travail et de subsistances qu'on a cédée pour les avoir, était en­co­re d'un tiers environ plus fort que ce que nous exprime aujourd'hui le prix nominal. Seius céda pour le rossignol le droit de disposer d'autant de travail et de subsistances qu'en pourraient acheter maintenant 66 liv. 13 sch. 4 den. ; et Asinius Celer, pour son surmulet, se dessaisit du pouvoir d'en commander autant qu'en achèteraient aujour­d'hui 88 liv. 13 sch. 9 den. 1/3. L'élévation excessive de ces prix provenait bien moins d'une abondance d'argent que de l'abondance de travail et de subsistances que ces deux Romains avaient à leur disposition, au-delà de ce qu'exigeait leur consommation personnelle; mais la quantité d'argent qu'ils avaient à leur disposition était beaucoup moindre que celle que leur procurerait aujourd'hui la faculté de commander une pareille quantité de travail et de subsistances.

 

Deuxième classe

 

La seconde sorte de produit brut dont le prix s'élève dans les progrès de la civili­sation est celle que l'industrie humaine peut multiplier à proportion de la demande; elle consiste dans ces plantes et ces animaux utiles que la nature produit dans les pays incultes avec tant de profusion qu'ils n'ont que peu ou point de valeur, et qui, à mesure que la culture s'étend, sont forcés par elle de céder le terrain à quelque produit plus profitable. Pendant une longue période dans le cours des progrès de la civilisa­tion, la quantité des produits de cette classe va toujours en augmentant. Ainsi, leur valeur réelle, la quantité réelle de travail qu'ils peuvent acheter ou commander, s'élève par degrés jusqu'à ce qu'enfin elle monte assez haut pour en faire un produit aussi avantageux que toute autre production venue, à l'aide de l'industrie humaine, sur les terres les plus fertiles et les mieux cultivées. Quand elle est arrivée là, elle ne peut guère aller plus haut; autrement, pour augmenter la quantité du produit, on y consa­crerait bientôt plus de terre et plus d'industrie.

 

Par exemple, quand le prix du bétail s'élève assez haut pour qu'il y ait autant de profit à cultiver la terre en nature de subsistances pour le bétail qu'en nature de sub­sis­tances pour l'homme, ce prix ne peut plus guère hausser; si cela arrivait, une plus grande partie de terre à blé serait bientôt convertie en pâturages. L'extension du labourage, en diminuant la quantité des vaines pâtures, diminue la quantité de viande de boucherie que le pays produisait naturellement sans travail ou sans culture; et elle en accroît la demande, parce qu'elle augmente le nombre de ceux qui ont du blé, ou, ce qui revient au même, qui ont le prix du blé à donner en échange pour de la viande. Ainsi, le prix de la viande de boucherie et, par conséquent du bétail, doit s'élever par degrés, jusqu'à ce qu'il monte assez haut pour qu'on trouve autant de profit à em­ployer les terres les plus fertiles et les mieux cultivées à y faire venir de la nourriture pour le bétail, qu'à y faire venir du blé ; mais il faut que l'avancement ait déjà fait bien des progrès, avant que le labourage ne soit assez étendu pour faire monter à ce point le prix du bétail; et jusqu'à ce que ce prix ait atteint un tel degré, il ira toujours en s'élevant, si le pays est constamment dans un état progressif. Il y a peut-être en Europe des endroits où le prix du bétail n'a pas encore atteint cette hauteur; il n'y était parvenu dans aucune partie de l'Écosse avant l'union. Si le bétail d'Écosse eût toujours été confiné au marché du pays, il aurait peut-être été presque impossible (dans une contrée où il y a tant de terre qui n'est bonne qu'à nourrir les bestiaux, comparative­ment à celle qu'on peut employer à d'autres usages) que jamais le prix du bétail se fût élevé assez haut pour qu'il y eût profit à cultiver la terre dans le but d'en nourrir. On a observé que, en Angleterre, dans le voisinage de Londres, le prix du bétail semblait avoir déjà atteint cette hauteur vers le commencement du siècle dernier; mais il n'y est parvenu vraisemblablement que bien plus tard dans la plus grande partie des comtés qui sont plus éloignés, et il y en a peut-être quelques-uns où il n'y est pas encore arrivé. Au reste, de tous les différents articles qui composent cette seconde classe de produit brut, le bétail est peut-être celui dont le prix s'élève le premier à cette hauteur, dans le cours des progrès de la civilisation matérielle.

 

A la vérité, jusqu'à ce que le prix du bétail soit parvenu à ce point, il ne paraît guère possible que la plus grande partie des terres, même de celles qui sont suscepti­bles de la meilleure culture, soient tout à fait cultivées. Dans toutes les fermes qui sont trop éloignées d'une grande ville pour s'y fournir d'engrais, c'est-à-dire dans la très majeure partie des fermes de tous les pays étendus, la quantité de terres bien cultivées doit être nécessairement proportionnée à la quantité d'engrais que produit la ferme, et cette quantité d'engrais est aussi elle-même proportionnée au fonds de bétail que la ferme entretient. On engraisse la terre, soit en y laissant paître les bestiaux, soit en les nourrissant dans l'étable et en transportant de là leur fumier sur la terre. Or, à moins que le prix des bestiaux ne soit suffisant pour payer et la rente, et le profit d'une terre cultivée, le fermier ne peut trouver son compte à les mettre en pâture sur une pareille terre, et il l'y trouverait encore moins à les nourrir dans l'étable. Le bétail ne peut être nourri dans l'étable qu'avec le produit d'une terre cultivée et améliorée, parce qu'il faudrait beaucoup trop de travail et de dépense pour faire la récolte du produit maigre et épars des terres vagues et incultes. Ainsi, si le prix des bestiaux ne suffit pas à payer le produit d'une terre mise en valeur et cultivée, quand on les y laisse paître, à plus forte raison ne suffira-t-il pas à payer ce produit, s'il faut ajouter encore à la dépense un surcroît de travail pour le recueillir et le porter à l'étable. Dans cet état de choses donc, on ne peut nourrir dans l'étable, avec profit, plus de bestiaux que ce qui est nécessaire au labourage; or, ceux-ci ne peuvent jamais donner assez d'engrais pour tenir constamment en bon état toutes les terres qui sont capables de recevoir de la culture. Ce qu'ils en donnent étant insuffisant pour toute la ferme, on le réservera naturellement pour les terres sur lesquelles il y a plus de profit ou de commodité à l'employer; ce sera pour les plus fertiles, ou peut-être pour celles qui se­ront voisines des bâtiments de la ferme. Celles-ci seront tenues constamment en bon état et mises en culture ; le reste des terres, pour la plus grande partie, sera laissé en friche, et ne produira guère autre chose qu'une chétive pâture, à peine suffisante pour empêcher de mourir de faim quelques bêtes bien maigres, qu'on y laisse errer de côté et d'autre, attendu que la ferme quoique très dégarnie de bestiaux, eu égard à ce qui serait nécessaire pour la cultiver complètement, s'en trouve le plus souvent surchar­gée, eu égard à son produit actuel. Cependant une portion de cette terre en friche, après avoir servi de pâture de cette manière misérable pendant six ou sept années de suite, pourra être labourée, et alors rendre peut-être une ou deux maigres récoltes de mauvaise avoine ou de quelques autres menus grains ; et ensuite se trouvant tout à fait épuisée, elle sera laissée en repos et abandonnée en vaine pâture, comme auparavant, tandis qu'une autre portion sera pareillement labourée, pour être ainsi épuisée et abandonnée à son tour de la même manière. Tel était le système général d'exploitation dans tout le plat pays d'Écosse avant l'union. Les terres qu'on tenait constamment bien fumées et en bon état ne faisaient presque jamais plus d'un tiers ou d'un quart de la totalité de la ferme, et quelquefois n'en formaient pas le cinquième ou même le sixième. Le reste n'était jamais fumé; mais néanmoins il y en avait une certaine portion qui était à son tour régulièrement cultivée et épuisée. Il est évident que sous une pareille gestion, cette partie même des terres d'Écosse qui est susceptible d'une bonne culture ne pouvait produire que très peu en comparaison de ce qu'elle est en état de produire. Mais, quelque désavantageux que puisse paraître ce système, cepen­dant, avant l'union, le bas prix des bestiaux le rendait, à ce qu'il semble presque inévitable. Si, malgré la hausse considérable du prix du bétail, ce système continue encore à dominer dans une assez grande partie du pays, il faut l'attribuer sans doute, en beaucoup d'endroits, à l'ignorance du peuple et à son attachement à ses anciens usages; mais dans la plupart des endroits, c'est l'effet des obstacles inévitables que le cours naturel des choses oppose à l'établissement prompt et immédiat d'un meilleur système d'économie. Ces obstacles sont : 1° la pauvreté des tenanciers, qui n'ont pas encore eu le temps d'acquérir un fonds de bétail suffisant pour une culture plus com­plète de leurs terres, cette même hausse du prix des bestiaux, qui leur ferait trouver du profit à en entretenir un plus grand fonds, leur en rendant aussi l'acquisition plus difficile; et 2° en supposant qu'ils eussent été dans le cas de l'acquérir, le défaut de temps, qui ne leur a pas encore permis de mettre leurs terres en état d'entretenir convenablement ce plus grand fonds de bétail. L'augmentation du fonds de bétail et l'amélioration de la terre sont deux choses qui doivent marcher de pair, et dont l'une ne peut guère aller plus vite que l'autre. On ne saurait améliorer la terre sans quelque augmentation de bestiaux; mais on ne peut pas faire d'augmentation de bestiaux un peu importante, à moins d'une amélioration déjà considérable de la terre, autrement la terre ne pourrait pas les nourrir. Ces obstacles naturels à l'établissement d'un meilleur système d'exploitation ne peuvent céder qu'à une longue suite de travaux et d'écono­mies; et il faut qu'il s'écoule plus d'un demi-siècle, plus d'un siècle peut-être, avant que l'ancien système, qui se détruit de jour en jour, puisse être complètement aboli dans toutes les différentes parties du pays. Au reste, de tous les avantages commer­ciaux que L'Écosse a retirés de son union avec l'Angleterre, la hausse du prix de son bétail est peut-être le plus grand. Non seulement cette hausse a ajouté à la valeur de toutes les propriétés des montagnes, mais elle a peut-être encore été la cause prin­cipale de l'amélioration des terres dans le plat pays.

 

Dans toutes les colonies nouvelles, la grande quantité de terres incultes qui ne peuvent pendant beaucoup d'années être employées à autre chose qu'à nourrir des bestiaux, les rend bientôt extrêmement abondants, et en toutes choses la grande abon­dance engendre nécessairement le bon marché. Quoique tous les bestiaux des colonies européennes de l'Amérique aient été originairement transportés d'Europe, ils y ont bientôt multiplié à un tel point, et y sont devenus de si peu de valeur, qu'on a laissé même les chevaux en liberté dans les bois et sans maître, sans qu'aucun propriétaire voulût prendre la peine de les réclamer. Dans de telles colonies, il faut qu'il se soit écoulé bien du temps depuis le premier établissement, pour qu'on en vienne à y trouver du profit à nourrir le bétail avec le produit d'une terre cultivée. Ainsi les mê­mes causes, c'est-à-dire le défaut d'engrais et la disproportion entre le capital employé à la culture, et la terre que ce capital est destiné à cultiver, y doivent probablement introduire un système d'exploitation assez semblable à celui qui continue encore à avoir lieu dans plusieurs endroits de L'Écosse. Aussi M. Kalm, voyageur suédois, en rendant compte de l'état de la culture de quelques-unes des colonies anglaises de l'Amérique septentrionale telle qu'il la trouva en 1749, observe-t-il qu'il lui fut difficile d'y reconnaître la nation anglaise, si habile dans toutes les diverses branches d'agriculture. « A peine, dit ce voyageur, fument-ils leurs terres à blé; mais quand une pièce de terre a été épuisée par des récoltes successives, ils défrichent et cultivent une autre nouvelle pièce de terre, et quand celle-ci est épuisée, ils passent à une troisième. Ils laissent errer leurs bestiaux à travers les bois et les terres incultes où ces animaux meurent presque de faim, ayant déjà depuis longtemps détruit presque toutes les plantes annuelles des pâturages, en les broutant de trop bonne heure au printemps, avant que l'herbe ait eu le temps de pousser sa fleur et de jeter « ses semences [18].» Les plantes annuelles formaient, à ce qu'il semble, les meilleurs prés naturels de cette partie de l'Amérique septentrionale, et lors des premiers établissements des Euro­péens, elles croissaient ordinairement fort épais à la hauteur de 3 ou 4 pieds. Une pièce de terre qui, dans le temps où écrivait ce voyageur, ne pouvait nourrir une vache, aurait pu aisément, dans ces premiers temps, à ce qu'on lui assura, en nourrir quatre, dont chacune eût donné quatre fois autant de lait que celle-là pouvait en donner. Suivant lui, c'était cette chétive pâture qui causait la dégradation de leur bétail, dont la race s'abâtardissait sensiblement d'une génération à l'autre. Vraisem­blablement ce devait être à peu près comme cette espèce rabougrie si commune dans toute L'Écosse, il y a trente ou quarante ans, et qui s'est si fort amendée aujourd'hui dans la plus grande partie du plat pays, moins par un changement de race (quoiqu'on ait employé cet expédient dans quelques endroits), que par une meilleure méthode de nourrir.

 

Ainsi, quoique dans les progrès de l'amélioration le bétail n'arrive que tard à ce prix qui fait trouver du profit à cultiver la terre exprès pour le nourrir, cependant, de tous les différents articles qui composent cette seconde classe de produit brut, c'est peut-être le premier qui atteigne ce prix, parce que jusqu'à ce qu'il l'ait atteint, il paraît impossible que l'amélioration approche jamais même de ce degré de perfection auquel elle est portée dans plusieurs parties de l'Europe.

 

Dans cette classe de produit brut, si le bétail est une des premières parties qui attei­gne ce prix, le gibier est peut-être une des premières. Quelque exorbitant que puis­se paraître le prix de la venaison en Angleterre, il s'en faut encore qu'il puisse compenser la défense d'un parc de bêtes fauves, comme le savent très bien tous ceux qui se sont occupés de la conservation de ce genre de gibier. S'il en était autrement, ce serait bientôt un objet de fermage ordinaire que d'élever des bêtes fauves, comme c'en était un, chez les anciens Romains, d'élever de ces petits oiseaux qu'ils nommaient turdi. Varron et Columelle nous assurent que c'était une industrie très lucrative. On dit que c'en est une en certains endroits de la France que d'engraisser des ortolans, sortes d'oiseaux de passage, qui arrivent maigres dans le pays. Si la chair de daim continue à être en vogue, et que la richesse et le luxe augmentent encore en Angle­terre, comme ils ont fait depuis quelque temps, le prix de cette sorte de viande pourra vraisemblablement monter encore plus haut qu'il n'est à présent.

 

Entre cette période des progrès de l'amélioration qui porte à son plus haut point le prix d'un article aussi nécessaire que le bétail, et celle qui y porte le prix d'un article aussi superflu que la venaison, il y a un intervalle immense dans le cours duquel plu­sieurs autres espèces de produit brut arrivent par degrés au plus haut point de leur prix, les unes plus tôt, les autres plus tard, selon les différentes circonstances.

 

Ainsi, dans toutes les fermes, les rebuts de la grange et de l'étable peuvent entre­tenir un certain nombre de volailles. Comme celles-ci sont nourries de ce qui serait perdu autrement, on les a seulement pour faire profit de tout; et comme elles ne coûtent presque rien au fermier, il peut trouver encore son compte à les vendre à très bas prix. Presque tout ce qu'il en retire est gain, et leur prix ne peut guère être assez bas pour le décourager d'en nourrir le même nombre. Mais dans des pays mal cultivés et, par conséquent, faiblement peuplés, les volailles qu'on élève ainsi sans frais sont souvent suffisantes pour fournir largement à toute la demande. Ainsi, dans cet état de choses, elles sont souvent à aussi bon marché que la viande de boucherie ou que toute autre nourriture animale. Mais toute la quantité de volaille que la ferme produit ainsi sans frais doit toujours être beaucoup moindre que toute la quantité de viande de boucherie qui s'y élève; et dans les temps d'opulence et de luxe, à mérite presque égal, ce qui est rare est toujours pour cela seul préféré à ce qui est commun. A mesure donc qu'en conséquence de l'amélioration et de l'extension de la culture, l'opulence et le luxe viennent s'accroître, le prix de la volaille vient aussi à s'élever par degrés au-dessus de la viande de boucherie, jusqu'à ce qu'enfin il s'élève assez haut pour qu'il y ait profit à cultiver la terre exprès pour en nourrir. Quand le prix est arrivé à ce point, il ne peut plus monter davantage, autrement on consacrerait plus de terre à cet usage. Dans plusieurs provinces de la France, la nourriture des volailles est regardée comme un article très important de l'économie rurale, et comme suffisamment lucratif pour encourager le fermier à cultiver une quantité considérable de blé d'Inde et de sarrasin exprès pour les nourrir. Un fermier médiocre aura quelquefois quatre cents têtes de volaille dans sa basse-cour. En Angleterre, la nourriture des volailles ne paraît pas être encore regardée généralement comme un objet aussi important. Elles sont cepen­dant certainement plus chères en Angleterre qu'en France, puisque l'Angleterre en tire une quantité considérable de ce pays. Dans le cours des progrès de l'amélioration, l'époque à laquelle chaque espèce particulière de viande est la plus chère doit natu­rellement être l'époque qui précède immédiatement la pratique générale de cultiver exprès pour multiplier cette viande; car, quelque temps avant que cette pratique ne s'établisse généralement, il faut bien nécessairement que la rareté ait élevé le prix de cet article de produit. Lorsque la pratique est généralement établie, on découvre com­mu­n­ément de nouvelles méthodes d'élever les animaux qui donnent cette viande particulière, de manière que le fermier se trouve en état d'en élever une plus grande quantité sur la même étendue de terre.

 

Non seulement l'abondance de cet article l'oblige à vendre à meilleur marché, mais encore les méthodes perfectionnées le mettent à même de trouver son compte en vendant à meilleur marché; car, s'il ne l'y trouvait pas, l'abondance ne pourrait durer longtemps. C'est vraisemblablement ainsi que l'introduction des luzernes, des turneps, des choux, des carottes, etc., a contribué à faire baisser le prix ordinaire de la viande de boucherie au marché de Londres, un peu au-dessous de ce qu'elle était vers le commencement du siècle dernier.

 

Le cochon, qui trouve à se nourrir dans l'ordure, et qui dévore avidement mille choses que rebutent les autres animaux utiles, est un animal qu'on a, dans l'origine, comme la volaille, pour faire profit de tout. Tant que le nombre de ceux qu'on peut nourrir ainsi pour rien, ou presque rien, suffit complètement à remplir la demande, cette sorte de viande vient au marché à beaucoup plus bas prix qu'aucune autre. Mais quand la demande excède ce que cette quantité-là peut fournir, quand il devient nécessaire de faire croître de la nourriture exprès pour nourrir et engraisser des porcs, comme on fait pour d'autre bétail, alors le prix de cette viande hausse nécessairement, et devient en proportion ou plus élevé ou plus bas que le prix de l'autre viande de boucherie, suivant que, par la nature du pays ou l'état de sa culture, il se trouvera que les cochons coûteront ou plus ou moins à nourrir que d'autre bétail. Selon M. de Buffon, le prix du porc, en France, est à peu près le même que celui du bœuf. Dans la plupart des endroits de la Grande-Bretagne, il est à présent un peu plus élevé.

 

On a souvent attribué la hausse considérable du prix des cochons et de la volaille en Angleterre à la diminution du nombre des cottagers et autres petits tenanciers; dimi­nution qui, dans tous les endroits de l'Europe, a été le prélude immédiat de l'amélioration et de la meilleure culture, mais qui, en même temps, peut bien avoir contribué à élever le prix de ces deux articles un peu plus tôt et un peu plus rapide­ment qu'il n'aurait fait sans cela. De même que le ménage le plus pauvre peut souvent nourrir un chat et un chien sans aucune dépense; de même les plus pauvres tenanciers pouvaient ordinairement nourrir presque pour rien quelque peu de volaille ou une truie avec quelques petits. Les restes de leur table, leur petit-lait, le lait écrémé et le lait de beurre, faisaient une partie de la nourriture de ces animaux, qui trouvaient à vivre pour le surplus dans les champs du voisinage, sans faire à personne de domma­ge sensible. Ainsi, la diminution du nombre de ces petits tenanciers a dû certainement diminuer de beaucoup la quantité de ces sortes de denrées, qui se produisaient pour rien ou presque rien ; et par conséquent, le prix a dû s'en élever et plus tôt et plus rapidement qu'il ne l'eût fait sans cela. Néanmoins, il faut toujours, dans le cours des progrès de l'amélioration, que ce prix monte, plus tôt ou plus tard, à son maximum, c'est-à-dire au prix qui peut payer le travail et la dépense de cultiver la terre par laquelle ces sortes d'animaux sont nourris, tout comme ce travail et cette dépense sont payés par la majeure partie des autres terres cultivées.

 

C'est aussi, originairement, pour mettre tout à profit que l'on établit la laiterie, tout comme on nourrit d'abord des cochons et de la volaille. Le bétail qu'on est obligé de tenir dans la ferme donne plus de lait qu'il n'en faut pour élever les petits et pour la consommation du ménage du fermier, et cet excédent est encore plus fort dans une saison particulière. Or, de toutes les productions de la terre, le lait est peut-être la plus périssable. Dans les temps chauds, où il est le plus abondant, à peine se garde-t-il vingt-quatre heures. Le fermier en convertit une petite partie en beurre frais, laquelle, par ce moyen, pourra se garder pendant une semaine; une autre en beurre sale, qui se conservera pendant une année, et une beaucoup plus grande partie en fromage, qui pourra se garder plusieurs années. Il réserve une partie de toutes ces choses pour l'usage de sa famille; le reste va au marché pour y être donné au meilleur prix qu'on pourra trouver, et ce prix ne peut guère être assez bas pour le décourager d'y envoyer tout ce qui excède la consommation de son ménage. A la vérité, si le prix est extrê­mement bas, il est probable que le fermier tiendra tout ce qui concerne le laitage d'une manière fort négligée et fort malpropre; il ne pensera guère que cet article vaille la peine d'avoir exprès un bâtiment ou une pièce particulière, mais il laissera faire tout le travail de la laiterie dans sa cuisine, au milieu de la fumée, de la mauvaise odeur et des ordures, comme cela se pratiquait dans presque toutes les fermes d'Écosse il y a trente ou quarante ans, et comme cela se fait encore dans plusieurs. Les mêmes causes qui font monter par degrés le prix de la viande de boucherie, c'est-à-dire l'accrois­sement de la demande et la diminution de la quantité de bétail qu'on peut nourrir pour rien ou presque rien, résultat nécessaire de l'amélioration du pays, concourent de la même manière à faire monter en valeur le produit de la laiterie, produit dont le prix a une connexion naturelle avec celui de la viande de boucherie ou avec la dépense que coûte la nourriture du bétail. L'augmentation de ce prix paye un surcroît de peine, de soins et de propreté. Le laitage mérite alors davantage l'attention du fermier, et sa qualité se perfectionne de plus en plus. Le prix enfin en monte assez haut pour qu'il vaille la peine qu'on emploie quelques-unes des terres les plus fertiles et les mieux cultivées à nourrir des bestiaux exprès pour en avoir le lait; et quand le prix a monté jusqu'à ce point, il ne peut guère aller plus haut. S'il montait davantage, on n'y consa­crerait bientôt plus de terre. Il paraît qu'il a atteint ce maximum dans la majeure partie de l'Angleterre, où communément on emploie à cet objet beaucoup de bonnes terres. Si vous en exceptez le voisinage d'un petit nombre de grandes villes, il ne paraît pas encore être arrivé à ce point dans aucun autre endroit de L'Écosse, où il est rare de voir les fermiers ordinaires consacrer beaucoup de bonnes terres à nourrir des bestiaux, uniquement pour leur lait. Le prix de ce produit est vraisemblablement enco­re trop bas pour le permettre, quoique depuis quelques années il ait considérable­ment monté. Il est vrai que, comparé au laitage d'Angleterre, l'infériorité de qualité répond bien en entier à celle du prix; mais cette infériorité de qualité est peut-être plutôt l'effet de la modicité du prix qu'elle n'en est la cause. Quand même la qualité serait beaucoup meilleure qu'elle n'est, j'imagine que, dans l'état actuel du pays, la plus grande partie de ce qu'on en porte au marché ne pourrait pas y trouver le débit à un beaucoup plus haut prix; et il est vraisemblable, d'un autre côté, que le prix actuel ne pourrait pas payer la dépense de terre et de travail nécessaire pour produire du lait d'une beaucoup meilleure qualité. Quoique le laitage soit à un prix plus élevé dans la majeure partie de l'Angleterre, cependant cette nature d'emploi de la terre ne passe pas pour avoir une supériorité d'avantages sur la culture du blé ou l'engrais du bétail, qui sont les deux principaux objets de l'agriculture; donc cette nature d'emploi ne peut pas même avoir encore l'égalité d'avantages dans la majeure partie de l'Écosse.

 

Il est évident que les terres d'un pays ne peuvent jamais parvenir à un état d'amé­lioration et de culture complète, avant que le prix de chaque produit que l'industrie humaine se propose d'y faire croître ne soit d'abord monté assez haut pour payer la dépense d'une amélioration et d'une culture complètes. Pour que les choses en soient là, il faut que le prix de chaque produit particulier suffise à payer d'abord la rente d'une bonne terre à blé, qui est celle qui règle la rente de la plupart des autres terres cultivées, et à payer en second lieu le travail et la dépense du fermier, aussi bien qu'ils se payent communément sur une bonne terre à blé, ou bien, en autres termes, à lui rendre, avec les profits ordinaires, le capital qu'il y emploie. Cette hausse dans le prix de chaque produit particulier doit évidemment précéder l'amélioration et la culture de la terre destinée à faire naître ce produit. Le gain est le but qu'on se propose dans toute amélioration, et rien de ce qui entraîne à sa suite une perte nécessaire ne peut s'appeler amélioration. Or, préparer et cultiver la terre dans la vue d'y faire naître un produit dont le prix ne rapporterait jamais la dépense, est une chose qui entraîne avec soi une perte nécessaire. Ainsi, si l'amélioration et la culture complète d'un pays est le plus grand de tous les avantages publics, comme on n'en peut faire aucun doute, cette hausse dans le prix de toutes ces différentes sortes de produit brut, bien loin d'être regardée comme une calamité publique, doit être regardée comme l'avant-coureur et comme la suite nécessaire du plus grand de tous les avantages pour la société.

 

Ce n'est pas non plus par l'effet d'une dégradation dans la valeur de l'argent, mais c'est par l'effet d'une hausse dans leur prix réel, que le prix nominal ou en argent de toutes ces différentes sortes de produit brut a haussé. Elles en sont venues à valoir, non une plus grande somme d'argent, mais une plus grande quantité de travail et de subsistances qu'auparavant. Comme il en coûte une plus grande dose de travail et de subsistances pour les faire venir au marché, par cela même elles en représentent ou en valent une plus grande quantité quand elles y sont venues.

 

 

Troisième classe

 

La troisième et dernière classe de produit brut dont le prix s'élève naturellement dans les progrès que fait l'amélioration d'un pays, c'est cette espèce de produit sur la multiplication duquel l'industrie humaine n'a qu'un pouvoir limité ou incertain. Ainsi, quoique le prix réel de cette classe de produit brut tende naturellement à s'élever dans le cours des progrès de l'amélioration, néanmoins, selon que, d'après différentes circonstances accidentelles, les efforts de l'industrie humaine se trouvent réussir plus ou moins à augmenter la quantité de ce produit, il peut se faire que ce prix vienne quelquefois à baisser, qu'il se soutienne quelquefois au même taux dans des périodes d'amélioration très différentes, et quelquefois qu'il hausse plus ou moins dans une même période d'amélioration.

 

Il y a certaines espèces de produits bruts qui sont par leur nature en quelque sorte accessoires et dépendant d'une autre espèce; de manière que la quantité de l'une de ces espèces qu'un pays peut fournir est nécessairement limitée par la quantité de l'autre. Par exemple, la quantité de laines ou de peaux crues qu'un pays peut fournir est nécessairement limitée par le nombre du gros et menu bétail qu'on y entretient, et ce nombre est encore déterminé nécessairement par l'état de l'amélioration de ce pays et la nature de son agriculture.

 

On pourrait penser que les mêmes causes qui, dans le progrès de l'amélioration, font hausser par degrés le prix de la viande de boucherie, devraient produire le même effet sur le prix des laines et des peaux crues, et faire monter aussi ce prix à peu près dans la même proportion. Il en serait ainsi vraisemblablement si, dans les premiers commencements informes de la civilisation, le marché pour les dernières de ces pro­duc­tions était renfermé dans des bornes aussi étroites que le marché pour la première; mais communément leurs marchés respectifs sont d'une étendue extrêmement différente.

 

Presque partout le marché pour la viande de boucherie est borné au pays qui la produit. A la vérité, l'Irlande et quelques parties de l'Amérique anglaise font un com­mer­ce assez important en viandes salées, mais ce sont, je pense, les seuls pays du monde commerçant qui exportent dans d'autres pays une partie considérable de leur viande de boucherie.

 

Au contraire, le marché pour la laine et les peaux crues, dans ces commencements informes, est bien rarement borné au pays qui les produit. La laine, sans qu'il soit besoin d'aucun apprêt, les peaux crues, avec fort peu d'apprêt, se transportent facile­ment dans les pays éloignés; et comme ce sont les matières de beaucoup d'ouvrages de manufactures, l'industrie des autres pays peut donner lieu à une demande pour ces denrées, quand même celle du pays qui les produit n'en occasionnerait aucune.

 

Dans les pays mal cultivés et qui, par conséquent, ne sont que très faiblement peuplés, le prix de la laine et de la peau est toujours beaucoup plus grand, relative­ment à celui de la bête entière, que dans les pays qui, étant plus avancés en richesse et en population, ont une plus grande demande de viande de boucherie. M. Hume obser­ve que du temps des Saxons la toison était estimée valoir deux cinquièmes de la valeur de la brebis entière, et que cette proportion est fort au-dessus de l'estimation actuelle. On m'a assuré que dans quelques provinces d'Espagne il arrivait fréquem­ment de tuer une brebis uniquement pour avoir la toison et le suif; on laisse le corps pourrir sur la terre, ou servir de pâture aux bêtes et aux oiseaux de proie. Si cela arrive quelquefois même en Espagne, c'est presque toujours le cas au Chili, à Buenos-Ayres et dans plusieurs autres endroits de l'Amérique espagnole, où on ne tue guère les bêtes à cornes que pour leur cuir et leur suif seulement. C'était aussi l'usage presque constant dans la partie espagnole et à Saint-Domingue, quand cette île était infestée par les boucaniers, et avant que l'établissement des colonies françaises, qui s'étendent maintenant autour des côtes de presque toute la moitié occidentale de cette île, eussent, par leur industrie et leur population, donné quelque valeur au bétail des Espagnols, qui sont encore en possession, non seulement de la partie orientale de la côte, mais encore de toute la partie intérieure et des montagnes.

 

Quoique, dans l'avancement des arts et de la population, le prix de la bête entière s'élève nécessairement, cependant il est vraisemblable que cette hausse portera beaucoup plus sur le prix du corps de la bête que sur celui de la laine et de la peau. Le marché pour le corps de la bête, qui, dans l'état d'une civilisation ébauchée, se trouve toujours borné au pays qui la produit, doit nécessairement s'agrandir dans la même proportion que l'industrie et la population du pays. Mais comme le marché pour la laine et les peaux, même dans un pays encore barbare, s'étend souvent à tout le monde commerçant, il ne peut presque jamais s'agrandir dans cette même proportion. L'amé­lio­ration d'un pays particulier ne peut plus guère influer sur l'état du monde commer­çant, et après cette amélioration le marché pour ces denrées peut rester le même ou à peu près le même qu'il était auparavant. Cependant, dans le cours naturel des choses, cette amélioration doit bien lui donner quelque avantage, surtout si les manufactures dont ces denrées sont les matières premières venaient à fleurir dans le pays; le marché, sans être fort agrandi par là, se trouverait au moins beaucoup plus rapproché qu'auparavant du lieu où croissent ces matières, et le prix de celles-ci augmenterait au moins de ce qu'on avait eu coutume de dépenser pour les transporter au loin. Ainsi, quoique ce prix ne puisse pas s'élever dans la même proportion que celui de la viande de boucherie, il doit naturellement s'élever de quelque chose, ou du moins il ne doit certainement pas baisser.

 

Cependant, malgré l'état florissant des manufactures en Angleterre, le prix des laines anglaises a baissé considérablement dans ce pays depuis le temps d'Édouard III. Il y a une foule de preuves authentiques qui démontrent que pendant le règne de ce prince (vers le milieu du quatorzième siècle, ou environ vers 1339), ce qui était regardé comme le prix modéré et raisonnable de la balle ou de vingt-huit livres de laine, poids d'Angleterre, n'était pas à moins de 10 schellings de l'argent d'alors [19], contenant, sur le pied de 20 deniers l'once, 6 onces d'argent, poids de la Tour, valant environ 30 schellings de notre monnaie actuelle. Aujourd'hui, on regarderait 21 schellings comme un bon prix pour la balle de vingt-huit livres de la plus belle laine d'Angleterre. Ainsi, le prix pécuniaire de la laine, au temps d'Édouard III, était à son prix pécuniaire d'aujourd'hui comme 10 est à 7. La supériorité de son prix réel était encore plus forte. Dix schellings étaient dans ce temps-là le prix de douze boisseaux de blé, sur le pied de 6 schellings 8 deniers le quarter. Aujourd'hui, à raison de 28 schellings le quarter, 21 schellings ne valent que six boisseaux. Ainsi la proportion des deux prix réels est comme 12 est à 6, comme 2 est à 1. Une balle de vingt-huit livres de laine aurait acheté, dans ces temps anciens, deux fois la quantité de sub­sistance qu'elle achèterait à présent et, par conséquent, deux fois la quantité de travail, si dans l'une et l'autre de ces deux périodes la récompense du travail eût été la même.

 

Cette dégradation, tant dans le prix nominal que dans le prix réel des laines, n'aurait jamais pu arriver dans le cours naturel des choses. Aussi, a-t-elle été l'effet de la contrainte et de l'artifice. Elle procède : l° de la prohibition absolue d'exporter de la laine d'Angleterre; 2° de la permission de l'importer de l'Espagne sans payer de droits; 3° de la défense de l'exporter de l'Irlande en tout autre pays qu'en Angleterre. En conséquence de ces règlements, le marché pour la laine d'Angleterre, au heu d'avoir reçu quelque extension par l'amélioration de ce pays, a été confiné au marché inté­rieur, où la laine de tous les autres pays peut venir en concurrence avec elle, et où celle d'Irlande est forcée d'y venir. Comme d'ailleurs les manufactures de laine en Irlande sont aussi découragées que peuvent le permettre la justice et la bonne foi du commerce, les Irlandais ne peuvent mettre en oeuvre qu'une très petite quantité de leurs laines, et ils sont en conséquence obligés d'en envoyer une plus grande quantité en Angleterre, qui est le seul marché où il leur soit permis d'en expédier.

 

Je n'ai pas trouvé des renseignements aussi authentiques sur le prix des peaux crues dans les temps anciens. La laine était ordinairement payée au roi comme subside, et son évaluation dans le subside atteste au moins, à un certain point, quel était son prix ordinaire. Mais il ne paraît pas qu'il en fût de même pour les peaux crues; cependant on trouve dans Fleetwood un compte de 1425, entre le prieur de Burcester-Oxford et un de ses chanoines, qui nous donne ce prix, du moins tel qu'il fut établi dans cette circonstance particulière; savoir : pour cinq cuirs de bœuf, 12 schellings ; pour cinq cuirs de vache, 7 schellings 3 deniers pour trente-six peaux de mouton de deux ans, 9 schellings; pour seize peaux de veau, 2 schellings. En 1425, 12 schellings contenaient environ la -même quantité d'argent que 24 de notre monnaie actuelle. Ainsi, à ce compte, un cuir de bœuf valait autant d'argent qu'il y en a dans 4 schellings quatre cinquièmes de notre monnaie actuelle ; son prix nominal était de beaucoup plus bas qu'aujourd'hui. Mais dans ces temps-là, où le blé était sur le pied de 6 schellings 8 deniers le quarter, 12 schellings en auraient acheté 14 boisseaux et quatre cinquièmes de boisseau, lesquels coûteraient aujourd'hui, à raison de 3 schellings 6 deniers le boisseau, 51 schellings 4 deniers. Ainsi un cuir de bœuf, dans ces temps-là, aurait acheté autant de blé que 10 schellings 3 deniers en achèteraient à présent. Sa valeur réelle était égale à 10 schellings 3 deniers de notre monnaie actuelle. Dans ces temps anciens, où le bétail était à demi mourant de faim pendant la plus grande partie de l'hiver, il n'est pas à présumer qu'il fût d'une très belle taille. Un cuir de bœuf qui pèse quatre stones de seize livres avoir du poids, n'est pas regardé actuellement comme très chétif, et aurait vraisemblablement passé pour très beau dans ces temps-là. Or, un cuir de cette espèce, à raison d'une demi-couronne le stone, qui est en ce moment (février 1773) le prix ordinaire, ne coûterait aujourd'hui que 10 schellings. Ainsi, quoique son prix nominal soit maintenant un peu plus haut qu'il n'était dans ces anciens temps, son prix réel, la quantité réelle de subsistances qu'il achètera ou dont il disposera, est plutôt de quelque chose au-dessous. Le prix des cuirs de vache, tel qu'il est porté dans le compte ci-dessus, approche beaucoup de sa proportion ordinaire avec le prix des cuirs de bœuf. Le prix des peaux de mouton" est fort au-dessus de cette proportion; probablement qu'elles furent vendues avec leur laine; celui des peaux de veau, au contraire, est de beaucoup au-dessous. Dans les pays où le prix du bétail est fort bas, les veaux qu'on n'a pas dessein d'élever pour entretenir le fonds de bétail de la ferme sont en général tués très jeunes; on en usait ainsi en Écosse il y a vingt ou trente ans. On épargne le lait que leur prix ne suffirait pas à payer; en conséquence, leurs peaux ne sont ordinairement pas bonnes à grand-chose.

 

Le prix des peaux crues est de beaucoup plus bas aujourd'hui qu'il n'était il y a quelques années; ce qui vient vraisemblablement de la suppression du droit sur les peaux de veau-marin, et de la permission qui a été donnée, en 1769, pour un temps limité, d'exporter les peaux crues de l'Irlande et des colonies, franches de droits. En faisant un taux moyen pour tout ce siècle, leur prix réel a vraisemblablement été tant soit peu plus haut qu'il n'était dans ces anciens temps. La nature de cette denrée ne la rend pas tout à fait aussi propre à être transportée au loin que la laine. Elle risque plus à être gardée. Un cuir salé est regardé comme inférieur à un cuir frais, et se vend moins cher. Cette circonstance doit nécessairement tendre à faire baisser le prix des peaux crues produites dans un pays qui ne les manufacture point, mais qui est obligé de les exporter, et à élever comparativement le prix de celles qui sont produites dans un pays où on les manufacture. Elle doit tendre à faire baisser leur prix dans un pays barbare, et à le faire hausser dans un pays riche et manufacturier. Elle doit donc avoir eu quelque tendance à le faire baisser dans l'ancien temps, et à le faire monter dans celui-ci. Et puis, nos tanneurs n'ont pas tout à fait aussi bien réussi que nos fabricants de draps à persuader à la sagesse nationale que le salut de la chose publique dépendait de la prospérité de leur manufacture particulière. Ils ont en conséquence été bien moins favorisés. A la vérité, on a prohibé l'exportation des peaux crues, et on l'a déclarée délit public. Mais leur importation des pays étrangers a été assujettie à un droit; et quoique ce droit ait été supprime pour cinq années seulement sur celles importées de l'Irlande et de nos colonies, cependant l'Irlande n'a pas été restreinte au seul marché de la Grande-Bretagne pour la vente de l'excédent de ses peaux ou de celles qui ne sont pas manufacturées chez elle. Il n'y a que très peu d'années que les peaux de bétail commun ont été mises au nombre des marchandises que les colonies ne peuvent envoyer ailleurs qu'à la mère patrie, et enfin le commerce d'Irlande n'a pas, sur cet article, été opprimé jusqu'à présent dans la vue de soutenir les manufac­tures de la Grande-Bretagne.

 

Tous les règlements, quels qu'ils soient, qui tendent à abaisser le prix, soit de la laine, soit de la peau crue, au-dessous de ce qu'il serait naturellement, doivent néces­sai­rement, dans un pays cultivé et amélioré, avoir quelque tendance à faire hausser le prix de la viande de boucherie. Il faut que le prix du bétail qu'on nourrit sur une terre améliorée et cultivée, soit gros, soit menu bétail, suffise à payer la rente et le profit que le propriétaire et le fermier sont en droit d'attendre d'une terre améliorée et culti­vée. Sans cela, ceux-ci cesseront bientôt d'en nourrir. Ainsi, toute partie de ce prix qui ne se trouve pas payée par la laine et la peau, il faut que le corps la paye. Moins on paye pour l'un de ces articles, plus il faut payer pour l'autre. Pourvu que le pro­prié­taire et le fermier trouvent tout leur prix, il leur importe peu comment il sera réparti sur les différentes parties de la bête. Ainsi, comme propriétaires et comme fermiers, dans tout pays cultivé et amélioré, ils ne peuvent guère être lésés par de tels règle­ments, quoiqu'ils puissent en souffrir comme consommateurs, par la hausse du prix des vivres. Cependant il en serait tout autrement dans un pays sans amélioration et sans culture, où la majeure partie des terres ne pourrait être employée qu'à nourrir des bestiaux, et où la laine et la peau feraient la plus grande partie de la valeur de l'animal. Dans ce cas leur intérêt, comme propriétaires et comme fermiers, souffrirait extrêmement de semblables règlements, et leur intérêt, comme consommateurs, en souffrirait très peu. Dans ce cas, la baisse du prix de la laine et de la peau ne ferait pas monter le prix du corps de la bête, parce que, la majeure partie des terres du pays ne pouvant servir qu'à nourrir du bétail, on en nourrirait toujours tout autant. Il viendrait toujours au marché la même quantité de viande de boucherie. La demande n'en serait pas plus forte qu'auparavant ; ainsi son prix resterait le même. Le prix total de l'animal baisserait et, avec lui, tant la rente que le profit de toutes ces terres dont le bétail faisait le produit principal, c'est-à-dire de la majeure partie des terres du pays. Dans de telles circonstances, la prohibition perpétuelle d'exporter la laine, qu'on attribue communément, mais à tort, à Édouard III, eût été le règlement le plus des­tructif qu'on eût pu jamais imaginer. Non seulement il aurait diminué la valeur alors actuelle de la majeure partie des terres, mais encore, en abaissant le prix de l'espèce de menu bétail la plus importante, il aurait prodigieusement retardé l'amélioration ultérieure du royaume.

 

Le prix des laines d'Écosse baissa considérablement par suite de l'union avec l'Angleterre, par laquelle elles furent exclues du grand marché de l'Europe, et con­fi­nées dans les bornes étroites du marché de la Grande-Bretagne. Cet événement aurait extrêmement influé sur la valeur de la majeure partie des terres des comtés méridio­naux d'Écosse, qui sont principalement des pays de moutons, si la baisse du prix de la laine n'eût été largement compensée par la hausse de celui de la viande de boucherie.

 

Si, d'un côté, le pouvoir de l'industrie humaine sur la multiplication de la laine et des peaux crues est limité dans ses effets, en tant qu'il dépend du produit du pays dans lequel s'exerce cette industrie, d'un autre côté, ce pouvoir est incertain dans ses effets en tant qu'il dépend du produit des autres pays; et à cet égard il en dépend bien moins à raison de la quantité que ces autres pays produisent, qu'à raison de la quantité qu'ils ne manufacturent pas eux-mêmes, et aussi à raison des restrictions qu'ils jugeront ou ne jugeront pas à propos de mettre à l'exportation de cette espèce de produit brut. Ces circonstances, étant entièrement indépendantes de l'industrie nationale, apportent nécessairement plus ou moins d'incertitude dans les efforts qu'elle peut faire pour multiplier cette espèce de produit brut.

 

Ses efforts sont également bornés et incertains pour la multiplication d'une autre sorte de produit brut très important; c'est la quantité du poisson mise au marché. Ils sont bornés par la situation locale du pays, par la distance ou la proximité où ses différentes provinces sont de la mer, par le nombre de ses lacs et de ses rivières, et enfin par ce qu'on peut appeler la fertilité ou stérilité de ces mers, lacs et rivières, quant à cette espèce de produit brut. A mesure que la population augmente, à mesure que le produit annuel de la terre et du travail du pays grossit de plus en plus, le nom­bre des acheteurs de poisson doit augmenter, et ces acheteurs possèdent une plus grande quantité et une plus grande diversité d'autres marchandises, ou, ce qui est la même chose, le prix d'une plus grande quantité et d'une plus grande diversité d'autres marchandises pour acheter ce poisson. Mais, en général, il sera impossible d'appro­visionner ce marché ainsi agrandi et étendu, sans employer pour cela une quantité de travail qui croisse au-delà de la proportion de celle qu'exigeait l'approvisionnement de ce marché quand il était circonscrit dans des limites plus étroites. Un marché qui, d'abord approvisionné avec mille tonneaux de poisson, vient par la suite à en absorber dix mille tonneaux, ne pourra guère être alors approvisionné à moins d'un travail qui sera plus que décuplé du travail qu'il fallait pour l'approvisionner dans le premier état. Il faut alors, en général, aller chercher le poisson à de plus grandes distances, il faut employer de plus grands bâtiments et mettre en oeuvre des machines plus dispen­dieuses en tout genre. Ainsi le prix réel de cette denrée doit augmenter naturellement dans les progrès que fait l'amélioration; c'est aussi, à ce que je crois, ce qui est arrivé, plus ou moins, en tout pays.

 

Quoique ce soit une chose fort incertaine que le succès de tel ou tel jour de pêche en particulier, cependant, la situation locale du pays une fois donnée, si vous prenez, en somme, tout le cours d'une année ou de plusieurs années ensemble, l'effet général du travail nécessaire, dira-t-on, pour amener au marché telle ou telle quantité de poisson, paraît être assez certain; et dans le fait, il n'y a pas de doute que cela ne soit. Cependant, comme cet effet dépend plus de la situation locale du pays que de l'état de sa richesse et de son industrie; comme d'après cela cet effet, dans les différents pays, peut être le même, quoique les degrés d'amélioration de ces pays soient très diffé­rents, ou être fort différent, les degrés d'amélioration étant les mêmes, il en résulte que sa liaison avec l'état d'amélioration du pays est une chose incertaine, et c'est de cette espèce d'incertitude que j'entends parler ici.

 

Quant à l'augmentation de quantité des divers minéraux et métaux qu'on tire des entrailles de la terre, et particulièrement des plus précieux, le pouvoir de l'industrie humaine ne paraît pas être borné, mais il paraît être tout à fait incertain dans ses effets,

 

La quantité de métaux précieux qui peut exister dans un pays n'est bornée par rien qui tienne à la situation locale de ce pays, comme la fertilité ou la stérilité de ses pro­pres mines. Ces métaux se trouvent en abondance dans les pays qui ne possèdent point de mines. Leur quantité, dans chaque pays en particulier, paraît dépendre de deux circonstances différentes. La première, c'est le pouvoir qu'il a d'acheter, c'est l'état de son industrie, c'est le montant du produit annuel de ses terres et de son travail : circonstance qui le met en état d'employer une quantité plus grande ou plus petite de travail et de subsistances, à faire venir ou à acheter des superfluités, telles que sont l'or et l'argent, soit de ses propres mines, soit de celles des autres pays. La seconde, c'est l'état de fécondité ou de stérilité des mines qui, au moment dont il s'agit, approvisionneront de ces métaux le monde commerçant. Cette fécondité ou cette stérilité des mines doit influer plus ou moins sur la quantité de ces métaux dans les pays les plus éloignés des mines, à cause de la facilité et du peu de frais du transport de cette marchandise, résultant de son peu de volume et de sa grande valeur. L'abondance des mines de l'Amérique a dû avoir plus ou moins d'effet sur la quantité de ces métaux à la Chine et dans l'Indoustan.

 

En tant que la quantité de ces métaux dans un pays particulier dépend de la première de ces deux circonstances (le pouvoir d'acheter), leur prix réel, comme celui de toute autre chose superflue et de luxe, doit vraisemblablement monter à mesure de la richesse et de l'amélioration du pays, et baisser à mesure de sa pauvreté et de sa décadence. Les pays qui ont une grande quantité de travail et de subsistances au-delà de leur besoin sont en état de dépenser, pour avoir une certaine quantité de ces métaux, une plus grande somme de travail et de subsistances que les pays qui en ont moins au-delà du nécessaire.

 

En tant que la quantité de ces métaux, dans un pays particulier, dépend de la seconde de ces circonstances (la fécondité ou stérilité des mines qui se trouvent alors approvisionner le monde commerçant), leur prix réel, la quantité réelle de travail et de subsistances qu'ils achèteront, ou pour laquelle on les échangera, baissera sans aucun doute plus ou moins en proportion de la fécondité de ces mines, et haussera plus ou moins en proportion de la fécondité de ces mines, et haussera plus ou moins en proportion de leur stérilité.

 

La fécondité ou la stérilité des mines qui se trouvent, à une époque donnée, approvisionner le monde commerçant, est toutefois une circonstance qui évidemment ne peut avoir aucune sorte de liaison avec l'état de l'industrie dans un pays quelcon­que. Elle semble même n'avoir aucune liaison nécessaire avec l'état de l'industrie du monde en général. Il est vrai qu'à mesure que les arts et le commerce viennent à se répandre sur une plus grande partie du globe, la recherche des mines nouvelles offrant aux spéculateurs une plus vaste surface, il peut y avoir quelques chances de plus de réussite que lorsqu'elle est circonscrite dans des bornes plus étroites.

 

 

 

Toutefois, rien n'est plus incertain au monde que de savoir si l'on parviendra à découvrir des mines nouvelles à mesure que les anciennes viendront successivement à s'épuiser, et il n'y a pas d'industrie ou de savoir humain qui puisse en répondre. Il est reconnu que toutes les indications sont douteuses, et que la seule chose qui puisse assurer la valeur réelle d'une mine ou même son existence, c'est sa découverte actu­elle et le succès de son exploitation. Dans une recherche de cette nature, on ne peut fixer jusqu'à quel point l'industrie humaine peut être heureuse ou trompée dans ses efforts. Il peut se faire que, dans le cours d'un siècle ou deux, on découvre de nouvelles mines plus fécondes que toutes celles connues jusqu'alors ; et il est tout aussi possible que les mines les plus fécondes, connues à cette même époque, soient plus stériles qu'aucune de celles qu'on exploitait avant la découverte des mines de l'Amérique. Quelle que soit l'une ou l'autre de ces deux hypothèses qui eût lieu, elle serait de très peu d'importance pour la richesse et la prospérité réelle du monde, pour la valeur réelle du produit annuel de la terre et du travail parmi les hommes. Sans doute, la valeur nominale de ce produit, la somme d'or ou d'argent par laquelle il serait exprime ou représenté, serait très différente dans les deux cas ; mais la valeur réelle du produit, la quantité réelle de travail qu'il pourrait commander ou acheter, serait toujours précisément la même. Il se pourrait, dans l'un de ces cas, qu'un schelling ne représentât pas plus de travail qu'un penny n'en représente aujourd'hui et que, dans l'autre, un penny en représentât autant que fait à présent un schelling. Mais, dans le premier cas, celui qui aurait un schelling dans sa poche ne serait pas plus riche que celui qui a aujourd'hui un penny; et dans le second cas, celui qui aurait alors un penny serait tout aussi riche que celui qui a un schelling à présent. Le seul avantage que le monde pourrait retirer de l'une de ces hypothèses, et le seul inconvénient qui résulterait pour lui de l'autre, ce serait, dans la première, l'abondance et le bon marché de la vaisselle et des bijoux d'or et d'argent et, dans la seconde, la rareté et la cherté de ces frivoles superfluités.

 

 

 

V. - Conclusion de la digression sur les variations dans la valeur de l'argent.

 

 

 

 

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La plupart des écrivains qui ont recueilli les prix en argent des denrées, dans les temps anciens, paraissent avoir regardé le bas prix, en argent, du blé et des mar­chan­dises en général, ou, en d'autres termes, la haute valeur de l'or ou de l'argent, comme une preuve non seulement de la rareté de ces métaux, mais encore de la pauvreté et de la barbarie du pays à cette époque. Cette notion se lie à ce système d'économie poli­tique qui fait consister la richesse nationale dans l'abondance de l'or et de l'argent, et la pauvreté générale dans leur rareté, système que je tâcherai d'expliquer et d'exa­mi­ner fort au long dans le quatrième livre de ces Recherches. je me contenterai d'obser­ver, pour le moment, que la grande valeur des métaux précieux ne peut pas être la preuve de la pauvreté et de la barbarie d'un pays à l'époque où a lieu cette grande valeur. C'est seulement une preuve de la stérilité des mines qui se trouvent à cette époque approvisionner le monde commerçant. Comme un pays pauvre n'est pas en état d'acheter plus d'or et d'argent qu'un pays riche, par la même raison il n'est pas en état de les payer plus cher; ainsi il n'est pas vraisemblable que ces métaux aient plus de valeur dans le premier de ces pays que dans le dernier. A la Chine, qui est un pays beaucoup plus riche qu'aucun endroit de l'Europe, la valeur des métaux précieux est aussi beaucoup plus élevée qu'en aucun endroit de l'Europe. A la vérité, la richesse de l'Europe s'est grandement accrue depuis la découverte des mines de l'Amérique, et la valeur de l'or et de l'argent y a aussi diminué successivement depuis la même époque. Toutefois, cette diminution de leur valeur n'est pas due à l'accroissement de la riches­se réelle de l'Europe, à l'accroissement du produit annuel de ses terres et de son travail, mais elle est due à la découverte accidentelle de mines plus abondantes qu'au­cu­ne de celles connues auparavant. L'augmentation de la quantité d'or et d'argent en Europe, et l'extension de son agriculture et de ses manufactures, sont deux événe­ments qui, pour être arrivés presque à la même époque, ont eu cependant leur source dans des causes très différentes, et n'ont presque pas la moindre liaison l'un avec l'autre. L'un est provenu du pur effet du hasard, dans lequel la prudence ni la politique n'ont eu ni n'ont pu avoir aucune part; l'autre est la conséquence de la chute du système féodal et de l'établissement d'une forme de gouvernement qui a donné à l'industrie le seul encouragement dont elle ait besoin, c'est-à-dire une confiance assez bien établie qu'elle pourra jouir du fruit de ses efforts. La Pologne, qui n'est pas délivrée du système féodal, est encore aujourd'hui un pays aussi misérable qu'il l'était avant la découverte de l'Amérique. Cependant le prix du blé a haussé en Pologne; la valeur réelle des métaux précieux y a baissé, comme dans tous les autres endroits de l'Europe. La quantité de ces métaux a donc dû y augmenter comme ailleurs et à peu près dans la même proportion, relativement au produit annuel de ses terres et de son travail. Néanmoins, cette augmentation dans la quantité de ces métaux n'a pas, à ce qu'il semble, augmenté ce produit annuel, ni étendu l'agriculture et les manufactures du pays, ni amélioré le sort de ses habitants. L'Espagne et le Portugal, qui possèdent les mines, sont peut-être, après la Pologne, les deux plus pauvres pays de l'Europe; cependant il s'en faut bien que la valeur des métaux précieux soit moins élevée en Espagne et en Portugal que dans tout autre endroit de l'Europe, puisque de ces deux pays ils viennent se rendre dans tous les autres, avec la charge non seulement du fret et de l'assurance, mais encore avec la dépense de la contrebande, leur exportation étant ou prohibée ou soumise à des droits. Leur quantité, comparée au produit annuel des terres et du travail, doit donc nécessairement être plus grande dans ces deux pays qu'en aucun autre endroit de l'Europe ; cependant ces pays sont plus pauvres que la plupart des autres pays de l'Europe. C'est que si le système féodal a été aboli en Espagne et en Portugal, il y a été remplacé par un système qui ne vaut guère mieux.

 

De même donc que la faible valeur de l'or et de l'argent n'est pas une preuve de la richesse ni de l'état florissant du pays où elle a lieu, de même on ne peut, de la haute valeur de ces métaux, dans un pays ou bien du bas prix en argent, soit des mar­chandises en général, soit du blé en particulier, inférer en aucune manière que ce pays soit pauvre ou qu'il soit dans un état de barbarie.

 

Mais si le bas prix en argent, soit des marchandises en général, soit du blé en par­ti­culier, ne prouve nullement la pauvreté et la barbarie d'une époque, d'un autre côté, le bas prix en argent de quelques espèces particulières de marchandises, telles que le bétail, la volaille, les différentes sortes de gibier, relativement à celui du blé, en est une des preuves les plus décisives. Il démontre clairement, d'abord la grande abon­dance de ces sortes de denrées relativement au blé et, par conséquent, la grande étendue de terre qu'elles occupent relativement à celle qui est occupée par le blé; il démontre, en second lieu, le peu de valeur de ces terres relativement à la valeur des terres à blé et, par conséquent, l'état négligé et inculte de la très grande partie des terres du pays. Il démontre clairement que la population du pays et son capital ne sont pas, relativement à son territoire, dans la proportion où ils sont ordinairement dans les pays civilisés et que, dans un tel pays ou dans un tel temps, la société n'en est encore qu'à son enfance. Du haut ou du bas prix en argent des marchandises en général ou du blé en particulier, nous ne pouvons inférer autre chose, sinon que les mines d'or et d'argent qui, à cette époque, approvisionnaient le monde de ces métaux étaient fécon­des ou étaient stériles, mais non pas que le pays fût riche ou pauvre. Mais du haut ou bas prix en argent de certaines espèces de denrées relativement au prix de certaines autres, nous pouvons inférer, avec un degré de probabilité qui approche presque de la certitude, que le pays était riche ou pauvre, que la majeure partie de ses terres étaient améliorées ou abandonnées, et qu'il était alors ou dans un état plus ou moins barbare, ou dans un état plus ou moins civilisé.

 

Toute hausse dans le prix pécuniaire des denrées qui proviendrait entièrement d'une dégradation dans la valeur de l'argent, tomberait également sur toutes les espèces de denrées et marchandises et ferait hausser universellement leur prix d'un tiers, d'un quart ou d'un cinquième, selon que L'argent viendrait à perdre un tiers, un quart ou un cinquième de sa première valeur. Mais cette hausse du prix des denrées, sur laquelle on a tant raisonné, ne tombe pas également sur tous les genres de denrées. En prenant le cours de ce siècle pour faire un taux moyen, il est bien reconnu, même par ceux qui rapportent cette hausse à une dégradation dans la valeur de l'argent, que le prix du blé a beaucoup moins haussé que celui de quelques autres sortes de den­rées. On ne peut donc pas entièrement attribuer à la dégradation de la valeur de L'argent la hausse du prix de ces autres sortes de denrées. Il faut bien y faire entrer en compte quelque autre cause, et peut-être que celles que j'ai indiquées ci-dessus pourraient bien, sans recourir à cette prétendue dégradation de la valeur de l'argent, fournir une raison suffisante de la hausse de ces espèces particulières de denrée, dont le prix se trouve actuellement avoir haussé relativement à celui du blé.

 

Quant au prix du blé lui-même, il a été, pendant les soixante-quatre premières années de ce siècle et avant cette dernière suite extraordinaire de mauvaises années, un peu plus bas qu'il ne l'avait été pendant les soixante-quatre dernières années du siècle précédent. Ce fait est attesté non seulement par les comptes du marché de Windsor, mais encore par les registres publics de tous les différents comtés d'Écosse, et par les relevés des prix de plusieurs différents marchés de France, qui ont été recueillis avec beaucoup de soin et d'exactitude par M. Messance et par M. Dupré de Saint-Maur. La preuve est plus complète qu'on ne devrait s'y attendre dans une ma­tière qui est naturellement si difficile à connaître avec quelque degré de certitude.

 

A l'égard du haut prix du blé dans ces dix à douze dernières années, on peut suffisamment l'expliquer par la suite de mauvaises récoltes qui a eu lieu, sans avoir recours à aucune dégradation de valeur de l'argent.

 

Ainsi aucune bonne observation, soit sur le prix du blé, soit sur le prix des autres denrées, ne paraît pouvoir fonder l'opinion, qui a été souvent avancée, que l'argent continuait à baisser de valeur.

 

Mais, me dira-t-on peut-être, d'après votre propre compte, la même quantité d'argent, dans le temps présent, achètera une moindre quantité de plusieurs espèces de denrées qu'elle n'en aurait acheté pendant une partie du siècle dernier; et chercher à démontrer si ce changement est dû à une hausse dans la valeur de ces denrées, ou à une baisse dans la valeur de l'argent, c'est établir une distinction oiseuse et qui ne peut être d'aucune utilité pour celui qui n'a qu'une certaine quantité d'argent à porter au marché, ou qui a son revenu fixe en argent. je ne prétends assurément pas que la connaissance de cette distinction puisse mettre cette personne en état d'acheter à meilleur marché; elle n'est cependant pas pour cela tout à fait inutile.

 

Elle peut être de quelque avantage pour le public, en fournissant une preuve facile de l'état de prospérité du pays. Si la hausse dans le prix de quelques espèces de denrées est due uniquement à une baisse dans la valeur de l'argent, elle est due alors à une circonstance de laquelle on ne peut inférer autre chose que la fécondité des mines de l'Amérique. Malgré cette circonstance, la richesse réelle du pays, le produit annuel de ses terres et de son travail peuvent aller, soit en déclinant successivement comme en Portugal et en Pologne, soit en avançant par degrés, comme dans la plupart des autres contrées de l'Europe. Mais si cette hausse dans le prix de quelques espèces de denrées est due à une hausse dans la valeur réelle de la terre qui les produit, à un accroissement dans la fertilité, ou à ce qu'en conséquence des progrès d'amélioration et de bonne culture elle a été rendue propre à la production du blé, alors cette hausse est due à une circonstance qui indique de la manière la plus évidente l'état de pros­périté et d'avancement du pays. La terre constitue la plus grande, la plus importante et la plus durable partie, sans comparaison, de la richesse de tout pays étendu. Il peut sûrement être de quelque utilité pour la nation, ou au moins il peut résulter quelque satisfaction pour elle, d'avoir une preuve aussi décisive que la partie, de beaucoup la plus grande, la plus importante et la plus durable de la richesse nationale, va en augmentant de valeur.

 

Cette distinction peut aussi être de quelque utilité à l'État, lorsqu'il s'agit de régler la récompense pécuniaire de quelques-uns des fonctionnaires qui le servent. Si cette hausse dans le prix de quelques espèces de denrées est due à une baisse dans la valeur de l'argent, il faut certainement augmenter en proportion de cette baisse leur récom­pense pécuniaire, à moins qu'elle ne fût trop forte auparavant. Si on ne l'augmente point leur récompense réelle en sera évidemment diminuée d'autant. Mais si cette hausse de prix est due à une hausse de valeur occasionnée par l'accroissement de fertilité de la terre qui produit ces sortes de denrées, c'est alors une affaire beaucoup plus délicate de juger dans quelle proportion il faut augmenter cette récompense pécuniaire, ou bien de juger si c'est même le cas de l'augmenter en rien. Si l'extension de l'amélioration et de la culture élève nécessairement le prix de chaque espèce de nourriture animale relativement au prix du blé, d'un autre côté elle fait aussi néces­sairement baisser celui de toute espèce, je crois, de nourriture végétale. Elle élève le prix de la nourriture animale, parce qu'une grande partie de la terre qui produit cette nour­riture, étant rendue plus propre à la production du blé, doit rapporter au pro­prié­taire et au fermier la rente et le profit d'une terre à blé. Elle fait baisser le prix de la nourriture végétale, parce qu'en ajoutant à la fertilité de la terre elle accroît l'abon­dance de cette sorte de nourriture. Les améliorations dans la culture introduisent aussi plusieurs espèces de nourriture végétale, qui, exigeant moins de terre que le blé et pas plus de travail, viennent au marché à beaucoup meilleur compte que le blé. Telles sont les pommes de terre et le maïs, ou ce qu'on appelle blé d'Inde, les deux plus im­por­tantes acquisitions que l'agriculture de l'Europe, et peut-être l'Europe elle-même, aient faites par la grande extension du commerce et de la navigation de celle-ci. D'ailleurs, il y a beaucoup d'espèces d'aliments du genre végétal qui, dans l'état grossier de l'agriculture, sont confinés dans le jardin potager et ne croissent qu'à l'aide de la bêche, mais qui, lorsque l'agriculture s'est perfectionnée, peuvent se semer en plein champ et croître à l'aide de la charrue : tels sont les turneps, les carottes, les choux, etc. Si donc, dans les progrès que fait l'amélioration, le prix réel d'une espèce de nourriture vient nécessairement à hausser, celui de l'autre espèce vient à baisser tout aussi nécessairement, et c'est alors une matière qui devient très épineuse que de savoir jusqu'à quel point la hausse de l'une peut se trouver compensée par la baisse de l'autre. Quand une fois le prix réel de la viande de boucherie a atteint son maximum (ce qu'il paraît avoir déjà fait depuis plus d'un siècle dans une grande partie de l'Angleterre pour toutes sortes de viande de boucherie, excepté peut-être pour la chair de porc), alors quelque hausse qui puisse arriver par la suite dans le prix de toute autre espèce que ce soit de nourriture animale, elle ne peut guère influer sur le sort des gens de la classe inférieure du peuple. Certainement un adoucissement dans le prix des pommes de terre contribuera infiniment plus à améliorer la condition du pauvre, en bien des endroits de l'Angleterre, que ne pourrait l'aggraver une hausse quelconque dans le prix de la volaille, du poisson ou du gibier de toute espèce.

 

 

Dans le moment de la cherté actuelle, le haut prix du blé est sans contredit un fardeau pour les pauvres. Mais dans les temps d'une abondance médiocre, quand le blé est à son prix moyen ordinaire, la hausse naturelle qui a lieu dans le prix de toute autre espèce de produit brut ne peut guère tomber sur eux. Ils souffrent bien plus peut-être de cette hausse artificielle qu'ont occasionnée les impôts dans le prix de quelques denrées manufacturées, tel que celui du sel, du savon, du cuir, des chan­delles, de la drèche, de la bière et de l'ale, etc.

 

 

 

 

 

 

VI. - Des effets et des progrès de la richesse nationale sur le prix réel des ouvrages de manufacture.

 

 

 

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L'effet naturel de l'amélioration générale est cependant de faire baisser par degrés le prix réel de presque tous les ouvrages des manufactures. Le prix de la main-d'œuvre diminue peut-être dans toutes, sans exception. De meilleures machines, une plus grande dextérité et une division et distribution de travail mieux entendues, toutes choses qui sont les effets naturels de l'avancement du pays, sont cause que, pour exécuter une pièce quelconque, il ne faut qu'une bien moindre quantité de travail; et quoique, par suite de l'état florissant de la société, le prix réel du travail doive s'élever considérablement, cependant la grande diminution dans la quantité du travail que chaque chose exige fait bien plus, en général, que compenser quelque hausse que ce soit dans le prix de ce travail.

 

Il y a, à la vérité, certains genres de manufactures dans lesquels la hausse néces­saire du prix réel des matières premières fait plus que compenser tous les avantages que les progrès de l'industrie peuvent introduire dans l'exécution de l'ouvrage. Dans les ouvrages de charpenterie et de menuiserie, et dans l'espèce la plus grossière de meubles en bois, la hausse nécessaire du prix réel du bois, résultant de l'amélioration de la terre, fera plus que compenser tous les avantages qu'on pourra retirer de la perfection des outils, de la plus grande dextérité de l'ouvrier, et de la division et de la distribution les plus convenables du travail.

 

Mais pour tous les ouvrages où le prix réel des matières premières ne hausse point ou ne hausse pas extrêmement, celui de la chose manufacturée baisse d'une manière considérable.

 

Cette diminution de prix a été la plus remarquable, durant le cours de ce siècle et du précédent, dans les manufactures qui emploient les métaux grossiers. On aurait peut-être aujourd'hui pour 20 schellings un meilleur mouvement de montre que celui qu'on aurait payé 20 livres vers le milieu du siècle dernier. Quoique moindre que dans l'horlogerie, il y a eu aussi une grande réduction de prix, pendant la même période, dans les ouvrages de coutellerie et de serrurerie, dans tous les petits ustensiles faits de métaux grossiers et dans toutes ces marchandises connues communément sous le nom de quincaillerie de Birmingham et de Sheffield. Elle a été assez forte pour étonner les ouvriers de tous les autres endroits de l'Europe, qui, à l'égard de beaucoup d'articles, conviennent qu'ils ne pourraient pas faire d'aussi bon ouvrage pour le double ou même le triple du prix. Il n'y a peut-être pas de manufactures où l'on puisse porter aussi loin la division du travail et où les instruments qu'on emploie soient susceptibles d'être perfectionnés d'autant de manières différentes, que les manufactures dont les métaux grossiers sont la matière première.

 

Il n'y a pas eu dans les fabriques de draps, pendant la même période, une réduc­tion de prix aussi forte. On m'a assuré au contraire que, depuis vingt-cinq ou trente ans, le prix du drap superfin avait un peu dépassé sa proportion avec les autres, eu égard à la qualité, ce qui provient, dit-on, d'une hausse considérable dans le prix de la matière première, qui consiste entièrement en laine d'Espagne. A la vérité, on dit que les draps du comté d'York, qui sont en entier de laine d'Angleterre, ont considérable­ment baissé de prix, eu égard à la qualité, pendant le cours de ce siècle. Mais la qualité est une chose si sujette à dispute, que je tiens assez peu de compte de tous les renseignements de ce genre. Dans les fabriques de draps, la division du travail est à peu près la même aujourd'hui qu'elle était il y a un siècle, et les instruments qu'on y emploie ne sont pas très différents de ce qu'ils étaient alors. Cependant il peut y avoir eu, sur ces deux articles, de légères améliorations qui ont pu occasionner quelque réduction de prix.

 

La réduction paraîtra pourtant bien plus incontestable et bien plus sensible, si l'on compare le prix de ce genre de fabrique, dans le temps actuel, avec ce qu'il était dans une période beaucoup plus reculée, comme vers la fin du quinzième siècle, où vraisemblablement le travail était beaucoup moins subdivisé et où l'on employait des machines bien moins perfectionnées qu'à présent.

 

En 1487, la quatrième de Henri VII, il fut statué que « quiconque vendrait au détail l'aune large de la plus belle écarlate, ou d'autre drap cramoisi de la plus fine fabrique, au-dessous de 16 schellings serait à l'amende de 40 schellings par chaque aune ainsi vendue ». Donc, à cette époque, 16 schellings, qui contenaient environ la même quantité d'argent que 24 schellings de notre monnaie actuelle, étaient regardés comme un prix assez raisonnable pour un aune du plus beau drap; et comme ce statut est une loi somptuaire, il est vraisemblable qu'un pareil drap s'était vendu habituelle­ment un peu plus cher. Aujourd'hui une guinée peut être considérée comme le prix le plus haut d'un tel drap. Ainsi, quand on supposerait même la qualité égale (et vraisemblablement celle de nos draps actuels est très supérieure), cependant, dans cette supposition même, il paraîtrait y avoir eu une réduction considérable dans le prix pécuniaire du plus beau drap depuis la fin du quinzième siècle. Mais son prix réel a été beaucoup plus réduit encore. Le prix moyen du quartier de froment était alors et a été longtemps encore après à 16 schellings 8 deniers ; 16 schellings étaient donc le prix de deux quarters trois boisseaux de froment. En évaluant aujourd'hui le quarter de froment à 28 schellings, le prix réel d'une aune de drap fin doit avoir été, dans ce temps-là, l'équivalent de 3 livres 6 schellings 6 deniers, au moins, de notre monnaie actuelle. Il fallait que la personne qui l'achetait se dessaisît du pouvoir de disposer de la quantité de travail et de subsistance qu'on pourrait acheter aujourd'hui avec cette somme.

 

La réduction qui a eu lieu dans le prix réel des fabriques de gros draps, quoiqu'elle ait été considérable, n'a pas été aussi forte que celle qui a eu lieu pour les draps fins.

 

En 1463, la troisième année d'Edouard IV, il fut statué « qu'aucun domestique de labour, aucun manœuvre, aucun ouvrier servant chez un artisan, hors des villes ou des bourgs, ne pourrait porter dans son habillement un drap de plus de 2 schellings l'aune large ». Dans la troisième année d'Edouard IV, 2 schellings contenaient, à fort peu de chose près, la même quantité d'argent que 4 schellings de notre monnaie actuelle. Or, le drap du comté d'York, qui se vend aujourd'hui 4 schellings l'aune, est probablement fort supérieur à tout ce qu'on pouvait faire alors à l'usage de la classe des plus pauvres manœuvres. Ainsi, eu égard à la qualité, le prix même pécuniaire de leur vêtement peut être regardé comme tant soit peu meilleur marché qu'il n'était dans ces anciens temps. Quant au prix réel, il est assurément de beaucoup meilleur marché. Ce qu'on appelle le prix modéré et raisonnable d'un boisseau de froment était alors de 10 deniers. Ainsi, 2 schellings étaient le prix de deux boisseaux et demi à peu près, lesquels aujourd'hui, à 3 schellings 6 deniers le boisseau, vaudraient 8 schellings 9 deniers. Il fallait donc que, pour acheter une aune de ce drap, un pauvre manœuvre renonçât au pouvoir d'acheter autant de subsistances qu'on pourrait maintenant en acheter pour 8 schellings 9 deniers. Ce statut est aussi une loi somptuaire, qui a pour objet de prévenir, chez les pauvres, toute dépense immodérée. Il faut donc que, pour l'ordinaire, leur vêtement ait été plus coûteux.

 

Par ce statut, il est défendu à la même classe du peuple de porter des bas dont le prix irait au-delà de 14 deniers la paire, valant environ 28 deniers de notre monnaie actuelle. Or, ces 14 deniers étaient alors le prix d'un boisseau et demi à peu près de froment, qui aujourd'hui, à 3 schellings 6 deniers le boisseau, coûteraient 5 schellings 3 deniers. Nous regarderions maintenant ce prix comme excessivement élevé pour une paire de bas à l'usage d'un domestique de la plus basse et de la plus pauvre classe. Il fallait pourtant alors qu'il les payât en réalité l'équivalent de ce prix.

 

 

L'art de faire les bas à l'aiguille n'était probablement connu en aucun endroit de l'Europe au temps d'Edouard IV. Ces bas étaient faits de drap ordinaire, ce qui peut avoir été une des causes de leur cherté. On dit que la reine Élisabeth est la première personne qui ait porté en Angleterre des bas tricotés ; elle les avait reçus en présent de l'ambassadeur d'Espagne.

 

Les machines que l'on employait dans les manufactures de lainages, tant pour le gros que pour le fin, étaient bien plus imparfaites dans ces anciens temps qu'elles ne le sont maintenant. Elles ont depuis acquis trois degrés principaux de perfection, sans compter vraisemblablement beaucoup de légères améliorations dont le nombre ou l'importance serait difficile à constater. Les trois améliorations capitales sont : 1° le rouet à filer, substitué au fuseau, ce qui avec le même travail, met à même de faire deux fois autant d'ouvrage ; 2° l'usage de plusieurs machines fort ingénieuses qui facilitent et abrègent, dans une proportion encore plus grande, le dévidage des laines filées ou l'arrangement convenable de la trame et de la chaîne avant qu'elles soient placées sur le métier, opération qui a dû être extrêmement lente et pénible - 3° l'usage du moulin à avant l'invention de ces machines ; foulon, pour donner du corps au drap, au lieu de fouler dans l'eau. Avant le commencement du seizième siècle, on ne connaissait en Angleterre ni, autant que je sache, en nul autre endroit de l'Europe, au nord des Alpes, aucune sorte de moulins à vent ni à eau ; ils avaient été introduits en Italie quelque temps auparavant.

 

Ces circonstances peuvent peut-être nous expliquer, à un certain point, pourquoi le prix réel de ces manufactures, tant de gros que de fin, était si haut dans ces anciens temps, en proportion de ce qu'il est aujourd'hui. Il en coûtait une bien plus grande quantité de travail pour mettre la marchandise au marché; aussi, quand elle y était venue, il fallait bien qu'elle achetât ou qu'elle obtînt en échange le prix d'une plus grande quantité de travail.

 

Il est vraisemblable qu'à cette époque les fabriques grossières étaient établies, en Angleterre, sur le même pied où elles l'ont toujours été dans les pays où les arts et les manufactures sont dans l'enfance. C'était probablement une fabrique de ménage où, dans presque chaque famille particulière, tous les différents membres de la famille exécutaient au besoin chacune des différentes parties de l'ouvrage, mais de manière qu'ils n'y travaillaient que quand ils n'avaient pas autre chose à faire, et que ce n'était pour aucun d'eux la principale occupation dont il tirât la plus grande partie de sa subsistance. Il a déjà été observé que l'ouvrage qui se fait de cette manière est tou­jours mis en vente à meilleur marché que celui qui fait le fonds unique ou principal de la subsistance de l'ouvrier. D'un autre côté, les fines fabriques n'étaient pas alors établies en Angleterre, mais dans le pays riche et commerçant de la Flandre, et vraisemblablement elles étaient alors servies, comme elles le sont aujourd'hui, par des gens qui en tiraient toute ou la principale partie de leur subsistance. C'étaient, d'ailleurs, des fabriques étrangères et assujetties à quelques droits envers le roi, au moins à l'ancien droit de tonnage et de pondage. Ce droit, il est vrai, n'était proba­blement pas très fort. La politique de l'Europe ne consistait pas alors à gêner, par de forts droits, l'importation des marchandises étrangères, mais plutôt à l'encourager, afin que les marchands se trouvassent plus en état de fournir aux grands, au meilleur compte possible, les objets de luxe et de commodité qu'ils désiraient et que l'industrie de leur propre pays ne pouvait leur fournir.

 

Ces circonstances peuvent nous expliquer peut-être, jusqu'à un certain point, pourquoi, dans ces anciens temps, le prix réel des fabriques grossières était, relative­ment à celui des fabriques fines, beaucoup plus bas qu'il ne l'est aujourd'hui.

 

 

 

 

 

Conclusion.

 

 

 

Retour à la table des matières

 

Je terminerai ce long chapitre en remarquant que toute amélioration qui se fait dans l'état de la société tend, d'une manière directe ou indirecte, à faire hausser la rente réelle de la terre, à augmenter la richesse réelle du propriétaire, c'est-à-dire, son pouvoir d'acheter le travail d'autrui ou le produit du travail d'autrui.

 

L'extension de l'amélioration des terres et de la culture y tend d'une manière directe. La part du propriétaire dans le produit augmente nécessairement à mesure que le produit augmente.

 

La hausse qui survient dans le prix réel de ces sortes de produits bruts, dont le renchérissement est d'abord l'effet de l'amélioration et de la culture et devient ensuite la cause de leurs progrès ultérieurs, la hausse, par exemple, du prix du bétail tend aussi à élever, d'une manière directe, la rente du propriétaire et dans une proportion encore plus forte. Non seulement la valeur réelle de la part du propriétaire, le pouvoir réel que cette part lui donne sur le travail d'autrui, augmentent avec la valeur réelle du produit, mais encore la proportion de cette part, relativement au produit total, aug­mente aussi avec cette valeur. Ce produit, après avoir haussé dans son prix réel, n'exige pas plus de travail, pour être recueilli, qu'il n'en exigeait auparavant. Par conséquent, il faudra une moindre portion qu'auparavant de ce produit pour suffire à remplacer le capital qui fait mouvoir ce travail, y compris les profits ordinaires de ce capital. La portion restante du produit, qui est la part du propriétaire, sera donc plus grande, relativement au tout, qu'elle ne l'était auparavant.

 

Tous les progrès, dans la puissance productive du travail, qui tendent directement à réduire le prix réel des ouvrages de manufacture, tendent indirectement à élever la rente réelle de la terre. C'est contre des produits manufacturés que le propriétaire échange cette partie de son produit brut qui excède sa consommation personnelle, ou, ce qui revient au même, le prix de cette partie. Tout ce qui réduit le prix réel de ce premier genre de produit élève le prix réel du second; une même quantité de ce pro­duit brut répond dès lors à une plus grande quantité de ce produit manufacturé, et le propriétaire se trouve à portée d'acheter une plus grande quantité des choses de com­mo­dité, d'ornement ou de luxe qu'il désire se procurer.

 

Toute augmentation dans la richesse réelle de la société, toute augmentation dans la masse de travail utile qui y est mis en couvre, tend indirectement à élever la rente réelle de la terre. Une certaine portion de ce surcroît de travail va naturellement à la terre. Il y a un plus grand nombre d'hommes et de bestiaux employés à sa culture; le produit croît à mesure que s'augmente ainsi le capital destiné à le faire naître, et la rente grossit avec le produit.

 

Les circonstances opposées, c'est-à-dire le défaut d'amélioration, la culture négli­gée, la baisse du prix réel de quelque partie du produit brut de la terre, la hausse du prix réel des manufactures, causée par le déclin de l'industrie et de l'art des fabricants, enfin, le décroissement de la richesse réelle de la société, toutes ces choses tendent, d'un autre côté, à faire baisser la rente réelle de la terre, à diminuer la richesse réelle du propriétaire, c'est-à-dire à lui retrancher de son pouvoir sur le travail d'autrui ou sur le produit de ce travail. La masse totale du produit annuel de la terre et du travail d'un pays, ou, ce qui revient au même, la somme totale du prix de ce produit annuel, se divise naturellement, comme on l'a déjà observé, en trois parties : la Rente de la terre, les Salaires du travail, les Profits des capitaux, et elle constitue un revenu à trois différentes classes du peuple : à ceux qui vivent de rentes, à ceux qui vivent de salaires, a ceux qui vivent de profits. Ces trois grandes classes sont les classes primitives et constituantes de toute société civilisée, du revenu desquelles toute autre classe tire en dernier résultat le sien.

 

Ce que nous venons de dire plus haut fait voir que l'intérêt de la première de ces trois grandes classes est étroitement et inséparablement lié à l'intérêt général de la société. Tout ce qui porte profit ou dommage à l'un de ces intérêts, en porte aussi nécessairement à l'autre. Quand la nation délibère sur quelque règlement de commer­ce ou d'administration, les propriétaires des terres ne la pourront jamais égarer, même en n'écoutant que la voix de l'intérêt particulier de leur classe, au moins si on leur suppose les plus simples connaissances sur ce qui constitue cet intérêt. A la vérité, il n'est que trop ordinaire qu'ils manquent même de ces simples connaissances. Des trois classes, c'est la seule à laquelle son revenu ne coûte ni travail ni souci, mais à laquelle il vient, pour ainsi dire, de lui-même, et sans qu'elle y apporte aucun dessein ni plan quelconque. Cette insouciance, qui est l'effet naturel d'une situation aussi tranquille et aussi commode, ne laisse que trop souvent les gens de cette classe, non seulement dans l'ignorance des conséquences que peut avoir un règlement général, mais les rend même incapables de cette application d'esprit qui est nécessaire pour comprendre et pour prévoir ces conséquences.

 

L'intérêt de la seconde classe, celle qui vit de salaires, est tout aussi étroitement lié que celui de la première à l'intérêt général de la société. On a déjà fait voir que les salaires de l'ouvrier n'étaient jamais si élevés que lorsque la demande d'ouvriers va toujours en croissant, et quand la quantité de travail mise en oeuvre augmente con­si­dé­rablement d'année en année. Quand cette richesse réelle de la société est dans un état stationnaire, les salaires de l'ouvrier sont bientôt réduits au taux purement suf­fisant pour le mettre en état d'élever des enfants et de perpétuer sa race. Quand la société vient à déchoir, ils tombent même au-dessous de ce taux. La classe des propriétaires peut gagner peut-être plus que celle-ci à la prospérité de la société; mais aucune ne souffre aussi cruellement de son déclin que la classe des ouvriers. Cepen­dant, quoique l'intérêt de l'ouvrier soit aussi étroitement lié avec celui de la société, il est incapable, ou de connaître l'intérêt général, ou d'en sentir la liaison avec le sien propre. Sa condition ne lui laisse pas le temps de prendre les informations nécessai­res; et en supposant qu'il pût se les procurer complètement, son éducation et ses habitudes sont telles, qu'il n'en serait pas moins hors d'état de bien décider. Aussi, dans les délibérations publiques, ne lui demande-t-on guère son avis, bien moins encore y a-t-on égard, si ce n'est dans quelques circonstances particulières où ses clameurs sont excitées, dirigées et soutenues par les gens qui l'emploient, et pour servir en cela leurs vues particulières plutôt que les siennes.

 

Ceux qui emploient l'ouvrier constituent la troisième classe, celle des gens qui vivent de profits. C'est le capital qu'on emploie en vue d'en retirer du profit, qui met en mouvement la plus grande partie du travail utile d'une société. Les opérations les plus importantes du travail sont réglées et dirigées d'après les plans et les spéculations de ceux qui emploient les capitaux; et le but qu'ils se proposent dans tous ces plans et ces spéculations, c'est le profit. Or, le taux des profits ne hausse point, comme la rente et les salaires, avec la prospérité de la société, et ne tombe pas, comme eux, avec sa décadence. Au contraire, ce taux est naturellement bas dans les pays riches, et élevé dans les pays pauvres; jamais il n'est aussi élevé que dans ceux qui se précipitent le plus rapidement vers leur ruine. L'intérêt de cette troisième classe n'a donc pas la même liaison que celui des deux autres avec l'intérêt général de la société. Les marchands et les maîtres manufacturiers sont, dans cette classe, les deux sortes de gens qui emploient communément les plus gros capitaux et qui, par leurs richesses, s'y attirent le plus de considération. Comme dans tout le cours de leur vie ils sont occupés de projets et de spéculations, ils ont, en général, plus de subtilité dans l'enten­dement que la majeure partie des propriétaires de la campagne. Cependant, comme leur intelligence s'exerce ordinairement plutôt sur ce qui concerne l'intérêt de la branche particulière d'affaires dont ils se mêlent, que sur ce qui touche le bien général de la société, leur avis, en le supposant donné de la meilleure foi du monde (ce qui n'est pas toujours arrivé), sera beaucoup plus sujet à l'influence du premier de ces deux intérêts, qu'à celle de l'autre. Leur supériorité sur le propriétaire de la campagne ne consiste pas tant dans une plus parfaite connaissance de l'intérêt général, que dans une connaissance de leurs propres intérêts, plus exacte que celle que celui-ci a des siens. C'est avec cette connaissance supérieure de leurs propres intérêts qu'ils ont souvent surpris sa générosité, et qu'ils l'ont induit à abandonner à la fois la défense de son propre intérêt et celle de l'intérêt public, en persuadant à sa trop crédule honnêteté que c'était leur intérêt, et non le sien, qui était le bien général.

 

Cependant, l'intérêt particulier de ceux qui exercent une branche particulière de commerce ou de manufacture est toujours, à quelques égards, différent et même contraire à celui du public. L'intérêt du marchand est toujours d'agrandir le marché et de restreindre la concurrence des vendeurs. Il peut souvent convenir assez au bien général d'agrandir le marché, mais de restreindre la concurrence des vendeurs lui est toujours contraire, et ne peut servir à rien, sinon à mettre les marchands à même de hausser leur profit au-dessus de ce qu'il serait naturellement, et de lever, pour leur propre compte, un tribut injuste sur leurs concitoyens. Toute proposition d'une loi nouvelle ou d'un règlement de commerce, qui vient de la part de cette classe de gens, doit toujours être reçue avec la plus grande défiance, et ne jamais être adoptée qu'après un long et sérieux examen, auquel il faut apporter, je ne dis pas seulement la plus scrupuleuse, mais la plus soupçonneuse attention. Cette proposition vient d'une classe de gens dont l'intérêt ne saurait jamais être exactement le même que l'intérêt de la société, qui ont, en général, intérêt à tromper le public et même à le surcharger et qui, en conséquence, ont déjà fait l'un et l'autre en beaucoup d'occasions.


 

 

prix_du_blé">TABLE DES prix DU BLÉ DE FLEETWOOD

V. chap. XI (section 2), 1re période.

V. aussi chap. V, au début

Dressé par G. GARNIER

 

Années

prix du quarter de blé
chaque année

prix moyen des prix différents de la même année

prix moyen de chaque année en monnaie actuelle

1re DIVISION DE 12 ANNÉES

 

l.

s.

d.

l.

s.

d.

l.

s.

d.

1202

-

12

-

-

-

-

-

16

-

1205

-

12

-

 

 

 

 

-

13

4

-

13

5

2

-

3

-

15

-

 

 

 

 

1223

-

12

-

-

-

-

1

16

-

1237

-

3

4

-

-

-

-

10

-

1243

-

2

-

-

-

-

-

6

-

1244

-

2

-

-

-

-

-

6

-

1246

-

16

-

-

-

-

2

8

-

1247

-

13

4

-

-

-

2

-

-

1257

1

14

-

-

-

-

3

12

-

1258

1

-

-

 

 

 

 

-

15

-

-

17

-

2

11

-

-

16

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1270

4

16

-

5

12

-

16

16

-

6

8

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

-

2

8

-

9

4

1

8

-

1286

-

16

-

 

 

 

 

TOTAL

35

9

3

 

 

 

 

prix MOYEN

2

19

1 1/4

 


 

Années

prix du quarter de blé
chaque année

prix moyen des prix différents de la même année

prix moyen de chaque année en monnaie actuelle

1Ie DIVISION DE 12 ANNÉES

 

l.

s.

d.

l.

s.

d.

l.

s.

d.

1287

-

3

4

-

-

-

-

10

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1288

-

1

8

1

3

- 1/4

-

9

-

-

1

-

-

1

4

-

1

6

-

2

8

-

2

-

-

-

4

-

-

4

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1289

-

12

-

-

10

1 1/4

1

10

4 1/4

-

6

-

-

2

-

-

10

8

1

-

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1290

-

16

-

-

-

-

2

8

-

1294

-

16

-

-

-

-

2

8

-

1302

-

4

-

-

-

-

-

12

-

1309

-

7

2

-

-

-

1

1

6

1315

1

-

-

-

-

-

3

-

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1316

1

-

-

1

10

6

4

11

6

1

10

-

1

12

-

2

-

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1317

2

4

-

1

19

6

5

18

6

-

14

-

2

13

-

4

-

-

-

6

8

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1336

-

2

-

-

-

-

-

6

-

1336

-

3

4

-

-

-

-

10

-

 

 

 

 

TOTAL

23

14

10 3/4

 

 

 

 

prix MOYEN

2

19

5 11/16

 

 


 

Années

prix du quarter de blé
chaque année

prix moyen des prix différents de la même année

prix moyen de chaque année en monnaie actuelle

1IIe DIVISION DE 12 ANNÉES

 

l.

s.

d.

l.

s.

d.

l.

s.

d.

1339

-

9

-

-

-

-

1

7

-

1349

-

2

-

-

-

-

-

5

2

1359

1

6

8

-

-

-

3

2

2

1361

-

2

-

-

-

-

-

4

8

1363

-

15

-

-

-

-

1

15

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1369

1

2

-

1

2

-

2

9

4

1

4

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1379

-

4

-

-

-

-

-

9

4

1387

-

2

-

-

-

-

-

4

8

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1390

-

13

4

-

14

5

1

13

7

-

14

-

-

16

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1401

-

16

-

-

-

-

1

17

4

 

-

4

4 3/4

 

 

 

 

 

 

 

-

3

4

-

3

10

-

8

11

1416

-

16

-

-

-

-

1

12

-

 

 

 

 

TOTAL

15

9

4

 

 

 

 

prix MOYEN

1

5

9 1/3

 


 

Années

prix du quarter de blé
chaque année

prix moyen des prix différents de la même année

prix moyen de chaque année en monnaie actuelle

1Ve DIVISION DE 12 ANNÉES

 

l.

s.

d.

l.

s.

d.

l.

s.

d.

1423

8

16

1425

4

8

1434

1

6

8

2

13

4

1435

-

5

4

-

10

8

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1439

1

-

-

1

3

4

2

6

8

1

6

8

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1440

1

4

-

-

-

-

2

8

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1444

-

4

4

-

4

2

-

8

4

-

4

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1445

-

4

6

9

1447

-

8

16

1448

-

6

8

13

4

1449

5

-

-

-

-

-

10

1451

8

-

-

16

 

 

 

 

TOTAL

15

0

4

 

 

 

 

prix MOYEN

1

5

1/3

 


 

 

Années

prix du quarter de blé
chaque année

prix moyen des prix différents de la même année

prix moyen de chaque année en monnaie actuelle

Ve DIVISION DE 12 ANNÉES

 

l.

s.

d.

l.

s.

d.

l.

s.

d.

1453

5

4

-

-

-

-

10

8

1455

1

2

2

4

1457

7

8

15

4

1459

5

10

1460

8

16

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1463

-

2

-

-

1

10

-

3

8

-

1

8

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1464

6

8

-

-

-

-

10

1486

1

4

1

17

1491

14

8

1

2

1494

4

6

1495

3

4

5

1497

1

1

11

 

 

 

 

TOTAL

8

9

-

 

 

 

 

prix MOYEN

-

14

1

 


 

 

Années

prix du quarter de blé
chaque année

prix moyen des prix différents de la même année

prix moyen de chaque année en monnaie actuelle

VIe DIVISION DE 12 ANNÉES

 

l.

s.

d.

l.

s.

d.

l.

s.

d.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1499

4

-

-

-

6

1504

5

8

-

-

-

-

8

6

1521

1

-

-

-

-

-

1

10

1551

8

12

1553

8

8

1554

8

8

1555

8

8

1556

8

8

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1557

-

4

-

-

12

7

-

12

7

-

5

-

-

8

-

2

13

4

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1558

8

8

1559

8

8

1560

8

8

 

 

 

 

TOTAL

6

5

1

 

 

 

 

prix MOYEN

-

10

5 1/2

 


 

 

Années

prix du quarter de blé
chaque année

prix moyen des prix différents de la même année

prix moyen de chaque année en monnaie actuelle

VIIe DIVISION DE 12 ANNÉES

 

l.

s.

d.

l.

s.

d.

l.

s.

d.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1561

8

8

1562

8

8

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1574

2

16

-

2

-

-

2

-

-

1

4

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1587

3

4

-

-

-

3

4

1594

2

16

-

-

-

2

16

1595

2

13

-

-

-

2

13

1596

4

-

-

-

4

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1597

5

4

-

4

12

4

12

4

-

-

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1598

2

16

8

2

16

8

1599

1

19

2

1

19

2

1600

1

17

8

1

17

8

1601

1

14

10

1

14

10

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TOTAL

28

9

4

 

 

 

 

prix MOYEN

2

7

5  1/3

 


 

prix_du_setier"> 

TABLE

Des prix du quarter de neuf boisseaux du plus beau froment ou du plus haut prix vendu au marché de Windsor, les jours de marché de Notre‑Dame (25 mars) et de la Saint‑Michel (29 septembre), depuis l'année 1595 inclusivement, jusqu'à l'année 1764 inclusivement, les prix de chaque année étant le medium entre les prix les plus hauts de ces deux jours de marché.

 

Années

prix du quarter

Années

prix du quarter

Ire DIVISION DE 26 ANNÉES
(2e période, voir plus haut)

 

 

 

 

 

l.

s.

d.

 

 

 

 

Report

28

19

16

 

l.

s.

d.

1609

2

10

1595

2

-

1610

1

15

10

1596

2

8

1611

1

18

8

1597

3

6

6

1612

2

2

4

1598

2

16

8

1613

2

8

8

1599

1

19

2

1614

2

1

8

1600

1

17

8

1615

1

18

8 1/2

1601

1

14

10

1616

2

4

4

1602

1

9

4

1617

2

8

8

1603

1

15

4

1618

2

6

8

1604

1

10

8

1619

1

13

4

160S

1

15

10

1620

1

10

4

1606

1

13

 

 

 

 

1607

2

16

8

TOTAL

54

1

6 1/2

1608

2

16

8

prix  MOYEN

2

1

7 3/17

 

 

 

 

 

 

 

 

À reporter

28

19

16

 

 

 

 

 


 

Années

prix du quarter

Années

prix du quarter

IIe DIVISION DE 26 ANNÉES
(2e période, voir plus haut)

 

 

 

 

 

l.

s.

d.

 

 

 

 

Report

19

8

4

 

l.

s.

d.

1630

2

15

8

1621

1

10

4

1631

3

8

1622

2

10

8

1632

2

13

4

1623

2

12

1633

2

18

1624

2

8

1634

2

16

1625

2

12

1635

2

16

1626

2

9

4

1636

2

16

6

1627

1

16

 

 

 

 

1628

1

8

 

 

 

 

1629

2

2

TOTAL

39

12

-

 

 

 

 

prix  MOYEN

2

9

6

À reporter

19

8

4

 

 

 

 

 


 

 

Années

prix du quarter

Années

prix du quarter

IIIe DIVISION DE 64 ANNÉES
formant les 64 dernières du XVIIe siècle (3e période, voir plus haut)

 

 

 

 

 

l.

s.

d.

 

 

 

 

Report

77

12

10

 

l.

s.

d.

 

 

 

 

1637

2

13

1670

2

1

8

1638

2

17

4

1 671

2

2

1639

2

4

10

1672

2

1

1640

2

4

8

1673

2

6

8

1641

2

8

1674

3

8

8

1642

 

 

 

1675

3

4

8

1643

 

 

 

1676

1

18

1644

 

 

 

1677

2

2

-

1645

 

 

 

1678

2

19

-

1646

2

8

1679

3

-

1647

3

13

8

1680

2

5

-

1648

4

5

1681

2

6

8

1649

4

1682

2

4

1650

3

16

3

1683

2

1651

3

13

4

1684

2

4

1652

2

9

6

1685

2

6

8

1653

1

15

6

1686

1

14

1654

1

6

1687

1

5

2

1655

1

13

4

1688

2

6

1656

2

3

1689

1

10

16S7

2

6

8

1690

1

14

8

1658

3

5

1691

1

14

1659

3

6

1

1692

2

6

8

1660

2

16

6

1693

3

7

8

1661

3

10

1694

3

4

1662

3

14

1695

2

13

1663

2

17

1696

3

11

1664

2

6

1697

3

1665

2

9

4

1698

3

8

4

1666

1

16

1699

3

4

1667

1

16

1700

2

1668

2

 

 

 

 

1669

2

4

4

TOTAL

153

-

16

 

 

 

 

prix  MOYEN

2

7

9 27/32

À reporter

77

12

10

 

 

 

 

 


 

 

Années

prix du quarter

Années

prix du quarter

IVe DIVISION DE 64 ANNÉES
contenant les 64 premières années de ce siècle

 

 

 

 

 

l.

s.

d.

 

 

 

 

Report

81

5

10

 

l.

s.

d.

 

 

 

 

1701

1

17

8

1707

1

8

6

1702

1

9

6

1708

2

1

6

1703

1

16

1709

3

18

6

1704

2

6

6

1710

3

18

1705

1

10

1711

2

14

1706

1

6

 

1712

2

6

4

1713

2

11

1740

2

10

8

1714

2

10

4

1741

2

6

8

1715

2

3

1742

1

14

1716

2

8

1743

1

4

10

1717

2

5

8

1744

1

4

10

1718

1

18

10

1745

1

7

6

1719

1

15

1746

1

19

1720

1

17

1747

1

14

10

1721

1

17

6

1748

1

17

1722

1

16

1749

1

17

1723

1

14

8

1750

1

12

6

1724

1

17

1751

1

18

6

1725

2

8

6

1752

2

1

10

1726

2

6

1753

2

4

8

1727

2

2

1754

1

14

8

1728

2

14

6

1755

1

13

10

1729

2

6

10

1756

2

5

3

1730

1

16

6

1757

3

1731

1

12

10

1758

2

10

1732

1

6

8

1759

1

19

10

1733

1

8

4

1760

1

16

6

1734

1

18

10

1761

1

10

3

1735

2

3

1762

1

19

1736

2

4

1763

2

9

1737

1

18

1764

2

6

9

1738

1

15

6

 

 

 

 

1739

1

18

6

 

 

 

 

 

 

 

 

TOTAL

129

16

6

À reporter

81

5

10

prix  MOYEN

2

-

6 13/16

 


 

 

Table séparée des 10 années

De 1731 à 1740 inclusivement
(3e période)

De 1741 à 1750 inclusivement
(3e période)

Années

prix du quarter

Années

prix du quarter

 

l.

s.

d.

 

l.

s.

d.

1731

1

12

10

1741

2

6

8

1732

1

6

8

1742

1

14

1733

1

8

4

1743

1

4

10

1734

1

18

10

1744

1

4

10

1735

2

3

1745

1

7

6

1736

2

4

1746

1

19

1737

1

18

1747

1

14

10

1738

1

15

6

1748

1

17

1739

1

18

6

1749

1

17

1740

2

10

8

1750

1

12

6

 

 

 

 

 

 

 

 

TOTAL

18

12

8

TOTAL

16

18

2

prix  MOYEN

1

17

3 1/5

prix  MOYEN

1

13

9 4/5

 


 

 

 

 

TABLEAU DU prix DU SETIER DE BLÉ

(mesure de Paris)

Pendant les XIIIe, XIVe, XVe, XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles

(Voy. Chap. V)

DIVISÉ PAR SÉRIES DE DIX EN DIX ANNÉES

Dressé par G. GARNIER

 

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

 

f.c

 

f.c

 

f.c

1202

5 08

1323

9 46

1342

7 82

1256

4 85

1327

6 05

1344

9 65

1289

5 69

1328

7 59

1345

7 10

1290

7 58

1329

6 60

1347

8 01

1294

8 80

1332

10 34

1351

12 99

1304

12 65

1333

14 44

1356

3 90

1312

10 71

1334

9 09

1359

4 07

1314

6 60

1337

7 28

1360

4 15

1316

11 22

1339

5 28

1361

13 27

1322

12 29

1341

5 13

1 65

8 94

TOTAL

85 47

TOTAL

81 26

TOTAL

79 90

prix moyen

8 55

prix moyen

8 13

prix moyen

7 99

 

f.c

 

f.c

 

f.c

1369

15 04

1406

5 85

1433

11 24

1372

5 28

1410

9 74

1435

4 34

1375

5 77

1411

6 25

1436

6 61

1376

11 12

1413

2 91

1437

32 99

1382

4 64

1426

5 61

1438

31 70

1385

4 24

1427

8 40

1440

6 93

1390

7 83

1428

3 99

1443

14 27

1397

5 15

1430

22 67

1444

6 62

1398

5 51

1431

13 24

1446

2 91

1405

7 10

1432

27 70

1447

3 48

 

 

 

 

 

 

TOTAL

71 68

TOTAL

10 636

TOTAL

121 09

prix moyen

7 17

prix moyen

10 641

prix moyen

12 11

 


 

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

 

f.c

 

f.c

 

f.c

1448

1 78

1465

2 96

1476

4 41

1449

3 81

1466

6 37

1477

4 07

1450

3 24

1467

2 30

1478

4 74

1452

2 37

1469

2 78

1481

6 09

1454

4 03

1470

1 75

1482

9 78

1457

5 86

1471

2 72

1483

9 78

1459

4 99

1472

2 47

1485

3 33

1462

3 42

1473

2 47

1486

6 50

1463

2 82

1474

4 44

1487

4 89

1464

1 48

1475

3 04

1489

3 31

 

 

 

 

 

 

TOTAL

33 80

TOTAL

31 30

TOTAL

56 93

prix moyen

8 38

prix moyen

13

prix moyen

5 69

 

f.c

 

f.c

 

f.c

1490

3 31

1511

1 96

1525

4 12

1492

3 31

1512

3 10

1526

3 72

1493

2 26

1513

4 49

1527

8 84

1498

4 41

1515

14 26

1528

8 91

1499

5 63

1517

5 56

1529

15 28

1500

2 78

1519

4 64

1530

10 51

1501

6 57

1520

5 31

1531

21 23

1508

5 63

1521

17 15

1532

16 80

1509

3 64

1522

12 35

1533

8 40

1510

1 82

1524

12 35

1534

6 43

 

 

 

 

 

 

TOTAL

39 36

TOTAL

81 17

TOTAL

104 24

prix moyen

3 94

prix moyen

8 12

prix moyen

10 42

 

f.c

 

f.c

 

f.c

153S

8 61

1546

10 37

1560

12 96

1536

12 35

1547

8 15

1561

15 56

1538

11 11

1548

8 71

1562

20 89

1539

15 48

1553

12 67

1563

27 89

1540

7 09

1554

Il 52

1564

12 33

1541

7 35

1555

11 74

1565

20 05

1542

9 06

1556

19 88

1567

27 65

1543

10 08

1557

19 59

1568

19 42

1544

11 52

1558

10 66

1569

17 07

1545

11 24

1559

13 54

1570

14 38

TOTAL

103 89

TOTAL

125 83

TOTAL

188 20

prix moyen

12 58

prix moyen

12 58

prix moyen

18 82

 

 

 

 

 

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

 

f.c

 

f.c

 

f.c

1571

21 41

1581

14 04

1596

46 46

1572

24 52

1582

19 70

1597

42 03

1573

46 62

1583

19 92

1598

36 50

1574

44 25

1584

22 39

1599

19 44

1575

16 36

1585

21 65

1600

18 80

1576

20 21

1589

16 46

1601

18 19

1577

13 37

1590

31 44

1602

14 26

1578

14 40

1591

79 89

1603

19 86

1579

15 38

1592

47 41

1604

16 93

1580

15 43

1595

63 21

1605

14 54

TOTAL

231 95

TOTAL

336 11

TOTAL

247 01

prix moyen

23 20

prix moyen

33 61

prix moyen

24 70

 

f.c

 

f.c

 

f.c

1606

16 41

1616

15 74

1626

37 33

1607

16 53

1617

17 33

1627

29 46

1608

25 60

1618

32 09

1628

22 ‑

1609

22 40

1619

19 73

1629

20 ‑

1610

16 78

1620

14 67

1630

23 73

1611

16 93

1621

19 02

1631

44 05

1612

17 20

1622

25 06

1632

34 13

1613

15 44

1623

24 11

1633

24 54

1614

17 61

1624

18 93

1634

20 56

1615

15 35

1625

20 96

1635

22 06

TOTAL

180 25

TOTAL

207 64

TOTAL

277 86

prix moyen

18 03

prix moyen

20 76

prix moyen

27 79

 

f.c

 

f.c

 

f.c

1636

23 04

1646

17 56

1656

19 96

1637

21 93

1647

23 79

1657

19 14

1638

20 74

1648

28 49

1658

24 35

1639

17 99

1649

35 47

1659

28 57

1640

18 61

1650

49 77

1660

32 65

1641

22 14

1651

48 14

1661

49 82

1642

22 44

1652

46 73

1662

62 78

1643

33 57

1653

25 05

1663

38 70

1644

32 93

1654

23 65

1664

32 09

1645

21 05

1655

20 55

166

25 90

TOTAL

23 444

TOTAL

319 20

TOTAL

333 96

prix moyen

23 44

prix moyen

31 92

prix moyen

33 40

 


 

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

 

f.c

 

f.c

 

f.c

1666

24 31

1676

19 13

1686

19 ‑

1667

16 89

1677

21 81

1687

19 99

1668

14 92

1678

27 16

1688

13 16

1669

15 23

1679

30 83

1689

13 19

1670

15 82

1680

23 79

1690

15 51

1671

17 59

1681

25 33

1691

16 37

1672

18 30

1682

24 21

1692

21 14

1673

14 76

1683

21 25

1693

45 33

1674

17 74

1684

26 86

1694

60 99

1675

26 89

1685

30 12

1695

22 23

TOTAL

182 45

TOTAL

250 50

TOTAL

246 91

prix moyen

18 25

prix moyen

25 05

prix moyen

24 69

 

f.c

 

f.c

 

f.c

1696

22 88

1706

12 30

1716

15 37

1697

26 77

1707

10 86

1717

12 33

1698

33 52

1708

14 86

1718

8 89

1699

41 87

1709

55 ‑

1719

12 79

1700

38 62

1710

50 ‑

1720

16 25

1701

26 54

1711

21 51

1721

11 61

1702

18 52

1712

25 74

1722

12 69

1703

17 44

1713

35 27

1723

18 56

1704

15 74

1714

40 62

1724

25 58

1705

14 81

1715

24 36

1725

36 ‑

TOTAL

226 71

TOTAL

290 52

TOTAL

170 07

prix moyen

25 67

prix moyen

29 05

prix moyen

17 01

 

f.c

 

f.c

 

f.c

1726

26 22

1736

12 89

1746

14 69

1727

18 82

1737

14 52

1747

15 33

1728

12 67

1738

18 52

1748

19 51

1729

16 89

1739

22 67

1749

18 40

1730

15 18

1740

27 26

1750

17 78

1731

18 91

1741

37 63

1751

19 44

1732

13 26

1742

20 84

1752

24 44

1733

10 22

1743

11 59

1753

19 94

1734

10 89

1744

10 93

1754

19 01

1735

11 19

1745

11 19

1755

14 63

TOTAL

254 55

TOTAL

188 04

TOTAL

183 17

prix moyen

15 46

prix moyen

18 80

prix moyen

18 32

 


 

 

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

Années

prix évalué
en monnaie actuelle

 

f.c

 

f.c

 

f.c

1756

51 99

1766

20 15

1776

24 59

1757

21 73

1767

21 78

1777

22 91

1758

18 64

1768

32 30

1778

22 17

1759

19 75

1769

32 ‑

1779

20 15

1760

19 57

1770

28 69

1780

18 93

1761

15 70

1771

33 05

1781

30 49

1762

15 86

1772

27 85

1782

19 75

1763

15 68

1773

29 14

1783

19 85

1764

15 36

1774

26 27

1784

26 17

1765

18 07

1775

29 14

1785

24 59

TOTAL

176 35

TOTAL

280 46

TOTAL

219  60

prix moyen

17 64

prix moyen

28 05

prix moyen

21 96

 

 

 

f.c

 

 

 

Année

1786

20 35

 

 

 

-

1787

21 88

 

 

 

-

1788

23 70

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TOTAL

 

65 93

 

 

 

prix moyen

 

21 97

 

 

 

 



[1]      Pline, Histoire naturelle, livre XXXIII, chap. III.

[2]      Pline, livre XXXIII, chap. III.

[3]      Voyez son Projet sur les moyens de faire subsister les pauvres, dans R. Burn, History of the Poor Laws, Londres, 1764.

[4]      Voir J.-B. Denisart, Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence actuelle, Paris, 1771. Art. Taux des terres, t. III, p. 18.

[5]      Voyez sa 21e Idylle.

[6]      Voyez T. Madox, p. 26, etc.

[7]      Voyez le Statut des ouvriers, vingt-cinquième année d'Édouard III.

[8]      Voyages d'un Philosophe, ou observations sur les mœurs et les arts des peuples de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique, 1768.

[9]      Douglas's Summary, vol. II, pp. 372, 373.

[10]    Voyez sa préface au Recueil des Chartes d'Écosse, d'Anderson. [James Anderson, Selutus diplomatum et numismatum scotiae thesaurus, Édimbourg, 1739.]

[11]    Voir Essay on the Silver Coin, M. Lowndes, p. 68.

[12]    Voyez Tracts on the Corn Trade, 3e partie.

[13]    Solorzano, vol. Il. [De Indiarum jure, Madrid, 1777.]

[14]    Post-scriptum du Négociant universel, p. 15 et 16. Ce post-scriptum n'a été imprimé qu'en 1756, trois ans après la publication de l'ouvrage, qui n'a jamais eu de seconde édition. Ainsi, il y a peu d'exemplaires où se trouve ce post-scriptum, qui contient la correction de quelques erreurs du texte.

[15]    Voir la Préface de Ruddiman à l'ouvrage de James Anderson, Diplomata, etc.

[16]    Histoire naturelle, liv. X, chap. XXIX.

[17]    Ibid., liv. IX, chap. XVII.

[18]    Voyage de Kalm, vol. I, pp. 313 et 344.

[19]    Voir John Smith, Memoirs of wool, Londres, 1747.